
de yakounines composaient dans ce moment notre escorte, et nous marchions avec un
certain abandon, sans autre souci que d’observer de notre mieux, en cheminant, les étalages
dés magasins. Tout à coup une singulière agitation se manifeste parmi nos hommes,
et je les vois former les files, presser le pas et serrer les rangs sur le trottoir de droite,
tandis que devant nous une troupe beaucoup plus nombreuse débouche d’un coude que
formait la rue, et se développe lentement sur le milieu de la voie publique. On distinguait
quelques cavaliers derrière les lances et les enseignes du cortège. Je n ’obtins que des
réponses évasives de l’interprète auquel je m’adressai pour savoir à quel prince cette
troupe appartenait. Nos yakounines, sombres* et silencieux, en épiaient les moindres
mouvements et se tenaient sur leurs gardes comme si, d’un instant à l’autre, ils allaient
être dans le cas de dégainer. Les deux bandes défilèrent, chacune de son côté, à dix
pas de distance, sans un mot, sans un signe de provocation, mais en se jetant réciproquement
des regards dont l’expression farouche, haineuse, sanguinaire, ne laissait aucun
doute sur la violence des agitations politiques dont les régions officielles de la capitale
étaient alors le théâtre.
En rentrant au Tjoôdji, nous en trouvâmes la garnison renforcée et occupée à mettre
la place en état de défense.
Des charpentiers, sous la direction d’officiers qui m’étaient inconnus, dressaient une
haute palissade entre la véranda de notre salle à manger et le mur de clôture de la bonzerie
voisine. Des coulies apportaient du bois à brûler et en formaient des bûchers sur divers
points de l’enclos du Tjoôdji. Dès qu’un tas était achevé, les yakounines disposaient des
torches de paille goudronnée au sommet de la pyramide. On m’expliqua que ces préparatifs
se faisaient dans l’éventualité d’une attaque nocturne, et qu’au premier signal d’alarme
la garde mettrait le feu à ces bûchers pour illuminer dans tous ses recoins le théâtre des
événements.
La ronde de nuit, munie d’autant de falots qu’elle comptait de têtes, s’apprêtait à faire
sa tournée comme de coutume. Le chef du pçste la rappela au corps de garde, avec ordre à
chaque homme d’endosser sa cotte de mailles.
Notre comprador, quelque peu effrayé de tout ce qu’il voyait, vint me demander, à
voix basse, quels, étaient mes projets pour le lendemain. Je l’encourageai à faire son marché
comme à l’ordinaire, et l’invitai à donner ses ordres dans le même sens au cuisinier
japonais, qui se montrait .tout doucement sur le seuil de la porte, avec la mine et l’attitude
d’un homme qui voudrait bien s’en aller.
Mes camarades, persuadés que nos yakounines arrangeaient tout pour le mieux, se
bornèrent à organiser pour cette nuit un petit service de quart, lequel se distingua par
cette particularité peu réglementaire, qu’aucun de nos hommes dé garde ne sut résister
à la tentation de tenir compagnie à celui qui venait le relever.
Je racontais un jour ces détails aux convives habituels de Benten. L’un d’eux, membre
du corps diplomatique, témoigna son étonnement de ce que j ’eusse pris ou fait semblant
de prendre au sérieux ce qu,’il appelait les simagrées du gouvernement japonais. Peu
de temps après, il sc rendait lui-même en séjour au Tjoôdji. Les conjonctures politiques
s’étaient à peine améliorées. Le gouvernement lui envoya une garde des plus respectables,
et le chef du poste dirigea le service de sûreté avec une vigilance que son protégé
trouva souverainement ridicule. Au bout d’une semaine environ, l’on entendit parler de
complots formés par les lonines contre les étrangers qui résidaient à Yédo ; puis le
constable vint annoncer à son maître que le chef du poste se proposait d’augmenter le
nombre des sentinelles placées dans les cours et les jardins :
CUISINIER JAPONAIS.
— « C’est toujours le même jeu qui recommence, répondit le diplomate, que le chef
du poste fasse ce qu’il lui plaira, mais qu’il ne vienne pas m’en importuner !»
Le lendemain, le constable se présente de nouveau : « Monsieur le ministre, le chef
du poste demande aussi l’autorisation de placer des sentinelles dans l’intérieur des
bâtiments.