
Je me faisais déjà tout un programme de nos expéditions, lorsqu’une aventure
singulière vint, à la fois, m’encourager à réaliser mes projets et m’apprendre que j ’étais
encore bien loin d’en avoir deviné la valeur.
M. Metman avait reçu la visite de deux de ses amis, attachés à la légation prussienne
en résidence à Yokohama. Comme ils voulaient profiter de leur séjour à Yédo pour se
procurer l’almanach de la cour du Mikado, et l’Annuaire officiel du gouvernement taï—
kounal, M. Metman les conduisit, après le déjeuner, chez un libraire de la Cité.
Je lui recommandai de m’acheter, par la même occasion, les curiosités littéraires et
artistiques indigènes qui tomberaient sous sa main.
Quand ces messieurs, flanqués de leurs yakounines, se furent installés dans la bou-
tique du libraire, celui-ci s’empressa de leur remettre l’almanach de Kioto, qui était à
l’étalage ; puis il leur annonça que l’Annuaire de Yédo se trouvait au magasin, et, poussant
un châssis, il passa dan# la pièce voisine. L'un des yakounines l’y accompagna. Bientôt
tous deux rentrèrent, le libraire balbutiant qu’il n ’avait plus d’Annuaires à vendre. « Eh
bien, lui dit l’un des attachés prussiens, veuillez en aller chercher ailleurs. Nous vous
attendrons ici. » — Là-dessus grand mouvement parmi les yakounines, consultations dans
la rue, absence prolongée du marchand. Pendant ce temps les trois étrangers allument
leurs cigares et invitent un employé du magasin à leur apporter des caisses pour s’asseoir
et à déposer devant eux, sur des nattes, tous les ouvrages illustrés de la librairie. Ils lés
examinaient de concert, faisaient leur choix, et prenaient note des prix. Le patron, à son
retour, les. salua jusqu’à terre, puis, soupirant à plusieurs reprises —■« L’Annuaire,
murmura-t-il, est introuvable dans le voisinage, et l'heure est bien avancée pour envoyer
au Castel. — Qu’à cela ne tienne ! Dépêchez-y votre garçon ! De notre côté, nous allons
faire apporter notre dîner. Nous ne sortons pas de chez vous sans l’Annuaire. »
A la Suite de cette déclaration, prononcée en choeur, M. Metman écrivit un billet,
qu’il chargea l’un des hommes de l’escouade de remettre au comprador du Tjoôdji.
Le libraire, à son tour, donna une commission à l’employé du magasin, et la revue
des illustrations en vente se poursuivit avec son aide jusqu’à l’arrivée dç quatre coulies
du Tjoôdji, portant aux deux extrémités de leurs bambous, des caisses de laque et des
corbeilles d’osier contenant le dîner commandé.
On l’étala sur lés nattes. Les yakounines et le libraire furent invités à y prendre part ;
mais ils remercièrent poliment et se tinrent à distance. Cependant, quand le. bruit des
bouchons de champagne se fit entendre, un rapprochement spontané s opéra ; les coupes
écumantes circulèrent jusqu’au seuil d e : la boutique et au delà : — « Que pourriez-
vous nous montrer encore pour le'dessert? » s’écria M. Metman en apostrophant le
libraire. -
Celui-ci.répondit : « Vous connaissez maintenant tout mon fonds de boutique. Je n ai
plus, rien'à faire voir que des croquis à la main, dès esquisses en feuilles détachées,,
provenant de deux-peintres dé Yédo, décédés il y a quelque temps: C’est tout ce qu ils ont
laissé à leurs .famillés; qui m’ont abandonné cette inutile succession, contre une petite
provision de riz. Voilà encore de vieux cahiers sur lesquels ils essayaient leurs pinceaux.