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Peut-être n’y a-1-il point de contrée fur la terre
où les fruits foient en aiiffi grande abondance ,
auffi variés , auffi fains , que dans cette terre déli-
cieufe. Elle en a qui lui font particuliers } & ceux
qui lui font communs avec d’autres climats * ont
un parfum , une faveur qn’on ne leur trouve point
ailleurs.
La terre toujours chargée de fes tréfors fans
ceffe renaiffans , couvre encore fous une légère
fuperficie, des mines d’or , de cuivre , d aiman ,
de fer , de plomb & de câlin , cet étain fi recherché
dans toute l’Afie.
Gouvernement,
Le defpotifme le plus affreux rend inutile tant
d’avantages. Un prince corrompu par fa pui,fiance
même , opprime du fond de fon ferrai! par fes
caprices , ou laiffe opprimer, par fon indolence: ,
les peuples qui lui font fournis. A Siam , il n’y
a que des efclaves & point de fujets. Les hommes
y font divifés en trois claffes. Ceux de la première
compofent la garde du monarqué, cultivent
fes terres, travaillent aux ateliers de fon palais.'
La fécondé ëft deftinée aux travaux publies , à la
défenfe de l’Etat. Les derniers fervent les magif-
trats , les miniftres,. les premiers officiers du
royaume. Jamais un Siamois n’eft élevé à un emploi
diftingué, qu’on ne lui donne un certain nombre
de gens de corvée. Ainfi les, gages des. grandes,
places font bien payés à la cour de Siam, parce
que ce n’eft pas en argent, mais en hommes, qui
ne coûtent rien au prince. Ces malheureux font
inferits dès l’âge de feize ans dans des regiftres.
A la première fommation, chacun doit fe rendre
au pofte qui lui eft affigné, fous peine d’être mis
aux fers , ou condamné à la baftonnade.
Dans un pays où les hommes doivent fix mois de
leurtravail au gouvernement fans être payés ni nourris,
& travaillent les autres fix mois pour gagner de
quoi vivre toute l’année j. dans un tel pays, la
tyrannie doit s’étendre des perfonnes aux terres.
11 n’y a point de propriété. Les fruits délicieux,
qui font la richefle des jardins du monarque &
des grands, ne croiffent pas impunément chez les
particuliers. Si les foldats envoyés pour la vifite
des vergers, y trouvent quelque arbre dont les
produdions foient précieufes , ils ne manquent
jamais de le marquer pour la table du defpote ou
de fes miniftres. Le propriétaire en devient le gardien
}. & 'quand le tems de cueillir les fruits eft
arrivé , il en eft refponfable » fous des peines ou
destraitemens févères.
C ’ eft peu que les hommes y foient efclaves de
l’homme , ils le font même des bêtes. Le roi dê
Siam entretient un grand nombre d’éléphans. Ceux
de fon palais font traités avec des honneurs 2c
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des foins extraordinaires. Les moins diftingués
ont quinze efclaves à leur fervice , continuellement
occupés à leur couper de l’herbe , des bananes
, des cannes à fucre. Ces animaux qui ne
font d’aucune utilité réelle, flattent tellement l’orgueil
du prince, qu’il mefure plutôt fa puiffance
fur leur nombre, que fur celui de fes provinces.
Sous prétexte de les bien nourrir, leurs conducteurs
les font entrer dans les terres &: dans les
i jardins pour les dévaluer , à moins qu’on ne fe.
rédime de cette vexation par des préfens continuels.
Perfonne n’oferoit fermer fon champ aux
éléphans du r o i , dont plufieurS' font décorés de
: titres honorables 8e élevés aux premières dignités
de l’Etat.
Tant d’efpèces de tyrannie font que les Sia-*
mois déteftent leur patrie, quoiqu’ils la regardent
comme le meilleur pays de la terre : la plupart fe
dérobent à l’opprèflion en fuyant dans les forêts,
où ils mènent une vie fauvage , cent fois préférable
à celle des fociétés corrompues par le def-
potifme. Cette défertion eft devenue fi confidé-
rable , que depuis le port de Mergui j.ufqu’à
Juthia , capitale de l’empire , on marçhe huit
jours entiers fans trouver la moindre population ,
dans des plaines immenfes, bien arrofées , donc
le fol eft excellent, & où l’on découvre les traces
d’une ancienne culture. C e beau pays eft abandonné
aux tigres.
Commerce.
On y voyoit autrefois des hommes. Indépendamment
des naturels du pays , il étoit couvert
de colonies qu’y avoient fucceffivement formées:
toutes les nations fituées à l’eft de l’Afie. C e t
empreffement tiroit fon origine du commerce
immenfe qui s’y faifoit. Tous les hiftoriens attellent
qu’au commencement du feizièrrie fiècle ,
;il arrivoit tous les ans un très-grand nombre de vaif-
'feaux dans fes rades. La tyrannie qui commença
peu de tems après, annéantit fucceffivement les
mines, les manufactures, l’agriculture. Avec elles
difparurent les négocians étrangers , les nationaux
même. L’Etat tomba' dans la confufion &
dans la langueur qui en eft la fuite. Les vailfeaux
françois, que la compagnie des Indes y envoya ,
le trouvèrent parvenu à ce point de dégradation.
Il étoit en général pauvre , fans arts , fournis à.
un defpote , qui voulant faire le commerce de fes
Etats 3 ne pouvoit que l’ anéantir. Le peu d’orne-
mens 8c de marchandifes du luxe, qui fe confu-
moient à la..cour 8c chez lès grands, étoient
tirés du Japon. Les Siamois avoient un refpeéi
extrême pour les Japonais , un goût exclufif pour
leurs ouvrages.
11 étoit difficile de faire changer cette opinion *
8c il le falloit cependant pou* donner queiqtië
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débit aux productions de l ’induftrie Fratnçoife. Si
quelque chofe pouvoit amener le changement,
c ’étoit la religion chrétienne que les prêtres des
miffions étrangères avoient annoncée avec fuccès:
mais les jéfuites trop livrés à Phaülcon qui de-
venoit odieux, 8c abufant de leur faveur à la
c o u r , fe firent haïr , 8c cette haine retomba fur
leur religion. Des églifes furent bâties avant qu’ il
y eût des chrétiens* On fonda des maifons reli-
gieufès , 8c on révolta ainfi le peuple 8c les Ta-
Japoins. C e font des moines, les uns folitaires,
les autres intriguans.
S’il «’étoit pas poffible de porter des marchandifes
à Siam, on pouvoit travailler à en infpirer
peu-à-peu le goû t, préparer un grand commerce
dans le pays même, 8c fe fervir de celui qu’on
trouvoit en ce moment, pour ouvrir des liaifons
avec tout l’Orient. La fituation du royaume entre
deux golfes, où il occupe cent foixante lieues de
cotes fur l’un, 8c environ deux cents fur l’autre-,
auroit ouvert la navigation de toutes les mers de
partie de l’univers. La fortereffe de Bankok,
bâtie à l’embouchure du Menan , qu’on avoit re-
mife aux François , étoit un excellent entrepôt
pour toutes les opérations qu’on auroit Voulu
f l jS j à la C h in e , aux Philippines, dans tour l ’eft
l’Inde. Le port de Mergui, le principal de
I Etat, 8c Tun des meilleurs d’A fie , qu’on leur
avoit cédé , leur donnoit de grandes facilités pour
«a côte de Coromandel, fur tout pour le Bengale.
II leur affuroit une communication avantageufe
avec les royaumes de Pegu , d’Ava , d’Aracan ,
dp Lagos , pays plus barbares ençore que Siam 3
mais.ôù Pon trouvé les plus beaux rubis de la
terre , 8c de la poudre d’or. Tous ces Etats o f
fren t, de même que Siam, l’arbre d’où découle
cette gomme précieufe avec laquelle les Chinois
8c les Japonois compofent leur vernis, 8c quiconque
poffédera le commerce de cette denrée ,
en fera un très-lucratif à la Chine 8c au Japon.
Outre l’avantage de trouver de bons établiffe-
mens tout formés , qui ne coûtoient rien à la
compagnie , 8c qui pouvoient mettre dans fes
mains une grande partie du commerce de l’Orient,
elle auroit pu tirer de Siam pour l’Europe de
l ’ivoire, du bois de teinture, femblable à celui
qu’on coupe à la bâie de Campêche , beaucoup
de café , cette quantité de peaux de buffle 8c de
daim qu’y alloient chercher autrefois les Hollan-
dois. On auroit pu y cultiver le poivre , 8c peut-
être d’autres épiceries qu’on n’y recueilloit point,
parce qu’on en ignoroit la culture , 8c que le malheureux
habitant de Siam , indifférent à tou t, ne
réuffiffoit à rien.
Les François ne s’occupèrent point de ces objets;.
Les faéleurs de la compagnie ; les officiers ,
les troupes, les jéfuites «’entendaient rien au com-
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mer ce : ils ne forgeaient qu’aux converfions , 8c
à fe rendre les maîtres. Enfin , après avoir mal
fecouru Phaülcon au moment où il vouloit exécuter
fes defîeins, ils furent entraînés dans fa
chute, 8c les fortereffes de Mergui 8c de Bankok,
défendues par des garnifons françoifes, furent re-
prifes par le plus Tâche de tous les peuples*
Nous avons parlé à l’article C oçhinchine
des liaifons que forma la compagnie frânçoife
avefc la Turquie 8c la Cochinchine , pendant le
tems qu’elle- fut établie à Siam. Voye£ cet article.
Le commerce des HoIlandoisàSwm fut d’abord
affez considérable. Un defpote qui opprimoit ce
malheureux pays , ayant* vers l’an 1660,, manqué
d’égard pour la compagnie, elle l’en punit,
en abandonnant les comptoirs qu’elle avoit placés
fur fon territoire, commé fi c’eût été un bienfait
qu’elle rétiroit. Ces républicains, qui affec-
toient un air de grandeur , vouloient alors qu’on
regardât leur préfence comme une faveur, comme
une sûreté , comme une gloire. Us avoient fi bien
réuffi à établir ce firigulïer préjugé , que pour
les rappelîer, il fallut leur envoyer une ambaffiade.
éclatante, qtii demanda pardon pour le pafie,
qui donna les plus fortes aflurancés pour l’avenir.
Ces déférences eurent cependant un terme , &
ce fut le pavillon des autres puiffances qui l’amena
très-rapidement. Les affaires de la compagnie holL
ïSiam ont toujours été en déclinant. Comme elle
n’y a point' de fo r t , elle n’a pas été: en état de
foutenir le privilège exclufif qui- lui avoit été a c cordé.
,Le r o i, malgré les préferis qu’il exige ,
livre des marchandifes aux navigateurs de toutes
les nations , & en reçoit d’eux à des conditions
qui lui font avantageufes. Seulement on les oblige
de s’arrêter à l ’embouchure, du Menan y au lieu
que les Hollandois remontent ce fleuvé -jufqu’à la
capitale dé l’empire* où ilsionttoujours un agent.
Cette prérogative ne donne pas unè^-rande afiti-
viré à leurs affaires. Ils n’en voient'' plus- q ;f un
vaiffeau chargé de chevaux de Java, de fucre ,
d’épiceries & de toiles. Ils en tirent de l’étain à
foixante-dix-fept livres le cent * de la gomme-
laque à dnquante-fept livres quatre fols; quelques
dents d’éléphant, à trois livres douze fols la liv .;
& de tems en tems un peu de poudre d’or. On
peut affurer qu’ils tiennent uniquement à cette
liaifon par le bois de fapan , qu’oft ne leur vend
que cinq livres dix fols-le cen t, Ôc qui leur eft
néceffaire pour rarrimage de leurs:vaiffeaüx. Sans
ce befoin , ils auroientrenonçé depuis long-tems à
un commerce dont les frais excèdent les bénéfices,
parce que le ro i, feul négociant dans fon royaume ^
met les marchandifes qu’on lui porte à un très-
bas prix.
C e i