
Je compris alors que chez les Japonais les lois de la décence exigent que le massage
ait pour agents des hommes privés du sens de la vue, ce qui n’est point le cas dans nos
établissements hydrothérapeutiques, et je protestai une fois de plus contre les allégations
malveillantes que l’on se plaît à répandre louchant la pudeur des fils et des tilles du grand
Nippon. ^
Je me souviens aussi d’avoir fréquemment rencontré dans les rues des aveugles suivant
avec précaution le trottoir, tenant de la main droite un bâton de montagne, et de la
gauche un bout de roseau taillé en sifflet, dont ils tiraient par intervalles un son plaintif
et prolongé.
C’est ainsi qu’ils signalent leur passage aux familles bourgeoises où il peut y avoir
quelque sujet à masser. Tous ont la tête rasée et portent une robe d’étoffe unie, grise
ou bleue.
J ’appris qu’ils forment dans l’Empire une grande confrérie, qui se divise en deux
ordres. Le plus ancien, celui des Bou-Setzous, a un caractère religieux et relève du daïri.
11 fut institué et doté par le fils d’un Mikado, le prince Sen-Mimar, qui était devenu
aveugle à force d’avoir pleuré la mort de sa maîtresse.
Je me demande si, dans toute l’Europe, on a jamais vu, je ne dirai pas un prince de
l’Église, mais un simple fils de roi ou d’empereur dont les yeux se soient fondus pour
un chagrin d’amour?
L’ordre rival des Bou-Setzous, qui est celui des Fékis, a une origine plus récente, mais
non moins chevaleresque.
La grande victoire remportée à Simonoséki par le Siogoun Yoritomo, avait mis fin
aux guerres civiles qui déchiraient l’Empire. Féki, le chef du parti rebelle, était resté
sur le champ de bataille. Son valeureux général, nommé Kakékigo, ne tarda pas à tomber
au pouvoir du vainqueur. Celui-ci fit traiter son prisonnier avec toutes sortes d’égards.
Lorsqu’il crut l’avoir gagné par ses bons procédés, il l’appela en sa présence et le pressa
de se rallier à la cause impériale « J ’ai été le fidèle serviteur d’un bon maître,
.répondit le général; et puisque j ’ai dû le perdre, nul autre au monde ne lui succédera
dans mon estime. Quant à vous, auteur de sa mort, je ne saurais vous regarder sans
souhaiter de pouvoir faire tomber votre tête à mes pieds. Mais vous me confondez par
votre magnanimité : acceptez donc le seul sacrifice par lequel je puisse lui rendre hommage
! »
Et en achevant ces paroles, l’infortuné s’arracha les deux yeux, comme pour les offrir
à son nouveau maître.
Yoritomo le mit en liberté et lui fit une donation dans la province de Fiougo. Le
général, de son côté, fonda pour les aveugles, avec l’autorisation du Mikado, l’ordre
des Fékis, lequel l’emporta bientôt en nombre et en richesse, sur celui des Bou-
Setzous. Tous les membres de la société doivent exercer une profession : il en est
qui se font musiciens, spécialement joueurs debiwâ; la plupart cependant s’adonnent
à la pratique du massage. Les gains recueillis de ville en ville par les uns et par les
autres sont versés dans la caisse centrale, qui pourvoit, au moyen d’une solde fixe,
à la subsistance de tous les sociétaires indistinctement, jusqu’à la fin de leurs jours.
Le gouverneur de l’ordre réside à Kioto. On assure qu’il exerce sur ses administrés
le droit de vie et de mort, sous la seule réserve de la suprématie impériale.