
La patience du représentant hollandais ne fut nullement ébranlée. Il poursuivit son
rôle modeste, sans éclat, mais d’une action pénétrante, d’une efficacité profonde. Quand
le gouvernement japonais dut cpder aux sollicitatigns imposantes de l’envoyé des Etats-
Unis, il le fit, non sous l’empire d’une aveugle nécessité, mais en parfaite connaissance
de cause, avec le sentiment qu’il accomplissait un acte mûrement réfléchi dont il était
prêt à assumer les conséquences ; et c’est ce qu’il ne tarda pas à prouver dans les luttes
sanglantes qu’il eut à soutenir à cette occasion contre les seigneurs féodaux.
Rien n’était plus propre à compléter et à couronner dignement l’oeuvre entreprise
depuis dix années au Japon par là Hollande, que l’énergique et décisive intervention de
la grande république américaine.
Il y avait longtemps que le Japon était le but d’aventureuses tentatives d’établissements,
dans lesquelles le génie américain avait mis vainement en oeuvre tour à tour la
ruse, l’audace, le mobile religieux, l’amour-propre national. Même une démarche directe
du gouvernement de l’Union venait d’ètre repoussée sous la forme la plus catégorique :
« Dites à votre gouvernement, avait-on répondu au commodore Riddle, que notre
nation évite tout contact avec les étrangers. Il nous en est arrivé de diverses parties du
monde ; ils ont toujours été éconduits de la même manière. Le refus que vous éprouvez
est conforme aux maximes traditionnelles de notre État. Nous savons que nos usages, à
cet égard, diffèrent de ceux des autres peuples. Mais nous revendiquons en notre faveur
le droit qui appartient en propre à chaque nation, de régler ses affaires comme elle l’entend.
Le commerce des Hollandais à Nagasaki ne donne à aucun autre peuple le droit
de prétendre aux mêmes avantages. »
Cette déclaration et les récits de quelques aventuriers qui avaient subi au Japon une
détention prolongée, provoquèrent en Amérique une vive exaltation. La presse, les clubs,
le congrès, agitèrent la question d’une grande manifestation maritime contre le Japon :
« Il ne devait pas être permis à cet empire de braver plus longtemps le monde civilisé.
Après tout, l’indépendance d’une nation ne saurait être absolue : il v a des lois générales
de bon voisinage et d’humanité, qu’il importe de faire universellement respecter. Aucun
peuple ne doit pouvoir impunément s’y soustraire. L'obstacle que le Japon oppose au développement
pacifique du commerce américain dans le Grand Océan n’a pas de raison
d’être, ne peut se justifier. L’Amérique doit à sa dignité d’intervenir énergiquement.
En vain l’on objecterait le principe de non-intervention consacré par l’usage depuis
la fondation de la république; nous n ’en sommes plus au temps de Washington. A
mesure que la vapeur rapproche le nouveau monde des vieux empires de l’Asie orientale,
la république laissera-t-elle toute l’influence dans ces contrées passer aux mains de
telle ou telle puissance de l’Europe ? N’est-ce pas plutôt dans cette direction qu’elle est
appelée à déployer ses forces et à remplir peut-être une grande mission civilisatricp ? »
Au milieu de la bruyante agitation des cercles politiques, un officier de marine aussi
distingué par ses qualités personnelles que par l’état de ses services, le commodore Perry,
méditait patiemment un plan d’expédition basé sur une étude approfondie du caractère,
des moeurs, de l’histoire et des institutions nationales, du peuple japonais. Quand son
projet eut été mûrement élaboré dans toutes ses parties, il le soumit à son gouvernement,
avec prière de bien vouloir le prendre sans retard en considération.
Non-seulement le gouvernement le revêtit de son .approbation, mais il en confia
l’exécution au commodore lui-même.
Les instructions du cabinet de Washington, rédigées par le secrétaire d’État- Daniel
Webster, exposent avec une mâle simplicité les considérations générales qui servaient de
point de départ à la politique américaine :
« Le temps approche rapidement où il faudra mettre le dernier anneau à cette chaîne
de communications à vapeur qui relie les peuples"’et les océans: Déjà elle va de la
Chine aux Indes et en Égypte ; de là, par la Méditerranée et l’Atlantique, en Angleterre,
puis dans notre heureuse patrie et dans d’autres contrées de ce continent ; elle descend
de nos ports à l’isthme qui unit les deux Amériques, et de l’autre côté elle longe les
rives de l’océan Pacifique dans la double direction du Nord et du Midi aussi loin qu’d se
rencontre des établissements d’hommes civilisés. Sur toutes ces lignes, nos steamers et
ceux d’autres nations font circuler lettresSfet journaux, valeurs et marchandises, hommes
et affaires, dans une progression toujours croissante. Le président pense que le moment
est venu de joindre les,deux bouts de, cette grande chaîne par l’établissement d’un service
régulier de navigation à vapeur de Californie en Chine. Pour faciliter cette entreprise,
il faudrait que le souverain du Japon nous permît d’acheter du charbon à ses
sujets. Je vous donne une lettre du président à l’empereur. Vous la lui porterez sur votre
vaisseau amiral, dans sa capitale, àYédo. Vous vous ferez accompagner de tous les vaisseaux
que vous croirez devoir requérir pour l’accomplissement de votre mandat... Le
président n’ignore pas jusqu’où va l’aversion des Japonais pour tout ce qui est étranger ;
néanmoins il ne doute nullement que vous ne réussissiez à la*vaincre. Il sera très-
important que vous trouviez l’occasion de faire comprendre aux autorités que notre gouvernement
n’a ni le pouvoir ni la volonté d’exercer aucune domination sur les croyances
religieuses même de ses propres ressortissants. 11 en résulte que ïe peuple japonais,
comme tout autre peuple, n’aura jamais à craindre que nous nous ingérions dans ses
affaires religieuses et voulions y introduire des innovations. »
La lettre du président « à son grand et bon ami la Souverain du Japon » , n’est pas
moins caractéristique :
« L e s États-Unis d’Amérique, écrivait Millard Fillmore, s’étendent d’un océan à
l’autre et nos territoires d’Orégon et de Californie sont situés en face des domaines de
Votre Majesté. Nos bateaux à vapeur ne mettent que dix-huit jours pour la traversée.
Notre grand État de Californie produit environ 60 millions de dollars d’or chaque année,
sans compter l’argent, le mercure et les pierres précieuses. Le Japon est aussi une riche
et fertile contrée, dont les productions sont de grande valeur. Les sujets de Votre Majesté
impériale sont habiles dans les arts. Je désire que nos deux pays se mettent en rapport ;
ce sera avantageux pour le Japon de même que pour les États-Unis... Nous savons que
les anciennes lois de l’empire ne permettent aucun trafic avec les étrangers, à l’exception
des Chinois et des Hollandais ; mais, comme le monde change et que de nouveaux gou