
vacillantes dessinaient vaguement sur les maisons la silhouette des vendeurs, et projetaient
au loin, sur le sol, les ombres des acheteurs. Trois ou quatre officiers marchandaient des
bouteilles vides : l’un d’eux, se détachant du groupe, se porta brusquement sur nous en
étendant les bras ; ses camarades le retinrent en nous faisant comprendre que le gentilhomme
était aussi pur de toute mauvaise intention qu’irresponsable de ses mouvements.
Malgré l’heure tardive, des femmes et des enfants se pressaient en grand nombre autour
des boutiques de sucreries et de bimbeloteries. Quelques bonnes bourgeoises se faisaient
accompagner d’un coskei portant une lanterne. Dans tous les magasins d’une certaine
apparence, on voyait, exposé comme un autel chargé d’offrandes, un guéridon de laque
bordé de rameaux de sapin et supportant une pyramide de gâteaux de riz, au sommet de
laquelle s’étalait une grosse langouste.
Parvenus au fond de la place, nous nous trouvâmes en face d’un beau portique orné
d’une double rangée de lanternes rondes, et abritant deux images de Kamis installées dans
des niches, à droite et à gauche du passage où circulait la foule. A chaque aile de l’édifice
on avait planté deux pins de haute taille, chargés jusqu’au sommet d’une multitude de
petits falots, dont l’effet me rappela vivement l’illumination de nos arbres de Noël.
Cette porte donnait accès dans une vaste cour bordée de petites boutiques et de débits
de thé et de saki ; mais la curiosité publique se portait principalement vers un rassemblement
tumultueux qui s’agitait au pied d’une mystérieuse construction ayant la forme d un
tori surmonté d’une torche gigantesque de paille tressée. Les piliers du tori étaient entourés
de hautes tiges de bambou, et se terminaient en pointe comme des mâts. De 1 un à 1 autre
des deux sommets, des guirlandes en brins de paille étaient tendues parallèlement à la
grosse torche, tandis que, au-dessous de celle-ci, des tentures armoriées,-des stores à demi
baissés et une enseigne en lettres d?or complétaient la décoration de cet étrange échafaudage.
Je demandai à notre interprète la signification des clameurs qui retentissaient sous le
tori, à l’égal des vociférations que l’on entend autour de la corbeille de la Bourse : « C est la
criée du riz, me répondit-il. On termine la vente aux enchères de la récolte d un grand
daïmio. — Et.duque l? — Tantôt l’un, tantôt l’autre, et tantôt le Taïkoün, comme c’est
l’usage au Japon. »
Familiarisé de longue date avec les réponses des interprètes, je me déclarai satisfait et
poursuivis ma route du côté de Takanawa.
Une-grande animation régnait encore sur le Tokaïdo; mais déjà 1 ombre et le silence
envahissaient les rues adjacentes. Aux joyeuses illuminations succédaient çà et là de rares
et faibles lumières. En ce moment, me disais-je, telle modeste lampe qui luit au fond de
l’une des galeries du voisinage, inspire sans doute quelques beaux vers de circonstance
au digne instituteur du quartier. Il doit, le jour du nouvel an, adresser une poésie de
félicitations aux parents de ses élèves. Pour accomplir sa tâche avec toute chance de
succès, il a mis sous ses yeux un vase de fleurs et un guéridon chargé de petits
pains de riz : humbles et pieuses offrandes qu’il consacre au Soleil. Pour ce soir, il se
contentera de peindre ses vers sur un brouillon de papier rouge; mais, à laube
du jour, il les copiera sur le papier des éventails dont il fera hommage à ses protecteurs.
Cependant, à mesure que l’heure de minuit s’approche, on distingue tout a coup,
dans les cours des maisons bourgeoises,; fa réverbération d’une petite flamme allumée
sur le sol Elle brille d’un; vif éclat,- et s’éféint au bout dê quelques minutes. Que s’est-il
donc passé dans ce court espace de temps ? Exactement, quoique sous une. autre forme,
la reproduction de la superstitieuse, pratique d.es plombs de Noël. Les familles japonaises,
à la dernière heure du dernier mois, mettent le feu à un faisceau de bûchettes
aspergées d’eau bénite, et, consultant la direction, la figure, le pétillement de la flamme,
elles en tirent l’horoscope de leur bonne ou de leur mauvaise fortune pour l’année,
qui va s’ouvrir.
Au surplus, c’esl le moment de la mi-sodji ou de la deuxième fêle de purification
de l’année. Les valets des temples de l’ancien culte allument de grands feux dans
l’enceinte des sacrés parvis. Les prêtres, chargés de leurs ornements sacerdotaux,
sortent processionnellement du temple, Sur le point d’en descendre les degrés, ils rencontrent
deux affreux démons qui, munis de fourches, leur barrent le passage. Mais,
6 puissance du goupillon ! à peine les deux monstres ont-ils vu, de leurs quatre paires