
d’yeux, le goheï du grand prêtre menacer l’une et l’autre de leurs têtes cornues, qu’ils
se sont enfuis à toutes jambes, aux acclamations des fidèles.
Dans la plupart des ménages bourgeois, on pratique la cérémonie de « l’oni-arahi »,
l’exorcisme du malin esprit ; et c’est exclusivement l’affaire du chef de la maison. Vêtu
de ses plus riches habits, et le sabre à sa ceinture, s’il -a le droit d’en porter un, le
père de famille parcourt à l’heure de minuit tous ses appartements, portant de la main
gauche, sur un guéridon de laque, une boîte de fèves rôties. Il y puise de la main
droite et, par petites poignées, jette çà et là de ces fèves sur les nattes, en prononçant
à haute voix une formule cabalistique, dont le sens revient à dire : Sortez, démonsJ
entrez, richesses ! Le dèssinateur Ilofksaï interprète avec sa jverve "habituelle cette
superstition populaire, par une esquisse représentant deux diables velus qui déguerpissent
sous une grêle de fèves, dont le maître du logis les poursuit impitoyablement,
tandis que le dieu des richesses et Yébis, son confrère, s’installent dans la chambre de
réception, et se mettent en devoir de vider un bol de sàki à la santé de leur hôte.
Toutes choses étant ainsi préparées pour l’inauguration de l’année nouvelle, la
population citadine s’accorde un instant de repos ; . mais, au lever du soleil, tout le
monde est debout : hommes, femmes et < enfants s’empressent de revêtir leurs costumes
de fête, et les félicitations commencent dans l’intérieur des familles. L’épouse
a déposé sur les nattes du salon les étrennes qu’elle offre à son mari. Aussitôt qu’il se
-présente, elle se prosterne à trois reprises, puis, se relevant à demi, elle lui adresse
son compliment, le corps penché en avant et appuyé sur les poignets et sur les paumes
de ses mains, dont les doigts restent allongés dans la direction des genoux. La pose
n ’est pas des plus gracieuses, mais ainsi le veut la civilité japonaise.. L’époux, de son
côté, s’accroupit en face de sa compagne, les mains pendantes sur les genoux, jusqu’à
toucher le sol du bout des doigts. Inclinant légèrement la tête, comme pour prêter
d’autant mieux l’oreille, il témoigne de temps en temps son approbation par quelques
sons gutturaux, entrecoupés d’un long soupir ou d’un sifflement étouffé. Madame
ayant fini, à son tour il prend la parole, et de part et d’autre on échange solennellement
les cadeaux. Vient ensuite le tour des enfants, puis celui des grands-parents.
Enfin, l’on déjeune en commun, et le reste de la matinée se passe à" recevoir et à
faire des visites.
Les Japonais de toutes les classes cultivées de la société sont parfaitement instruits
de leurs obligations de politesse. Aucun d’eux ne confondra les personnes
auprès desquelles il doit se présenter lui-même, avec celles qui n’attendent de sa
part qu’une carte de visite. Chacun saura pareillement distinguer entre les cartes
qu’il lui faudra remettre personnellement à domicile, et celles qu’il lui suffit d’envoyer
à leur adresse par les soins d’un domestique. Les unes et les autres varient considérablement
de format et de décoration, selon le rang des destinataires. On les expédie
toutes dans d’élégantes enveloppes, dont les plus grandes sont attachées par un noeud
de rubans. Les coskeis, qui font le service des cartes de visite, les portent de maison
en maison sur un plateau de laque.
Dans les temps de splendeur du siogounat, le premier jour de l’an appelait toute
la noblesse féodale et tous les fonctionnaires de la cour domiciliés dans la capitale
à se rendre au Castel pour y offrir leurs hommages au lieutenant général de l’Empire.
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Dès les premières heures de la matinée, les rues qui forment les abords de la citadelle
étaient sillonnées d’imposants cortèges de daimios : en tête, les hérauts, les hallebardiers,
les porte-enseigne, un détachement de militaires à la solde du prince ;
puis celui-ci, en palanquin, escorté de ses gardes du corps, et suivi de ses principaux
officiers, les uns à cheval commandant des hommes d’armes, les autres dirigeant
à pied les escouades de valets chargées du transport des présents.
A l’exception des princes du sang, qui ont leurs entrées particulières, l’itinéraire
des diverses délégations les amenait, chacune selon son rang et au moment convenu,
à la porte du Castel qui leur était assignée en commun ; et c’est de là que se développait
solennellement sur la résidence l’immense défilé qui devait la traverser sous les
veux du souverain.
Çà et là, des groupes de gens du peuple, agenouillés et la tète découverte, contemplaient
à une respectueuse distance les processions seigneuriales. A chaque nouveau
cortège, le silence universel faisait place pour un instant à un sourd murmure d admiration,
entrecoupé de quelques mots qui, prononcés à voix basse, circulaient de
bouche en bouche : c’étaient les noms des illustres familles dont les armes venaient
de paraître; tour à tour, ceux de Kanga, de Shendai, de Satsouma, de Nagato,. et de
tant d’autres, à l’aide desquels les Siogouns se flattaient de rehausser l’éclat, de leur
propre trône. Faux calcul! ou puérile vanité de parvenus! Un pouvoir révolutionnaire
voulant se faire un piédestal de l’aristocratie territoriale, au lieu de chercher sa base