
koura, ancienne ville de résidence, à 7 kilomètres au Sud-Ouest de Kanasawa.
Le constable fut chargé d’aviser à tous les préparatifs de la section maritime de l’expédition.
Le soir du départ étant arrivé, les amis, au nombre de deux seulement, qui s’étaient
décidés à m’accompagner dans la traversée de Kanasawa, se rencontrèrent avec moi sur la
terrasse de Benten, au moment où le vaisseau de garde des escadres mouillées en rade
donnait, par un coup de canon, le signal de l’extinction des feux. Des sons de trompettes
et de sifflets retentirent à la fois sur les bâtiments de guerre, puis tout rentra dans le
silence, 11 était neuf heures, aucun souffle de vent ne se faisait sentir. Nous vîmes la
lune se lever sur la ligne de la mer, au delà des collines du Bluff*. Peu de temps après, le
constable vint nous annoncer que les sendos nous attendaient.
Deux sentinelles japonaises, en faction sur la berge, armées; d’un fusil sans baïonnette,
nous saluèrent, au passage, d’un pacifique bonsoir! Nous y répondîmes sur un
ton appropfiéirJ’àge d’innocence de leur consigne militaire*
De toutes les barques amarrées sur la rive sortait, comme un gémissement cadencé,
la monotone piière des pêcheurs au suprême intercesseur et patron des âmes : « Amida,
ayez pitié de moi ! » L’efficacité de cette oraison est en rapport avec le nombre do
minutes que l’on doit y consacrer, sans interruption, conformément aux prescriptions
des bonzes.
L’équipage de notre expédition se composait des cinq bateliers, du constable, de deux
coskeis et du comprador chinois, préposé au commissariat des vivres. Tout ce monde était
posté ou installé sur le pont du sampan, dont la cabine demeurait à notre disposition.
Nous y arrangeâmes trois couchettes, au moyen de divers sacs, caisses et couvertures que
notre prévoyance ou le hasard nous avait mis sous la main, et, pleinement rassurés quant
aux conditions au milieu desquelles nous passerions la nuit, nous allâmes nous établir
sur la toiture de notre dortoir improvisé, en attendant que le sommeil nous invitât à
redescendre.
Nous traversâmes à la rame toute l’étendue de la baie occupée par la flotte, ç
Les bateliers japonais sont toujours debout, à l’arrière, deux d’un côté, deux de l’autre,
appuyés sur de lourdes et longues rames plongeantes, auxquelles ils impriment un mouvement
de demi-rotation, à la manière des gondoliers vénitiens. Le cinquième, et c’est
ordinairement le patron de la barque, manie l’aviron qui tient lieu de gouvernail. Le jeu
combiné des quatre premières rames produit les effets du mécanisme de l’hélice. Lorsque
le travail devient plus pénible que de coutume, les rameurs s’encouragent mutuellement
par un sifflement doux et prolongé, qu’ils provoquent en aspirant l’air et serrant
les dents.
Parmi les bruits confus qui nous parvenaient encore de la ville européenne, nous nous
intéressâmes particulièrement à un solo de clarinettè qui traduisait, selon toute apparence,
les sentiments mélancoliques dont débordait un jeune coeur allemand à la suite d’une
journée de comptoir marquée par 45 à 50 degrés centigrades. .
En approchant de Y Eurÿalas, vaisseau amiral de l’escadre anglaise, nous entendîmes
tout à coup les accords de la musique du bâtiment. Elle jouait l’hymne national : c’était
le signal solennel de la clôture d’une fête qui se célébrait à bord.
Au même instant, devant la porte de notre propre cabine, une boîte à‘ musique don(
nous ignorions l’existence répondit cavalièrement par l’air : Ah ! quel plaisir d'être soldat !
La lune éclairant en plein la figure triomphante du constable, nous comprîmes à qui nous
devions cette burlesque surprise. Il s’empressa de nous apprendre que la boite était sa
propriété, qu’il l’avait achetée sur ses économies, et qu’elle ne jouait pas moins de huit airs.
11 fallut les entendre tous à la file, et même recommencer jusqu’au dernier tour du ressort.
Cependant, une petite brise s’étant levée, nos bateliers retirèrent les rames et hissèrent
la voile. Bientôt nous cinglâmes au large, à perte de vue des côtes- et de toute embarcation.
Le ciel se couvrait peu à peu de blanchâtres vapeurs. La lune ne donnait plus qu’une
pâle clarté. 11 ne nous restait rien de mieux à faire que de nous retirer dans la cabine et
E NT I\ÉE DU HAVRE DE KANASAWA (RIVE DROITE).
d’y chercher le sommeil. Hélas! à notre vive stupéfaction, des moustiques, venus l’on ne
sait d’où, nous y avaient précédés. Après d’infructueux essais pour nous garer, nous couvrir
les mains et la figure, et même nous endormir héroïquement, nous dûmes, l’un après
l’autre, abandonner la place et reprendre nos anciennes positions.
Comme une embarcation japonaise a toujours un foyer et les ustensiles nécessaires pour
faire un peu de cuisine, nous commandâmes à notre Chinois de nous préparer du thé, et
nous passâmes les dernières heures de la nuit accroupis auprès de la flamme du foyer,
qui brillait à l’avant du bateau et se reflétait sur les ondes.
Au moment où nous étions à bout de résignation et de forces, nous nous aperçûmes
d’un changement de direction dans la marche de notre sampan. Les bateliers descendirent
la voile et ramèrent avec ardeur. Nous allions toucher au terme de notre traversée.
Dans le demi-jour fantastique de la lune flottant sur des bancs de nuages, et de l’aube
qui commençait à blanchir l’horizon, nous distinguons, à notre droite, un promontoire
escarpé, pittoresque, revêtu de beaux groupes d’arbres, et, vis-à-vis de nous, les dômes de
feuillage qui couronnent l’île Webster.