
à Benten. J ’avais du abandonner cette solitaire résidence pendant les quelques semaines
d’agitation qui suivirent les réclamations de l’Angleterre relatives au meurtre de Richard-
son- L’on put se croire un instant à la veille d’une rupture générale entre le Japon et les
puissances de l’Occident. Après avoir séjourné, au milieu de ces circonstances critiques,
tantôt à Yédo, tantôt à Yokohama, je rentrai à Benten avec l’un de mes compagnons
d’aventures diplomatiques. Je m’y trouvai le maître du logis. Le consul général des Pays-
Bas, appelé temporairement à Nagasaki, m’avait fait savoir, en partant, que la seule considération
qui l’empêchât de me remettre même les clefs de sa maison, c’est que justement
sa maison n’avait pas de clefs.
L’installation ne fut pas difficile : depuis le portier jusqu’à ma table de travail et à
mon fauteuil de bambou, tout le personnel de service, tout le mobilier de la légation était
exactement à la place où je l’avais laissé. Seul, mon lit avait changé de forme. 11 ne se
composait plus que d’un matelas, étendu sur les nattes du plancher et revêtu d’un simple
drap de lin^/áans autre couverture. Ce frais sommier était entouré d’une spacieuse moustiquaire
de gaze blanche, tendue sur quatre hauts châssis disposés en carré. Une porte,
joignant à merveille, donnait accès dans cette enceinte si ingénieusement combinée pour
la protection de mon repos. Et pourtant, que de fois, après avoir franchi le seuil avec
toutes les précautions requises, après m’être’ enveloppé du léger costume que l’on revêt
dans les Indes pour se coucher tout habillé, à l’instant même où je croyais pouvoir entin
céder au sommeil, j ’ai dù me relever en sursaut pour me défaire de l’ennemi qui s’était,
introduit avant moi ou avec moi dans la place !
Les nuits des tropiques et celles de la saison chaude au Japon sont excessivement pénibles
pour les Européens. La transpiration et les moustiques font de toute occupation sédentaire
un véritable supplice. La promenade n’a plus de charme quand le crépuscule est passé.
Le sommeil fuit, pendant des heures interminables, la couche où l’on s’obstine à l’appeler.
De guerre lasse, nous allions chercher un refuge aérien sur le belvédère de notre
toit. Tô avait eu soin d’y transporter le tabacco-bon, c’est-à-dire le brasero des fumeurs,
accompagné d’une ample provision de cigares de Manille, et même d’une petite|càve ,de
liqueurs destinées à faire, des grogs américains.
La première impression qui nous accueillait sur cette haute retraite, c’était un sentiment
de délivrance et d’apaisement : l’immensité du ciel, parsemé d’étoiles, le calme de
la rade, où se dessinaient les sombres silhouettes des vaisseaux de guerre, le silence des
rues de la ville japonaise, sillonnées, par intervalles, des falots chancelants du guet de nuit,
tout ce qui nous entourait disposait l’esprit à une rêveuse contemplation. Mais bientôt
quelque incident fortuit venait nous en distraire : la chute d’une étoile filante, la traînée
lumineuse d’une fusée tirée dans quelque jardin public, la lueur phosphorique des
lucioles qui voltigeaient dans notre voisinage. Puis il fallait bien s’avouer que nous n ’étions
pas tout à fait hors d’atteinte des assauts de l ’ennemi. Ensuite, on s’apercevait que l’humidité
de l’air commençait à pénétrer les habits ; quelquefois de grosses gouttes de rosée
nous tombaient sur la figure. Enfin, la lassitude et le froid nous forçaient de rentrer sous,
la lourde atmosphère de nos dortoirs hermétiquement fermés.
UNE EXCURSION A KANASAWA. 209
Nous imaginâmes des parties de navigation sur la rade, dans le sampan, du consulat,
mais ce fut pour nous en tenir aux deux premiers essais. Comme nous rentrions à marée
basse, notre lourd sampan ne manquait pas de toucher, à une distance plus ou moins
considérable du débarcadère de Benten, et nous avions l’ennui de devoir franchir t’inler-
valJé qui nous en séparait, montés à califourchon sur les épaules de nos bateliers.
Le constable, à cette occasion, crut devoir obligeamment nous avertir que l'inconvénient
dont nous nous plaignions ne se produirait pas si nous prolongions notre promenade
jusqu au lever du soleil. Sa naïve observation eut un succès auquel il était loin
de s attendre. Nous avions dans ce moment quelques amis à notre table. Il ne fut question,
pendant le repas, que de grandes conceptions nautiques, s’étendant peu à peu vers le cap
Sagarni, et même le doublant pour gagner l’île d’Inosima.
Tout à coup, arrivés à ce point, nos projets prirent une consistance sérieuse. Une
mule, qui traverse diagonalement la presqu’île formée par le cap Sagarni, nous permettait,
en effet* d atteindre Inosima sans courir les risques d’une longue navigation. On convint
qu une partie de la société se rendrait en bateau, et l’autre à cheval, au village de Kana-
sawa, situé à 15 kilomètres au Sud de Yokohama, et que de là, par la voie de terre,
on se dii ¡gérait sur Inosima, sans omettre de visiter en route les monuments de Kama