
rencontrerons la véritable entrée de l’île et des abords dignes de la* sainteté du lieu.
Parmi les rues qui débouchent de Benten sur la dernière place de marché de la ville
japonaise de Yokohama, l’on en découvre une que semble ombrager une plantation de
pins ; et en effet, lorsque l’on a franchi le seuil de la barrière municipale que la police
tient ouverte pendant le jour, et fermée durant la nuit, à l’entrée de chaque rue, l’on se
trouve en face d’une longue allée de pins précédée de l’une de ces portes sacrées, que l’on
nomme Toris. Elles se composent de deux piliers quelque peu inclinés l’un contre l’autre,
de telle sorte qu’ils finiraient par se rencontrer en formant un angle aigu, si, à une certaine
élévation, ils n’étaient arrêtés dans ce développement pyramidal, et réunis par deux
traverses horizontales dont la supérieure, qui est la plus forte, a les deux extrémités légèrement
recourbées vers le ciel. Le tori annonce toujours le voisinage d’un temple, d’une
chapelle, d’un lieu sacré quelconque. Ce que nous appelons prosaïquement des curiosités
naturelles: une grotte, une source jaillissante, un arbre gigantesque, un rocher fantastique,
le Japonais en fait le sujet d’une pieuse vénération, ou d’une terreur superstitieuse,
selon qu’il est plus ou moins dominé par la démonologie bouddhiste; et les bonzes de la
contrée ne manquent jamais de donner une expression sensible à cette religiosité populaire
en dressant un tori à proximité de l’endroit remarquable.
Souvent on élève, en ayant soin de les espacer avec symétrie, plusieurs toris sur
la grande avenue d’un temple: ainsi se reproduit au Japon, avec une simplicité rustique,
1 idée architecturale qui dans l’art grec a donné naissance aux propylées, et dans l’art
catholique à la colonnade de Saint-Pierre.
Les pins de l’avenue de Benten sont .minces, élancés, très-élevés, et, pour la plupart,
régulièrement inclinés par l’action continue des brises de la mer. Us supportent de distance
en distance de longues perches transversales, auxquelles les bonzes suspendent dans
les jours de fêle des inscriptions, des guirlandes, des bannières flottantes.
L’allée se termine par un second tori, moins haut que le premier, comme cela doit
être pour ajouter à l’effet de la perspective. A mesure que l’on s’en approche, on est tout
surpris de découvrir que l’avenue fait un coude et se prolonge à droite. Ici encore tout est
mystère : voilà un terrain vague, couvert de hautes herbes, de broussailles et de légers
pins silvestres au feuillage aérien ; à notre gauche, la nappe d’eau calme et transparente du
petit golfe formé par un bras de la rivière, et en face de nous un pont de bois construit
avec une austère élégance, spacieux et très-bombé, derrière lequel on distingue un troisième
tori se détachant sur l’épais feuillage d’un massif de grands arbres. Tout cet
ensemble forme un tableau étrange, propre à saisir l’esprit d’une .secrète appréhension. C’est
par ce pont, dont les piliers sont revêtus d’ornements en cuivre, que nous abordons enfin le
lieu sacré. Le troisième tori, orné, àu sommet, d’une inscription en lettres d’or sur un fond
noir, est tout entier d’un beau granit d’une blancheur remarquable, ainsi que les monm-
ments funéraires disposés avec goût sur la gauche de l’avenue. Le temple est devant nous,
presque entièrement caché par le feuillage des cèdres et des pins qui l’entourent. A peine
distinguons-nous, sous leur mystérieux ombrage, les escaliers où s’agenouillent les gens
qui viennent faire leurs dévotions devant l’autel de la déesse. Si le temple est désert, ils
peuvent appeler l’un des bonzes de service, en agitant, au moyen d’une longue bande
d’étoffe, un gros paquet de grelots attaché au portail. Aussitôt le bonze sort de son réduit,
et vient, selon qu’on le lui demande, donner des conseils, distribuer des cierges ou des
amulettes, prendre l’engagement de réciter des prières, enfin promettre de dire des messes
basses ou des messes en musique : le tout, bien entendu, moyennant finance.
Avant de se présenter devant le sanctuaire, tout Japonais doit se laver et s’essuyer la
figure et les mains : à cet effet, l’on a disposé à quelque distance du temple, sur la droite,
une petite chapelle contenant le bassin d’eau bénite destinée aux ablutions, et des serviettes
AVENUE DU TEMPLE, A BENTEN.
en crêpe de soie suspendues à un rouleau comme Jés essuie-mains de sacristie. Deux autres
chapelles voisines servent à abriter, l’une la maîtresse grosse caisse du temple, dont on fait
usage à défaut de cloche, et l’autre les ex-voto des fidèles. Les bonzes qui desservent le
temple de Benten ne paraissent pas vivre dans l’opulence. Leur costume est généralement
malpropre et négligé ; l’expression de leur physionomie a quelque chose d’hébété, de maussade
et de très-malveillant pour les visiteurs étrangers. Aussi se tient-on volontiers à une
respectueuse distance de leur sainte personne.
Je n’ai jamais eu l’occasion de les voir officier, sauf une fois, à la procession de leur
fête patronale. Il paraît que dans la journée, en temps ordinaire, ils se bornent, pour ainsi