
H . • INTRODUCTION.
Les considérations de cette nature n’ont point découragé mon compagnon de voyage.
Il pense que comme elles n ’otent rien au mérite des judicieuses observations de Kæmpfer,
ni à la valeur des patientes recherches de Siebold, ni à l’intérêt des nombreuses relations
auxquelles les missions diplomatiques contemporaines ont donné naissance, elles nous
permettront bien de livrer au burin et à la presse le choix d’estampes et d’esquisses indigènes
que nous avons recueillies ou fait exécuter dans nos promenades de découvertes.
Cette collection formerait, à elle seule, la matière d’un album que l’on pourrait intitu
le r: Les Japonais peints par eux-mêmes.
La ressemblance toutefois laisserait beaucoup à désirer, si l’on négligeait d’y appliquer
le contrôle et les procédés perfectionnés de l’art occidental. Aussi ajouterons-nous à l'imagerie
japonaise de nombreuses photographies, prises en grande partie sous nos yeux, et
un choix de croquis tirés des deux plus beaux portefeuilles que jamais crayon européen
ait composés sous le ciel du Japon. L’un est celui de M. Wirgman, vieil hôte de Yokohama,
correspondant des Illustrated London News; l’autre est dû à M. Alfred Roussin,
aide-commissaire de la marine française, auteur de l’intéressant volume intitulé : Une
campagne sur les côtes du Japon 1.
C’est grâce à toutes ces ressources combinées et confiées au génie et à la main des
artistes du Tour du monde, que nous pouvons espérer de présenter le tableau le plus
complet et le plus pittoresque qui se soit fait des institutions, des usages et des moeurs du
peuple japonais.
Quant à notre texte, je n’irai pas jusqu’à dire qu’il contienne uniquement la description
de choses vues, le récit d’impressions et d’expériences tout à fait personnelles,
l’exposé de jugements à l'abri de toute contestation. Cependant j ’affirmerai sans peine et
la réalité des observations et la fidélité avec laquelle il en est rendu compte. D’un autre
côté, le lecteur voudra bien se souvenir aussi que nous n’en sommes encore, au Japon,
qu’à la période des explorations. Jusqu’à ce jour, trois points de l’empire seulement, trois
places de peu d’importance en elles-mêmes, sont réellement ouverts au commerce
étranger. Yédo n’est accessible qu’aux agents diplomatiques. Les excursions qu’ils ont
¿entées dans l’intérieur n’ont pu s’accomplir qu’imparfaitement, parmi toutes sortes d’entraves,
sous la direction et la haute surveillance d’une police tracassière et méticuleuse.
On peut conclure de cet état de choses que l’étude du Japon n ’est encore qu’ébauchée
et fragmentaire. Elle offre peu de résultats que l’on puisse présenter avec l’autorité du
savoir ou cette sorte de garantie que l’on exige dans le monde des affaires. En un mot
le domaine de la certitude est fort restreint, tandis que le champ des recherches, des
conjectures, des hypothèses, est illimité.
1 Paris, L. Hachette et Cle, d866.
INTRODUCTION. III
Cette situation autorise d’autres procédés que ceux de la méthode scientifique ou de
la pratique des affaires. C’est le cas de donner carrière à l’imagination, à l’agent irresponsable
et sans prétention, qui n’a d’autre science que celle de la vie, d’autre mémoire que
celle du coeur, d’autre moyen d’observation que le regard de la sympathie. Il franchit
sans effort les barrières qui séparent les peuples; il discerne l’homme parmi les divergences
de races ; il distingue les réalités humaines sous les formes conventionnelles des
dominations politiques et religieuses; il compare, élague,, rapproche et devine... Ajouterai
je que parfois il se trompe? Mais lui-mème vient en souriant déposer sa récolte
aux pieds de la critique, et sans attendre l’arrêt fatal, s’envole explorer de nouvelles
régions.
C’est donc à lui, mon attaché fidèle, le compagnon de mes voyages, l’associé de mes
travaux, l’hôte de ma solitude, que j ’abandonne une grande part de ma tâche ; et si ce
n’est la plus sérieuse, ce ne sera peut-être pas la moins utile pour la recherche de la
vérité sur le pays et le peuple que je me propose de décrire.
N e uchâtel (Suisse), décembre 1868.