
extorquer de l’argent. Le riche bourgeois, fier de sa qualité de banquier du Taïkoun, ne
se laissant pas intimider, les gens à deux sabres mirent le feu à ses magasins.
Si les honnêtes gens de Yédo peuvent se voir exposés à de telles violences, quelle
sera la condition des personnes appartenant aux classes infimes de la société ? J’ai cru
remarquer qu’il y avait à cet égard une importante distinction à faire : autant la caste
gouvernementale traite avec dureté les parias, les pauvres, les vagabonds, les filous et les
malfaiteurs, autant elle témoigné de condescendance pour la populace qui subvient à
ses besoins par un travail honorable, mais qui s’enivre, se bat dans les rues et se plaît
à troubler le repos des bourgeois.
Des moeurs grossières, des habitudes de tapage, caractérisent les coulies, les bateliers,
les bêtos de la ville basse, sur les rives de l’Ogawa. Il y a constamment parmi eux des
sujets de querelles et de rivalités. Dans certains cas, on en finit, pour un moment du
moins, par certaines joutes inoffensives, dont la plus originale a pour théâtre quelque
pont cintré des canaux de la Cité. Un gros câble de jonque marchande est jeté d’une
rive à l’autre par-dessus le tablier du pont. Les deux partis rivaux s’attellent, chacun de
son côté, aux extrémités de ce câble. Aussitôt le signal donné par les juges postés au
milieu du pont, des centaines de bras vigoureux tirent à la fois et de toutes leurs forces
dans les deux directions contraires le câble, qui se tord et s’allonge, puis demeure immobile,
tendu et frémissant, jusqu’à ce qu’enfin l’un des partis, succombant de fatigue,
le lâche et l’abandonne aux héros du bord opposé. Le charme capital de la lutte est dans
cette catastrophe finale qui, du côté des vaincus, jonche ordinairement le sol d’une foule
de combattants, entraînés, roulés, culbutés pêle-mêle les uns sur les autres. Mais ce qu’il
y a de mieux encore, c’est lorsque, le câble se rompant tout d'un coup, les deux armées,
sans en excepter un seul homme, mordent simultanément la poussière en exhalant un
immense gémissement. Au bruit sourd de la chute succèdent des clameur,s inouïes, une
confusion inexprimable, un tourbillonnement de gens qui se relèvent, s’étirent, se
secouent, se livrent à des accès de folle hilarité, et courant enfin sur le pont, à la rencontre
les uns des autres, s’entraînent réciproquement dans les maisons de thé voisines, pour
y sceller par des libations de saki une réconciliation générale. Les juges, la police, les
femmes, les passants, la population des deux rives, se mettent de la partie, et la fête
se prolonge jusqu’à l’heure de la fermeture des barrières.
J ’ai été témoin à Yokohama d’une sorte d’émeute de la tribu des palefreniers, qui a
duré près de trente-six heures. Le roi des bêtos de cette ville avait voulu honorer de sa
visite l’une de ces infortunées créatures auxquelles leur condition enlève toute excuse de
refus. Elle n ’en avait pas moins persisté à s’enfermer dans le réduit qu’elle occupait au
Gankiro, et le chef de cet établissement privilégié était demeuré sourd aux remontrances
du roi des bêtos. Celui-ci attroupa ses sujets, qui le suivirent, en colonne serrée, jusqu’aux
fossés dont ce quartier est entouré. Mais déjà la police avait enlevé les planches de l’unique
pont et fermé les deux lourds battants de la seule porte qui donne accès au Gankiro. Les
menaces et les vociférations de la tribu ameutée demeurèrent sans effet. Elle s’organisa
dès lors pour l’attaque, sous les yeux d’une force publique toujours plus considérable,
II. iO