
Amos des forêts de Matsmaï ; le service des incendies dans les villes japonaises ; le mobilier
d’une maison bourgeoise; les cérémonies du mariage; les arts et les métiers,
chacun traite à part ; les cités et les bourgs remarquables que l’on rencontre sur
le parcours du Tokaïdo. Mais il est superflu de multiplier les citations. Un peuple qui
s’est créé une source si puissante de saine instruction mutuelle, ne s’arrêtera pas à la
superficie ni a certaines apparences trompeuses de notre civilisation. Ce qui permet
d’espérer qu’il apprendra tôt ou tard à la connaître dans son essence, c’est qu’il a pu
jusqu’à ce jour résister à l’action délétère d’une religion abâtardie, qui n’a plus d’autre
role que de se faire la sordide complice des passions brutales. Ce n ’est pas que le mal
n ’existe et qu’il n ’ait même pénétré profondément la société japonaise. Je n’entends
point par là une certaine grossièreté de langage et d’habitudes qui peut se modifier très-
rapidemenl par une meilleure éducation. Le danger que je signale est plus grave. Il y a
des symptômes certains auxquels on reconnaît qu’un individu, qu’une génération se perd,
ou que tout un peuple tombe dans la décadence : c’est l’abandon des lois de notre
nature, le mépris des conditions primordiales de l’existence humaine, la recherche du
fantastique, du phénoménal, de l’impossible. Voilà des indices qui, s’ils devaient se généraliser,
me feraient craindre pour l’avenir du peuple japonais ; mais il y a dans son sein
et principalement chez les classes laborieuses, des résistances instinctives, des circonstances
sociales protectrices et de saines aspirations, qui, en attendant un secours plus
efficace, limitent considérablement les atteintes du fléau.
Celui-ci tire son plus pernicieux aliment de la librairie bouddhiste, amas nauséabond
de légendes merveilleuses, de glorifications monastiques, de transmigrations célestes ou
diaboliques. Cette littérature des bonzes est comme un narcotique, qui fait de l’homme
une sprte de somnambule perpétuel, aussi incapable que le fumeur d’opium de se gouverner
selon les règles de la raison, ni d’écouter la voix de sa conscience. Heureusement,
elle ne compte pas un très-grand nombre de lecteurs ; maison la rencontre sur tous lea
marches, et les mauvais petits livres populaires dont j ’ai parlé plus haut ne s,ont, en
réalité, pas autre chose que l’une de ses ramifications.
Son influence ne me semble pas moins incontestable parmi lés monstrueuses productions
de cette librairie galante que l’on exploite au Japon, comme spécialité commerciale,
publiquement avouée et très-florisknte. Les débauchés de tout âge y trouvent les élucubrations
les plus fantastiques auxquelles l’imagination de l’homme se soit jamais livrée en
pareille matière. L’art, le goût, le sentiment de la beauté plastique y font complètement
défaut. Ni les Grâces, ni les Ris, ni les Jeux, ni les Amours ne composent le cortège de la
Vénus japonaise, ou plutôt celle-ci n ’a de la femme que le sexe, et son héros est un
ignoble mannequin.
Les boutiques d’objets d’art et de curiosité sont infectées de produits analogues à ceux
de la librairie galante. On n ’oserait introduire une dame européenne dans un magasin
quelconque de services en porcelaine,, ou de sculptures en ivoire, ou de simples jouets
d enfants sans avoir préalablement enjoint au marchand d’éloigner de l’étalage nombre de
ses articles.
A quelques pas du temple d’Asaksa, un masque gigantesque d Okamé sert d enseigne
à une grande boutique où l’on vend tous les types de masques et toutes les coiffures de
mascarade en usage pour l’un ou pour l’autre sexe, ainsi que des monstres, des dragons,
des serpents, des chimères, d’effrayante dimension, enfin des phallus dorés, argentés
ou passés en couleùr, pour les enfants des deux sexes et spécialement pour les jeunes
filles en âge de se marier. On en voit pendant la fete des moissons et après la kermesse de
fin d’année, dans tous les quartiers de la ville, exposés sur les étagères des boutiques et des
maisons de thé, ainsi que dans l’intérieur des ménages. Ils y ont été apportés comme
présents de foire, offerts à titre de talismans et accompagnés de toutes sortes de souhaits
de santé et de prospérité.
Je m’abstiens de signaler d-’autres détails des étalagés et des curiosités de la foire
d’Asaksa, tels que certains sujets des lanternes magiques et dès dioramas ambulants,
certains épisodes des comédies de tréteaux et des jeux populaires; certains groupes des
cabinets de figures de cire, et même divers objets des boutiques de jouets d’enfants. C’est
vraiment à n’y rien comprendre, surtout lorsque d’un autre côté l’on rencontre dans ces
expositions tant de choses charmantes où le goût le plus difficile trouve une satisfaction
sans mélange. Les petits ménages des enfants japonais sont des bijoux de céramique et
d’ébénisterie. Dans un genre d’articles plus communs, aux dernières limites du bon
marché, il y a d’admirables petites cassettes en mosaïque de pailles de diverses couleurs;
des bouquets de fleurs en filaments de paille et d’écorce de bambou; des figurines en
terre cuite richement vernissées, représentant des chats, des chiens, des lapins et des
fruits; enfin des jouets animés, parmi lesquels je citerai les tortues qui remuent la tête
et les pattes, des oiseaux que f’on fait voltiger en sifflant dans un roseau adapté à leur
cage; les poupées qui, lorsqu’on tire la ficelle, se mettent un masque sur la figuré pour
effrayer les petits garçons. Et quelle jolie collection ne pourrait-on pas composer avec
cette variété de mouches, de sauterelles, de scarabées, d’insectes bizarres, dont le pays
abonde et que les brodeuses de fleurs et d’animaux artificiels imitent avec une si étonnante
perfection ! 11 sç fabrique, dans je ne sais quels ateliers, des objets qui paraissent
être en moelle de sureâu, et ne présentent d’abord que l’apparence de menus copeaux ou
de petits sachets. On les jette dans un bol d’eau tiède, et alors ils ne tardent pas à éclater
et à déployer lentement l'image d’un bateau, d’un pêcheur, d’une fleur, d’un fruit, d un
crabe, d’un poisson. A chaque sachet, nouvelle surprise : les jeunes spectateurs s’efforcent
de deviner au plus vite, à l ’envi les uns des autres. C’est un dès jeux les plus instructifs
et les plus amusants que je connaisse.
En sortant du temple de Quannon, du côté du Nord, on se perd dans un labyrinthe
d’allées et de sentiers qui circulent parmi les arbres nains, les plantes rares et les
potiches des fleuristes, ainsi que les tonnelles et les pavillons des restaurateurs, les
boutiques des étalagistes et les baraques des bateleurs. A droite, au fond d’une vaste
cour, la toiture ciselée du campanile s’élève majestueusement au-dessus des constructions
éphémères de la foire. Dans le voisinage du saint édifice, un tir à la sarbacane excite à la
fois l’adresse et l’hilarité d’un groupe de jeunes citadins : dès qu’un carton de cible est