
à l’avant du navire, un vrai ménage de lazzarones, les yakounines campés sous la tente,
accroupis ou couchés sur des nattes grossières, les uns dormant, le plus grand nombre
buvant du thé, fumant leur pipe ou grignotant du riz, et un groupe, à l’écart, faisant une
partie d’éventails : le jeu consiste, pour l’un des partenaires, à lancer son éventail fermé,
dans la main droite de son camarade, que Celui-ci tient entr’ouverte, de manière à former,
une sorte d’entonnoir, où l’éventail doit se planter, le manche en avant ; et le même
exercice se répète indéfiniment, à tour de rôle. *
Je priai ces messieurs de me reconduire au Tjoôdji. Ils s’empressèrent de faire appareiller
les chaloupes ; et quand nous fumes en route, ils convinrent avec mes compagnons
d’employer gaiement la journée à une grande excursion à cheval dans les quartiers
du Nord. Quant à moi, je restai au logis, où je ne tardai pas à recevoir la visite d’une
délégation du Castel. On venait m’exprimer l’embarras dans lequel ma demande de la
veille plongeait le Gorodjo ; mais je n’en persistai pas moins à exiger de sa bienveillance
une lettre propre à justifier auprès de mon gouvernement la rupture momentanée des
négociations. Vers le soir, un gouverneur des affaires étrangères m’apporta la nouvelle
que ce point m’était accordé ; toutefois le Gorodjo me conjurait d’aller encore passer la
nuit en rade en attendant sa missive.
La nuit était orageuse, la mer houleuse. L’expédition se composait de deux embarcations,
la première montée exclusivement par nos officiers japonais. Nous remarquâmes
qu’elle ne se dirigeait point du côté du yacht, mais sur un gros steamer de guerre, où
l’on distinguait parmi l’équipage un mouvement qui nous parut suspect. A la vérité,
le gros steamer ne fumait pas, mais il pouvait fort bien chauffer et lever l’ancre pendant
la nuit. Nous le laissâmes accoster par nos yakounines, puis, virant de bord, nous fîmes
conduire notre sampan en droite ligne sur le yacht, malgré les cris du patron de nos
sendôs, qui, tout en ramant avec ceux-ci comme nous l’entendions, ne cessait de répéter
qu’il avait l’ordre de suivre la chaloupe des .officiers.
Arrivés au yacht, nous en trouvons l’escalier levé. D’un bout à l’autre du bâtiment,
silence de mort, obscurité complète. Les plus jeunes de notre troupe montent à l’abordage
et abaissent l’escalier. Nous étions tous sur le pont, quand le commandant parut.
Je lui démontrai que notre escorte faisait fausse route, puisqu’il était, convenu avec lé
Castel que je devais retourner à bord, conséquemment là où j ’avais couché la nuit dernière.
Aussitôt il nous fit ouvrir nos cabines et apporter des lampes et du saki.
Pendant que nous nous installions dans nos dortoirs, la chaloupe des yakounines
aborda, et une vive altercation s’engagea sur le pont, entre le chef de l’escorte et le brave
commandant. Mais celui-ci tint bon, et déclara carrément qu’il ne nous livrerait que sur
la production d’un ordre supérieur. C’est ainsi que nous demeurâmes en paisible possession
de notre yacht, première et unique prise maritime que la Suisse ait jamais faite !
Nous y passâmes encore six nuits. Le Gorodjo, renonçant à toute vexation ultérieure,
agréa les arrangements que je lui proposai et pourvut avec dignité aux formalités de notre
départ. Déchargé des embarras de la protection du Tjoôdji et ne nous envisageant plus
que comme des hôtes en visite, il nous laissa la libre disposition de nos journées, sous la
seule réserve de ne pas rester en ville après le coucher du soleil. Quelques-uns de ses
agents inférieurs crurent pourtant devoir tenter, par-ci parlà, de nous molester. Un jour que
quatre membres de la mission débarquaient à l’Hatoban, des officiers du poste s’avisèrent
de les retenir dans l’enceinte des bâtiments de la douane. Quand de pareils conflits surgissent,
il faut s’abstenir de discuter avec les subalternes, et en référer immédiatement à l’auto-
rité supérieure. Comme la réponse du gouverneur en chef de la douane se faisait attendre,
nos amis organisèrent entre eux, avec le plus grand sang-froid, un tir au pistolet dans la
cour meme dont on leur fermait la porte, et bientôt on se hâta de leur en livrer l’accès.
Du reste, aucun incident désagréable, aucune rencontre fâcheuse ne vinrent troubler
nos dernières excursions : partout, dans les rues les plus fréquentées, dans les parvis
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