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jurifuiécions territoriales doivent leur origine
aux ioix féodales. Les plus hautes jurifdiaions
civiles & criminelles , le pouvoir de lever des
troupes 8c débattre monnoie, celui-meme de
taire des ftatuts pour le gouvernement de fes
vaffaux , étoient des droits poffédés allodkle-
ment parles grands propriétaires plufieurs fiècles
avant que l'Europe connût le nom des loix féodales.
L'autorité des lords Taxons en Angleterre
paroît avoir été aufïi grande avant la conquête
que celle des lords normands le fut après. Or
on fuppofe que les loix féodales ne devinrent
la loi commune d'Angleterre qu’après la conquête.
Que l'autorité & les jurildiâions les plus
étendues ayent été poffédées en Francè par les
grands feigneurs , long-tems avant que les loix
féodales y fuffent introduites , c'eft un fait qui
ne fouffre pas de doute. Cette autorité & ces
prifdi&ions découloient de l'état de propriété
& des moeurs dont je viens de parler. Sans remonter
aux anciens te ms des monarchies de
France ou d'Angleterre , nous pouvons trouver
à des époques bien poftérieures diverfes preuves
que de pareils effets ont toujours de pareilles
eaufes. 11 n’y a pas plus de quarante ans que
M. Cameron de Lochiel, gentilhomme de Lo-
chabar en E coffe, exerçoit la jurifdi&ion criminelle
fur tous fes gens , fans aucune million
légale. Bien loin d'être ce qu'on appelle en Angleterre
Lord de Régalité, il n'étoit.pas feulement le
tenancier en chef : il n'étoit que ^le vafTal du
duc d'Argyle , & n'avoit pas même la qualité
de juge de paix. On dit qu'il jugeoit très-
équitablement , quoique fans aucune formalité
de juftice, & il eft probable que l'état où cette
partie du pays fe trouvoit alors y le mit dans la
néceffité de préndre cette autorité pour le
maintien de la tranquillité publique. Son revenu
ne paffa jamais cinq cents livres fterlings
par an , & il entraîna, en 1745 » huit cents
de fes vaffaux dans la rébellion»
Bien loin d’étendre Tautorîté des grands feigneurs
allodiaux , l’introdu&ion de la loi féodale
entreprit plutôt de la modérer. Elle ^ établit une
fubordination régulière , accompagnée d'une longue
chaîne de fervices & de devoirs depuis le
lo i jufqu'au moindre propriétaire. Durant la
minorité du propriétaire, la rente, auffi-bien
que l'admiriifhation de fes terres tomba entre
les mains de fon fupérieur immédiat, & par
conféqueut celles des grands propriétaires entre
fcs mains du ro i, qui fut chargé de l'entretien
& de l'éducation des pupilles, & q u i, en vertu
de fon autorité de tuteur , fut cenfé avoir le
droit de les marier, pourvu que ce fût d’une
manière convenable à leur rang. Mais quoique
cette inftitution tendit à fortifier l'autorité du
lo i & à affoiblir celle des grands propriétaires,
elle ne put le faire au point d'établir l'ordre &
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le bon gouvernement parmi les habîtans de fa
campagne , parce qu’elle ne fut pas capable de
changer l’état .de la propriété & les moeurs, d'où
naiffoit le défordre. L'autorité du gouvernement
continua d’être , comme auparavant, trop foible
dans le chef & trop forte dans les membres ,
& ta trop grande force des membres étoit la
caufe de la foibleffe du chef. Le roi ne fut
pas plus en état de contenir la violence des
grands feigneurs. lis continuèrent de fe faire ,
la guerre entr'eux , & fouvent de la faire au
roi} & la campagne ouvertene ceffa pas d'être
un théâtre de violence » de rapine & de défordre.
Mais îebon ordre que la violence des inftitutions '
féodales ne put jamais effectuer , s'introduit par
l’opération lente & infenlïble du commerce
étranger & des manufactures , qui | peu-à-peu ,
fournirent aux grands propriétaires de quoi
échanger le furplus des productions de leurs
terres contre des chofes qu'ils pouvoient con-
fommer eux-mêmes , fans les partager avec leurs
tenanciers & leurs penfionnaires. Tout pour
nous , rien pour les autres, femble avoit^ été
dans chaque fiècle la vile maxime des maîtres
du genre humain. Dès qu'ils trouvèrent le:
moyen de confommer eux-mêmes la valeur de-
leurs rentes, ils ne, voulurent plus en faire
part à perfonne. Pour une paire de boucles de
diamans , par exemple, ou pour une chofe aufli
inutile & aufli frivole , ils échangeoient peut-être-
la fubfiftance, o u , ce qui revient au même ,
le prix de la fubfiftance annuelle d'un millier
d’hommes , & en même tems tout le poids 8c
l'autorité qu'ils leur donnaient..
Dans un pays qui n'a ni commerce étranger ,
ni belles manufactures , un homme de dix mille:
livres fterlings de rente ne peur guère employer
fon revenu autrement qu'à faire fubfifter peut-
être mille familles, qui toutes fontnéceffairement à
fes ordres. Dans l'état préfent de l'Europe, m
peut dépenfer, & en général il dépenfe fon
! revenu, de maniéré qu'il n'entretient & ne nourrit,
i pas directement foixanteperfonnes, 8c qu'il ne peut
pas commander I plus do quarante domeftiques.
Peut-être qu'indireCtement il fait fubfifter autant
ou. même plus de monde qu'il n’auroit pu le?
faire avec l'ancienne maniéré de dépenfer. C ar
quoique la quantité de productions précieufes
pour lefquelles il échange fon revenu foit fort
petite, le nombre des ouvriers employés à les
recueillir & à les préparer doit être fort grand.
C e qui les rend fi chères, c'eft le falaire des
ouvriers & les profits de ceux qui les erpployent y
en les payant, il paye indirectement tous ces falaires
& profits„&contribue ainfi à la fubfiftmce annuelle
de bien des. gens. Mais en général il, ne contribue
que pour une très - petite partie à celle
de chacun d'eux x à. celle de quelques-uns geus.-
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être pour un dixième, pas pour un centième
à celle de la plupart , pas même^ pour un millième
ou pour un dix-millième à celle de certains
autres} de forte que tous font plus ou
moins indépendans de lu i , parce qu'ils peuvent
fubfifter fans lui.
La dépenfe perfonnelle des grands propriétaire
s’étant accrue ainfi par degrés, il était
impoflîble que le nombre des gens de leur fuite
ou de leurs penfionnaires ne diminuât pas de
même jufqu’à ce qu'enfin ils fuffent tous renvoyés.
La même caufe, les amena par degrés à
fè défaire de la partie de leurs tenanciers qui
ne leur étoit pas néceffaire. Les fermes furent
aggrandies. En fupprimant les bouches inutiles ,
& en exigeant du fermier la pleine valeur de
la ferme , le propriétaire obtint un excédent,
ou , ce qui eft la même ch ofe , le prix d'un
excédent plus confidérâble, que les marchands
& les artifans lui donnèrent occafion de dépenfer
fur fa perfonne, comme il avoit déjà
dépenfé le refte. La même caufe ne ceffant d’o pérer,
il fouhaita de groffir fes rentes au-delà
de ce que lui rapportoient fes terres. Ses tenanciers
ne purent y confentir qu’à condition
que la poffeffion leur feroit affurée pour un
nombre d'années, qui leur donneroit le tems de
recouvrer avec bénéfice ce qu’ils avanceroient
pour que les terres rendiffent encore davantage. ,
La vanité ruineufe du propriétaire lui fit accepter
cette condition , 8c de-là l'origine des
longs baux.
Le tenancier amovible à volonté » qui
paye la pleine valeur de la terre , ne dépend
pas même entièrement du propriétaire. Les avantages
pécuniaires qu’ils reçoivent l'un de l'autre
font mutuels & égaux, & un tenancier de cette
efpècè n’expofera jamais fa vie ni fa fortune
pour fervir fon propriétaire. Mais s'il a un bail
très-long, il eft indépendant , & fon propriétaire
ne doit pas attendre de lui le plus petit
fervice au-delà de ce qui eft ftipulé par le bail
ou de ce qui lui eft impofé par la loi ordinaire
& connue du pays.
Les tenanciers ayant- eu ainfi leur indépendance
, & les gens de leur fuite leur congé ,
les grands propriétaires ne furent plus capables
d'interrompre le cours régul er de la juftice,
©u de troubler la paix du pays. Ayant vendu
leur droit d’aîneffe , non comme Efaü , dans
un tems de famine & de néceflîté , mais dans
un excès d'abondance, pour des bagatelles &
des babioles plus propres à fervir de jouets
d’enfans qu’à être recherchées par des hommes ,
ils perdirent toute l.eur importance, & rie figu-
lèrent pas plus qu'un bourgeois ou un marchand
riche L'ordre s'établit dans la campagne auffi'-
bien que dans les villes > perfonne n'étant affez
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puiffant pour troubler fes opérations dans l’une
plutôt que dans les autres.
On trouve rarement, dît ns les pays commer-
çans, de ces anciennes familles qui de père en
fils , ayent pofifédé plufieurs générations un bien
confidérable. Elles font au contraire très-communes
dans les pays qui ont peu de commerce,
comme le pays de Galles & les montagnes d’E-
coffe. Les hiftoires arabes paroilfent toutes
-pleines de généalogies , & nous avons une hif-
toire écrite par un kan des tartares & traduite
en plufieurs langues de l'Europe, qui ne contient
prefqu'autre chofe, preuve que ces familles
là font fort communes parmi ces nations.
Lorfqu'un homim, riche ne peut dépenfer fon
revenu qu’en faifant fubfifter autant de monde
qu’il en peut nourrir, ne craignez pas qu'il
prodigue fon bien , ni que fa générofité foit
affez démefurée pour qu'il en nourriffe au-delà
de fes moyens. Mais quand il dépenfe fur fa
perfonne le revenu le plus confidérable, fou-
vent il ne met point de bornes à fa dépenfe,
parce que fouvent il n'en met point à fa vanité
ou à fon affeCtion pour fa perfonne. A in fi, en
dépit des règlement, pour prévenir la diflîpa-
tion dans les pays commerçans, les richeffes
reftent rarement dans les mêmes familles , &
| c’eft tant mieux : le malheureux qui arrive dans
ce monde fans propriété, fe livre moins au découragement.
C hez les nations fimples, au
contraire, elles s’y confervent fans l ’intervention
d'aucune loi.
C'eft ainfi qu'une révolution de la plus grande
importance pour le bonheur public s'eft faite
; par deux claffes d'hommes qui n'avoient pas
la moindre intention de rendre fervice au public.
Le feul motif des grands propriétaires étoit
de fatisfaire une puérile vanité. Les marchands
8z les artifans , beaucoup moins ridicules,
agirent en confidération de leur propre intérêt,
& fuivirent ce. principe des gagne-petits , de
ne pas manquer l'occafion d'avoir un fol de
plus. Nul d'eux ne fut & ne prévit cette grande
révolution , qu'amenoient par degré la folie des
uns 8c l’induftiie des autres.
Voilà comment, dans la plus grande partie
de l'Europe, le commerce 8c les manufactures,
au lieu d'être l'effet de l'amélioration 8c de la
culture des terres , en furent la caufe' & l’oc-
cafîon.
Mais comme cet ordre interverti fe trouve
oppofé au cours naturel des chofes , il eft lent
& incertain. Comparez la lenteur des progrès
de tes pays de l'Europe , dont la richeffe dépend
beaucoup du commerce & des manufactures,
avec la rapidité de ceux des colonies
de l'Amérique feptentrionale, dont la richeffe
eft fondée fur l'agriculture. On fuppofe qu'il