
mais non moins passive. La troupe principale, armée de bambous, prit position à la
tète du pont; d’autres bandés se postèrent le long des canaux, tout autour dé rétablissement.
La nuit entière et uüe partie de la journée du lendemain se passèrent dans
les préparatifs du siège. Enfin d’immenses clameurs préludent au signal de l’action ;
mais aussitôt les portes du Gankiro s’entr’ouvrènt, l’orateur de la police s’avance sur le
seuil, et un instant après, à la suite de quelqües paroles poliment échangées de part et
d autre, les attroupements se dissipent, comme par enchantement, au bruit d’éclatantes
manifestations de joie e t de triomphé..
Il y avait en effet de quoi se réjouir : la vengeance était complète; à l’instigation des
yakounines, la personne sur laquelle«e portait la colère des assaillants, venait de se précipiter
dans un puits aVec l’amant dont l’influence avait été; assez forte pour empêcher
le chef du Gankiro de remplir son devoir ;envers le roi des bêtos ; et au surplus, tous
les employés de l établissement allaient, du premier au dernier, comparaître le jour
même au château des .gouverneurs de Kanagawa.
L un des plus anciens résidents européens du Japon, avec lequel je m’entretenais
de l’issue de cette ignoble affaire, me cita plusieurs traits analogues de l’indulgence du
gouvernement pour les passions populaires. A Nagasaki, par exemple, il avait eu l’occasion
d assister, du haut de la galerie d’un restaurant indigène, à une véritable bataille
rangée des habitants d’une rue quelconque contre les habitants de la rue voisine. Les uns
et les autres vivaient depuis longtemps,, comme leurs pères avaient vécu, dans les termes
réciproques du plus .souverain mépris. Ce sentiment demandant impérieusement à se faire
jour, de toutes parts on s’était armé de bambous, et, après avoir formé les rangs, on
avait marché à grands cris au combat. La police, accourut en nombreuses escouades, mais
se borna complaisamment à fermer les barrières tout à la ronde pour circonscrire le champ
de bataille, et elle laissa faire pendant deux heures, au bout desquelles le gouverneur de
la ville, convaincu .qu’il allait répondre au voeu secret des deux partis, leur signifia par ses
agents de rentrer en paix chacun chez soi, ce qui s’effectua sans la moindre difficulté.
En réfléchissant à ces moeurs japonaises, il n’est pas sans intérêt de se rappeler qu’au
moyen âge, et même jusqu’à la révolution, nos villes avaient leurs rivalités de rues, et
nos campagnes; leurs haines de communes, leurs batailles de. villages. Un mesquin
esprit de clocher, de corporation, de tribu, pouvait seul se .développer sous l’oppression
combinée du glaive et de la crosse. L’esprit public, au contraire, est le fruit de l’union du
droit et de la liberté. Il substitue à l’émeute l’action des pouvoirs réguliers. Il entoure
la loi de majesté, et le gouvernement de cette confiance sympathique en laquelle réside
sa vraie puissance, la force morale. Enfin, c’est à lui d’empêcher qu’un appareil de rigueurs
inhumaines ne fasse de la justice un instrument de terreur, moins propre à effrayer
les coupables qu’à fournir-au despotisme un odieux moyen de domination. La douceur
est 1 apanage des forts. Le gouvernement du Taïkoun, si barbare envers les misérables,
si hautain pour la bourgeoisie, a terminé son règne à la merci de fluctuations, de concessions
et de terreurs journalières.
A mesure que le champ de nos études s’agrandissait et nous donnait chaque jour de
POLICE DES RUES ET SÛRETÉ PUBLIQUE. 75
nouveaux sujets de satisfaction, nous voyions nos relations ayèc le Castel devenir de plus
en plus difficiles. A en croire certains indices, une rupture entre le Japon et l’Angleterre
paraissait imminente. Le parti féodal l’appelait de ses voeux et sollicitait même le Taïkoun
de prononcer l’expulsion de tous les étrangers indistinctement. Des menaces avaient été
proférées dans le conseil des daïmios contre la dynastie régnante. Une rencontre noc
lurne dans laquelle les gens du Castel eurent le dessus, faisait parmi nos yakounines le
sujet de mystérieuses conversations, dont nous ne pûmes tirer autre chose, sinon qu’un
célèbre chef de lonines était resté sur le carreau et que l’affaire avait eu lieu dans notre
voisinage. Enfin flous fûmes témoins, sur le Tokaïdo, d’une scène qui, toute muette et
inoffensive qu’elle était, ne laissait pas que d’avoir sa signification.. Une cinquantaine