
Au furplus , eft-on par-tout le maître dé choifir ?
la nature n’auroit-elle pas déterminé la forme qui
convient à chaque pays ? J ’ai dit qu’elle n’avoit
deftiné aucun climat au defpotifme, parce que
je crois que tous les hommes ont reçu d’elle un
droit égal à la liberté 5 & je ne crois pas être
contraire à moi - même , en difant qu’il y a des
pays deftinés par la nature au gouvernement d’un
feul 3 & d’autres qu’elle a faits pour le gouvernement
de plufieurs j car je fuppofe toujours que
dans tout gouvernement l’homme ne doit perdre
de fa liberté que ce qui eft néceflaire au maintien
de la fociété î que tout gouvernement qui pafle
cette borne eft tyrannique, en ce qu’elle eft contraire
à la loi naturelle.
Un peuple qui n’ a pas la foif des conquêtes,
qui eft à l'abri des invafîons s qui eft d’un accès
difficile y qui eft .entouré de mers ou de montagnes
, & qui n’a qu’une petite furfàce à défendre,
peut & doit être gouverné par plufieurs; il doit
s’éloigner le moins qu’il eft poflîble de la démocratie.
Il ne faut pas que fa conftitution &
fon exiftence dépendent de l’ambition de fes
chefs.
Un peuple qui occupe un vafte territoire 3
ouvert de plufieurs côtés ; q u i, pour n’être pas
attaqué, a befoin d’être toujours armé;qui, pour
repoufler des attaques imprévues, a befoin de
porter promptement des forces confidérables à
de grandes diftances ; un tel peuple ne peut être
bien gouverné que par un feul. Activité, fecret
& force dans l’exécution ; voilà le grand avantage
des monarchies fur les républiques.
La France n’a d’autre barrière qui la défende
du ‘côté de l’Allemagne, que des places fortes
& des foldats. Peut- être n’a t-on pas aflez réfléchi
à cette circonftance. N e feroit-ce pas une indication
de la forme du gouvernement que la nature
nous deftinoit ?
Voilà , fi je ne me trompe, l’hiftoire de la formation
des fociétés, & les véritables fondemens
de l’aurorité des rois. Mais ce droit de gouverner
les autres hommes,. impofe aafîi des devoirs à
ceux qui gouvernent. Toute fociété dans laquelle:
l’ un des affociés ne feroit aucune mife, & dont
il tirerait tout le profit, feroit évidemment une
fociété léonine. Une telle fociété ne peut pas
Tubfifter entre des hommes ; elle'feroit nulle, même
pour ceux qui s’y feroient fournis ; elle le feroit âj
plus forte raifon pour ceux qui leur fuccèdent.
Un roi, celui que j’appelle abfolu, c’eft-à-
dire celui dont aucune convention n’a limité le
pouvoir, n’eft jamais que l’adminiftrateur de la
chofe. publique , le dépofitaire des forces réunies
de la fociété. 11 ne peut difpofer de ces forces
que pour l’avantage de -la fociété qui les lui a
confiées ; il ne peut vouloir que ce que la fociété i
voudroit elle-même ; il ne peut avoir de droit fur
les individus qui compofént la fociété , que ceux
que la fociété a pu lui tranfmettre , ceux qu’elle
avoit elle même. O r , les droits de la fociété fur
les individus qui la compofent, ont des limites
qu’ il eft impoffible de franchir, fans violer les
loix de la nature.
Les hommes ne fe font mis en fociété que pour
procurer leur avantage & leur sûreté parla réunion
de leurs forces;
La fociété n’ a de droit que ceux que les individus
qui la compofent ont pu & voulu lui tranfmettre.
Ils n’ont pu lui tranfmettre des droits qu’ ils
n’avoient pas.
Et chacun d’eux n’a voulu lui tranfmettre que
la plus petite portion poflible de fes droits , la
feule portion dont le facrifice étoit néceflaire
pour aifurer à chacun la jouiflance de fes autres
droits.
Ainfi, le roi le plus abfolu ne peut pas tourner
contre la fociété, les forces que la fociété lui
a confiées.
Il peut, pour l’avantage de la fociété , tout ce
que la fociété pourroit elle-même ; il ne peut rien
contre les intérêts de la fociété.
Il ne peut fur chaque individu, que ce que chaque
individu aurait pu fur lui-même ou fur les autres
dans l’état de nature.
Il ne peut fur eux que ce qui eft abfolumènt
néceflaire pour le maintien de-la fociété.
Voilà les bornes que la nature a mifes à l’autorité
des rois , indépendamment de toute convention.
Une nation peut bien, par des conventions
particulières , circonfcrire l’autorité de fes
rois dans un cercle plus étroit 5 mais , tout paéte
qui franchirait les limites que la nature a pofées ,
feroit nul.
J’ai parlé de la puiflance des pères fur leurs
enfans , des maris fur leurs femmes. Quelques
publiciftes ont comparé les nations aux familles ;
ont fait dériver l’autorité royale du pouvoir paternel.
Et comme , chez plufieurs peuples de l’antiquité
, les pères & les maris avoient une puif-
fance illimitée, le droit de vie m de mort fur leurs
femmes & fur leurs enfans, il faut bien fe garder
de confondre les loix civiles de ces peuples, avec
la loi naturelle, & le gouvernement domeftique
avec celui des nations. Combien de tyrans qui
n’ont jamais connu les devoirs des pères, qui lie
peuvent pas même avoir pour des fujets qu’ils
n’ont jamais vus, la tendrefle qu’ un père a pour
fes enfans, fe hâteraient de rapporter à cette
origine les droits desfouverains, & s’intituleroienr,
de par la nature, arbitres de la vie 8: de la mort de
leurs fujets ?
Le gouvernement des familles , qui étoit 1 ouvrage
de la nature , a bien dû donner lYdee des
affociations qui ont formé les nations. ; il a bien
pu fervir dé modèle au gouvernement que ces
nations ont adopté ; mais M. de Montefquieu
obferve très-bien que « l ’exemple du pouvoir pa-
a» ternel ne prouve rien car fi le pouvoir du
» père a du rapport au gouvernement d’ un feul,
33 après la moit du père le pouvoir des treres jd ou
>3 après la mort des frères , celui des coufins-
33 germains, ont du rapport au gouvernement de
33 plufieurs ( i) . »
Le plus parfait de tous les gouvernemens feroit
fans doute celui où le monarque auroit les
fentimens, & remplirait envers fes fujets les devoirs
d’un père envers fes enfans. Le ciel donne
rarement de tels rois à la terre , & c’eft parce
qu’ils font rares, qu'il eft bon de connoître les
bornes de leur puiflance & la nature de leurs
devoirs. Celui qui permet à un jurifconfulte de
dépofer ces grandes vérités dans un livre deftiné
à l’inftruélion publique, à coup sûr n’aura
jamais befoin qu’on les lui rappelle ; mais elles
pourront encore être utiles aux races futures ; &
je ne connois pas de meilleur moment pour les
d ire, que celui où l’on peut préfenter le modèle
à côté du précepte.
Céfardit (2 )que les Gaulois avoient la puiflance
de vie Sc de mort fur leurs femmes & fur leurs
enfans.
A Rome , les femmes étoient fous la puiflance
de leurs maris ; les filles & les veuves fous la
tutelle de leurs parens (3 ) , & les pères avoient
fur leurs enfans le droit de vie & de mort ; il
leur étoit auffi permis de les vendre (4).
C ’étoit une bonne loi fans doute, que celle
qui mettoit les femmes fous la tutelle perpétuelle
de leurs maris où de leurs parens. Cicéron a
très-bien faifi le motif de cette loi : mulieres omnes
ob infirmitatem cotifilii , majores in tuiorum poteftate
tjfe voluerunt. Et quoique M.-de Montefquieu dife
que cela étoit bon dans une république , & n’étoit
point néceflaire dans une monarchie ; comme je
crois que par tout la nature eft la même , que dans
les monarchies la femme eft foible au phyfique
& au moral comme dans les républiques , que
par-tout il faut que le fexe foible foit protégé &
dirigé par le fexe qui lui eft fupérieur en force;
j’efpère que l’on fera revivre cette ancienne loi ; fl
nous avons jamais un Lhôpital qui ait le courage
de régénérer la France par un bon fyftême de
législation.
Mais parce que la femme eft foible & légère,
parce que l ’enfant a beloin de défenfeur, parce
que la jeunefle a befoin de confeil & de guide ,
s’enfuit-il qu’ il faille donner au père & au mari le
droit de tuer ces êtres foibles ? C e n’ eft pas-là le
voeu de la nature : la force ne donne point le droit
d’opprimer, elle ne fait qu’impofer le devoir de
protéger. Voilà le devoir des rois , s’ils veulent
être pères.
Un trait d’hiftoire que je trouve dans la Genèfe ,
fait naître une grande queftion ; i l faut tâcher de la
réfoudre.
Jofeph explique le fameux fonge de Pharaon ; il
prévoit que fept années d’abondance vont être fdi-
vies de fept années de ftérilité. Pharaon le fait foh
premier miniftre.
Le nouveau miniftre fait apporter dans les greniers
du roi la cinquième partie de tous les grains qui fe
recueillent dans l’Egypte pendant les fept premières
années. Le texte ne dit pas s’il en payoit
le prix aux cultivateurs ; mais les commentaires
donnent à entendre qu’ il faifoit cette levée fans
payer ; & l’hiftorien Jofephe va même plus loin 5
ca r , s’il faut l’en croire, on ne laifloit aux laboureurs
que ce qu’ il Falloir pour vivre & pour femer;
on emportoit tout le relie , fans leur dire pourquoi
on s’approprioit leurs denrées.
Les fept années de ftérilité arrivent : la famine
défoie toute la terre. On vient de toutes
parts acheter du bled aux greniers du roi d’Egypte ;
& Jofeph en vend à tous venans, Egyptiens de
étrangers.
Dès la première année, tout l’argent des Egyptiens
étoit dans les coffres du roi , ils mouraient
tous de faim faute d’ argent: ils vendent leurs troupeaux
au roi pour avoir du pain. Cette reflburce
eft bientôt épuifée ; ils reviennent à Jofeph , & lui
difent : « Nous n’avons plus ni argent ni troupeaux ;
33 pourquoi mourrons-nous de Faim en votre pré-
33 fence ? Achetez nos terres & nous-mêmes ; faites-
» nous vivre ; donnez - nous du bled pour enfe-
»3 mencer les terres : nous ferons les efclaves du
33 roi ,* nous, nos terres, nos femmes & nos enfans
>3 appartiendrons au roi. » Jofeph leur donne du
bled à ces conditions.ec Maintenant, leur dit-il,
» que vos terres & vos perfonnes même appar-
33 tiennent au roi, reprenez vos terres ; mais vous
33 n’ en aurez que l’ufufruit : voilà des femences,
33 femez & cultivez vos champs ; vous donnerez
( 1 ) Efpcit des l o i x , liv . i , chap.
( i ) Commentaires d e la guerre des Gaules y liv*
<}) Cicéron , pro Murenâ.
(4) Loix des douze tab le s , *7,