
La morue fe montre dans les mers du nord de
l'Europe. Elle y eft pêchée par des bâtimens anglois,
françois & hollandois,lesuns & les autres de quatre-
vingt ou cent tonneaux. Ils ont pouf concurrens
les iflandois, & fur-tout les norvégiens. Ces derniers
s'occupent , avant la faifon de la pêche , à
ramafler fur la côte des oeufs de morue , appât
néceffaire pour prendre la fardine. Ils en vendent
année commune, vingt à vingt-deux mille tonnes,
a neuf livres la tonne. Si Ton en avoit le d éb it,
«n en prendroit bien davantage j puifqu'un phy-
ficien habile 3 qui a eu la patience de compter les
oeufs d’une morue, en a trouvé neuf millions
trois cents quarante-quatre mille. Cette générofité
de la nature doit être plus grande à Terre-Neuve3
où la morue eft infiniment plus abondante.
Elle eft auffi plus délicate, quoique moins blanche
i mais elle n’eft pas un objet de commerce ,
lorfqu'elle eft fraîche. Son unique deftinntion eft
de fervir de nourriture à ceux qui la pêchent.
Salée & féchée, ou feulement falée , elle devient
précieufe pour une grande partie de l'Amérique
& de l'Europe. Celle qui n'eft que falée fe nomme
morue verte ,■ & fe pêche au grand banc.
Cette bande de terre eft une de ces montagnes
qui fe forment fous les eaux des débris dirconti-
nent, que lamer empoffO& accumule. Les deux extrémités
de ce banc fe terminent tellement en pointe,
qu'il n'eft pas aifé d'en marquer exactement les
bornes. On lui donne communément cent foixante
lieues de lo n g , fur quatre-vingt-dix de large.
Vers le milieu , du côté de l'Europe, eft une
efpèce de baie qui a été nommée la Foffe, Les
profondeurs dans tout cet efpace font fort iné^-1
gales. Il s'y trouvé depuis cinq jufqu'à foixante
braffes d'eau. Le foleil ne s'y montre prefque jamais
, & le ciel y eft le plus fouvent couvert
d'une brume épaiffe & froide. Les flots font toujours
agités , les vents toujours impétueux dans i
fon contour j ce qui doit venir de ce que la mer,
irrégulièrement pduffée par des courans qui por- ;
tent tantôt d'un c ô té , tantôt de l'autre -, heurte
avec impétuofité contre des bords qui font partout
à p ic , & en eft repouffée avec la même vio-
lence. Cette caufe eft d'autant plus vraisemblable,
que fur le banc même, à quelque diftance des
bords, on eft tranquille comme dans une rade,
à moins d’un vent forcé qui vienne dé plus loin.
La morue difparoit prefque toujours du grand
banc & des petits bancs voifins, depuis le milieu
de juillet jufqu’à là fin d’août. A cet intervalle
près , la peche s’en fait touteTannée.
Avant de là commencer , on fait une galerie
depuis le grand mât en arrière, & quelquefois
dans toute la longueur du navire.: Cette galerie
extérieure eft garnie de baril* défoncés par le
haut. Les matelots fe mettent dedans , la tête gaT „
rantie des injures du tems par un toît goudronné
qui tient a ces barils. A mefure qu’ils prennent
une morue , ils lui coupent la langue j enfuite ils
la hvrent à un moufle pour là porter au décoleur.
Celui-ci lui tranche la tête , lui arrache le foi* ,
les entrailles , & la laifïe tomber par un écoutillon
dans ,1 entre-pont, où l'habilleur lui tire l'arrête
311 nombril, & la fait pafler par un autre
écoutillon dans la cale. G'eft-là qu'elle eft falée
& rangée enfiles. Le faleur a l'attention d'obferver
qu fl y ait, entre les rangs qui forment les piles ,
allez de fel pour que les couches de poiflon ne
fe touchent pas, mais qu’il n'y en ait que ce qu’il
faut. Le trop ou le trop peu de fel eft également
dangereux ; l’un & l'autre font avarier la morue.
Mais un^ phénomène bien conftaté, c'eft qu'à
peine la pêche de ce poiflon çft commencée ,
que la mer s'engraiffe , s'adoucit, 8c que les b,âj?-
ques régnent fur la furface des eaux , comme fur
une glace police. Lorfqu'on dépece la baleine la
graifle qui en découle produit le même effet. Un
vaifleau nouvellement goudronné appaife la mer
ft)us lui & autour des bâtimens qui l'avoifinent.
En p g j g l , le doéteur Franklin allant à Louifbourg
avec une grande flo tte , remarqua que la lame de
deux vaiffeaux étoit Singulièrement unie, tandis
que celle des autres étoit agitée- Il en demanda la
raifon au capitaine , qui lui expliqua cette différence
par la lavure des uftenfiles de cuifine $ ra i-1
fon qui ne fatisfit pas le phyficien, mais dont
il reconnut la vérité par une fuite d’expériences >
où il vit quelques gouttes d'huile , dont la quantité
réunie auroit à peine rempli une cuiller, tempérer
les vagues à plus de cent toifes , avec Une célérité
d'expanfion aufli merveilleufe que fa divifion.
Il paroît que l'huile végétale a plus ^d’efficacité
que l ’huile animale. On eftime la durée du calme
qui en réfui te , à deux heures en pleine mer , où
cet effet exige l'effufion d'un volume d'huile con-
fidérable. Le Sacrifice de quelques barils de ce l i quide'à
fauve de grands bâtimens d'un naufrage
dont I ls . etoient menacés par la plus effroyable
tempête.
Malgré une infinité de faits authentiques, jufqu'à
préfent il eft douteux que l'huile, ou en
général tous les corps gras , ou fluides, ou di-
vifés, aient la vertu d'abaiffer la hauteur des flots.
Ils paroiflent n'avoir d'a&ion que contre les bri-
fans.
Dans le^droit naturel, la, pêche du grand banc
auroit dû être libre à tous les peuples. Cependant
les deux puiffanees qui avoiént formé des colonies
dans le nord de l'Amérique:3 étoient parvenues
affez facilement à fe l'approprier. L'Efpagne ,q u i
feule y formoit quelques prétentions , & qui, par
la multitude de fes moines, fembloit y avoir des
droits fondes fur leur befoin , les abandonna dans
la jernière paix, Il n'y a que les anglois & lesfraia*
£pis qui fréquentent ces parages*.
En 1773 , la France y envoya cent vingt-cinq |
navires, qui formoierït neuf mille trois cents j
foixante-quinze tonneaux , &: qui étoient montés
par feize cents quatre-vingt-quatre hommes. On
prit deux millions cent quarante-un milliers de
morues, qui fendirent cent vingt-deux barriques
d'huile. Le produit entier fut vendu un million
quatre cents vingt-un mille fix cents quinze livres.
La nation rivale fit une pêche beaucoup plus
eonfidérable. Peu de ceux qui y étoient employés
étoient partis d'Europe. La plupart arrivoient de
la Nouvelle-Angleterre , de la Isfouvelle-Ecoffe,
de l'ifle même de Terre-Neuve. Leurs bâtimens
étoient petits, faciles à manier, peu élevés fur
l'eau , & ne donnoient guère de prife aux vents
& à l'agitation des vagues. C'étoient des matelots
plus êndurcis à la fatigue , plus accoutumés
au froid , plus faits à une -difcipline auftère, qui
les montoient. Ils portoient avec eux un appât
fort Supérieur à celui qu'on trouvoit fur les lieux j
aufli leur pêche fut - elle infiniment fupérieure à
celle du françois. Mais, comme ils avoieut moins
de débouchés que lui pour la morue verte , la
plus grande partie du poiflon qu’ils prirent fut
porté fur les côtes voilines, où on le convertif-
foit en morue fèche.
Cette autre morue s’obtient de deux manières.
Celle qu'on nomme pêche errante, appartient
aux navires expédiés tous les ans d'Europe pour
Terre-Neuve , à la fin de mars ou dans le courant
d'avril. Souvent ils rencontrent, au voifinage de
l'ifle , une quantité de glaces que les courans du
nord pouffent vers le fud , qui fe,brifent dans
leur choc réciproque, & qui fondent plutôt
■ ou plus tard à la chaleur de la faifon. Ces pièces
de glaces ont quelquefois une lieue^de circonférence
, s'élèvent dans les airs à la hauteur des plus
hautes montagnes , & cachent dans les eaux une
profondeur de foixante à quatre - vingt braffes.
Jointes à d'autres glaces moins considérables ,
elles occupent une longueur de cent lieues fur
une largeur de vingt- cinq ou trente. L'intérêt
qui porte les navigateurs à toucher le plus promptement
aux atterrages , pour choifir les havres
les plus favorables à la pêche , leur fait braver
la rigueur des faifons & des élémens, conjurés
contre l'induftrie humaine. Les remparts les plus
fomidables de l'art militaire , les foudres d'une
place afliégée , la manoeuvre du combat naval le
plus favant & le plus opiniâtre , n'ont rien qui
demande autant d'audace , d'expérience & d'intrépidité,
que les énormes boulevards flottans que
la mer oppofe à ces petites flottes de pêcheurs.
Mais la plus avide de toutes les faims , la plus
cruelle de toutes les foifs , la faim & la foif de
l'or percent toutes les barrières y traverfent ces
montagpes de glaces , & l'on arrive enfin à cette
ifle où tous les vaifiTeawx doivent te charger de
■ poiflon,
Après le débarquement, il faut couper du bois,
élever ou réparer des échafauds. Ces travaux occupent
tout le monde. Lorfqu'ils font finis , on
fe partage. La moitié des équipages refte à terre
pour donner à la morue les façons dont elle a
befoin. L'autre moitié s'embarque fur des bateaux.
Pour la pêche du cabeliau, il y a quatre hommes
par bateau , & trois pour la pêche de la morue.
C eux -c i, qui font le plus grand nombre, partent
dès l'aurore, s'éloignent jufqu'à trois, quatre ou
cinq lieues des côtes , & reviennent dans la nuit
jetter fur leurs échafauds, dreffés au bord de la
mer, le fruit du travail de toute la journée*
Le décoleur, après avoir coupé la tête à la
morue , lui vuide le çorps , & la livre à l’habilleur
, qui la tranche & la met dans le fel , où elle
refte huit ou dix jours. Après qu'elle a été lavée,
elle eft étendue fur du gravier, où on la laifle
jufqu'à es qu’elle foit bien féchée. On l’entâfle
'enfuite en p iles, où elle fue quelques jours. Elle
eft encore remife fur la grève , où elle achève
de fécher , & prend .la couleur qu'on lui voit en
Europe. g
Il n'y a point de fatigues comparables à celles
de ce travail. A peine laiffe-t-il quatre heures de
repos chaque nuit. Heureufement, la falubrité du
climat foutient la fanté contre de fi fortes épreuves,
On compteroit pour rien fes peines , fi elles
étoient mieux récompenféës par le produit.
Mais il eft des havres où les grèves , trop éloignées
de la mer , font perdre beaucoup de tems.
Il en eft dont Je fond de roc v i f & fans varec
n'attire pas le poiflon. Il en eft où il jaunit par
les eaux douces qui s'y déchargent ; & d'autres
où il eft brûlé de la réverbération du fo le il, réfléchi
par les montagnes.
Les havres , même les plus favorables , ne
donnent pas l'aflurance d'une bonne pêche. La
morue ne peut abonder également dans tous. Elle
fe porte tantôt an nord, tantôt au fud , & quelquefois
au milieu de la côte., attirée ou pouflee
par la direéfion des vents. Malheur aux pêcheurs
qui fe trouvent fixés loin des lieux qu'elle préfère.
Les frais de leurs établiflemens font perdus „
par l'impoflibilité de la fuîvre avec tout l ’attirail
qu'exige cette pêche.
Elle finit dès les premiers jours de feptembre,
parce que le foleil cefle alors d'avoir la force
néceffaire pour fécher la morue. Tous les navigateurs
n'attendent pas même cette époque pour
mettre à la voile. Plufieurs fe hâtent de prendre
1 la route des Indes occidentales ou des états catholiques
de 1 Europe, pour obtenir les avantages
de la primeur, qu'on perdroit dans une trop
, grande concurrence.
Des ports de France partirent pour cette pêdte;