
D’autres lieux de plaisir offrent un aliment spécial à telle ou telle superstition
populaire. On y passe du temple à la maison de thé et réciproquement, avec la satisfaction
que lonne 1 accomplissement d’une oeuvre pie. Pendant les premiers jours du onzième
mois, les hôtelières et les bonzes de Yousima-Tendjin voient affluer dans l’enceinte de
leui domaine des milliers de pèlerins des deux sexes, la plupart petits marchands ou
agriculteurs des faubourgs et de la campagne ; tous cheminant à la file sur les étroits
sentiers des rizières, pour aller acheter des râteaux de bambou au temple de cet endroit
isolé et comme perdu dans les marais du nord de la capitale. Or, ces râteaux de bon
augure pour les récoltes prochaines ne sont autre chose que de pieux joujoux remplissant
l’office de talismans dans les demeures des fidèles.. Il y en a pour toutes les bourses et
pour les goûts les plus variés : les uns, d’une taille colossale, supportent un tableau
peint sur soie ou sur bois et représentant la jonque du bonheur ; d’autres, de moyennes
dimensions, sont ornés du chiffre du dieu des richesses ; les plus modestes ont simplement
des images de carton, de papier ou de papier mâché, telles que la tête du dieu du
riz, le masque d’Okamé, et toutes sortes d’emblèmes mythologiques.
La fortune ne répartissent pas ses faveurs parmi les hommes en raison de leur stature,
il arrive souvent qu’à leur retour de Yousima, ce sont les pèlerins les plus grands mais
les plus pauvres qui emportent les râteaux les plus exigus, tandis que tel de leurs camarades,
chétif de corps mais opulent, succombe sous le poids de l’énorme instrument que
sa position sociale l’a contraint d’aéheter.
Ce qui ajoute à 1 effet comique de la procession, ce sont les particularités du costume
de la saison : les hommes portent un pantalon collant en cotonnade bleue, et un paletot
ouaté à larges manches ; la plupart vont tête nue, mais le nez protégé par un foulard de
crêpe, noué sur la nuque; d’autres se couvrent la tête d’un bonnet de crépon ou d’un
ample capuchon ouaté qui leur cache toute la figure, à l’exception des yeux. Les. femmes
adoptent généralement ce disgracieux capuchon, et, pour se garantir les mains du froid
rentrent leurs bras dans les manches épaisses du kirimon d’hiver, ce qui leur donne
1 aspect d une société de manchotes. Enfin, le temple de Yousima vendant aussi des
amulettes a mettre au bord des champs sous la forme d’un carré de papier fixé à', une
cheville, les paysans qui sont nu-tête ont l’habitude de les piquer derrière la mèche de
leur coiffure, comme des épinglés à cheveux ; on dirait qu’ils reviennent d’une exposition
agricole avec les numéros d’ordre sous lesquels ils y étaient classés.
De 1 autre coté du Sumidagawa la culture des arbres utilisés dans l’industrie occupe
une place non moins importante parmi les travaux des campagnards que la culture des
rizières et des jardins potagers. On y voit, entre autres, de grandes plantations de Rhus
vernix et de Broussonetia papyrifera, qui alimentent les fabriques de laque et de papier
de la capitale. Le premier de ces arbustes produit pendant environ treize années une récolte
annuelle de la valeur de 60 à 100 francs. Elle se fait à deux reprises, au moyen
d’incisions que Ton pratique en juin et que Ton renouvelle en septembre : les dernières
donnent un vernis de qualité inférieure.
Pour éviter, au temps de la récolte, le contact de la peau avec le laque natif, qui possède
des propriétés vénéneuses, les indigènes s’enduisent d’une couche d’huile les mains
et la figure.
C’est aussi sur la rive gauche du fleuve et sur les bords de ses principaux affluents,
que les entrepreneurs de bâtiments et les maîtres charpentiers de Yédo établissent de
préférence les chantiers où Ton convertit en poutres, en lattes et en planches les troncs
d’arbres exploités dans les forêts de l’intérieur. Elles sont d’une richesse inépuisable en
bois de construction, tels que le chêne, qui atteint au Japon une élévation prodigieuse ;
le pin, dont il existe plus de quarante espèces ; le cèdre, cryptomeria, d’une espèce indigène;
le sapin, très-remarquable aussi par les variétés qu’il présente, comme on peut en
juger d’après les notes que sir Rutherford Alcock lui a consacrées; enfin les bois bruns
ou d’un noir d’ébène, employés dans la menuiserie de luxe et dans les pelits meubles de
salon.
Il est fort heureux pour les Japonais que leurs superstitions populaires aient développé
en eux l’amour de la vie champêtre et une estime toute particulière pour les richesses
végétale s dont leur pays abonde.
C’est une justice à leur rendre que de reconnaître à quel point ils ont su maintenir
jusqu’à ce jour le principal élément de leur fortune nationale.