
tutélaire elle vaque aux soins domestiques avec un entier abandon, sans s’inquiéter même
des regards de l’étranger. En son absence, elle observe une réserve que l’on serait tenté
d’attribuer à la modestie, mais qui s’explique mieux par la dépendance et l’intimidation que
lui impose le mariage.
Peu à peu des rapports de bon voisinage se sont établis entre notre résidence et le quartier
des yakounines. Au Japon, comme ailleurs, les petits présents entretiennent l’amitié.
Quelques envois de sucre blanc et de café de Java, faits aux familles où nous avions
appris qu’il se trouvait des femmes en couche ou des malades, furent acceptés avec reconnaissance.
Un*jour qüe j ’étais seul à la maison, entre quatre et cinq heures de l’après-midi, le
monban vint m’annoncer l’arrivée d’une députation féminine du quartier des yakounines,
et me demander s’il devait la. renvoyer. Ces dames avaient reçu de leurs maris l’autorisar
tion de nous présenter leurs remerciments ; mais par la même occasion elles exprimaient
le désir qu’on leur permît d’examiner notre ameublement européen. Je répondis au por-
tier que je me chargerais de leur faire les honneurs de la résidence.
Bientôt j ’entendis le bruit d’un certain nombre de chaussures de bois sur le gravier des
allées du jardin, et je vis paraître au pied de l’escalier de la véranda, en face du salon,
tout un groupe de figures souriantes, parmi lesquelles on distinguait quatre femmes
mariées, deux jeunes filles nubiles, et des enfants de tout âge. Les premières se faisaient
remarquer par la sévérité de leur toilette : aucun ornement dans leurs cheveux ; pas d’étoffes
claires ou de couleurs éclatantes parmi leurs vêtements, pas de fard sur le visage ; mais les
dents teintes en noir d’ébène, comme il sied, selon les notions japonaises, à toute
femme en puissance de mari. Les jeunes filles, au contraire, rehaussent la blancheur naturelle
de leurs dents par une couche de carmin sur les lèvres, se mettent du rouge sur les
joues, enlacent dans leur épaisse chevelure noire des bandes de crêpe écarlate, et portent
une large ceinture aux brillantes couleurs. Quant aux enfants, leur costume se compose de
robes et de ceintures bariolées ; ils ne portent jamais de coiffure, et même ils ont la tête
rasée, sauf que, selon l’âge et le sexe, on leur laisse quelques mèches plus ou moins longues
et de coupe plus ou moins variée, les unes flottantes, d’autres nouées ensemble et
relevées en chignon.
Après les salutations et les révérences d’usage, les orateurs de la députation, car il y
en avait toujours deux ou trois qui parlaient à la fois, me dirent en japonais une quantité
de belles choses, auxquelles, de mon côté, je répondis en français, tout en faisant signe à
la compagnie d’entrer au salon. Assurément j ’avais, été compris ; j ’entendais, à n ’en pas
douter, des expressions de remerciments qui m’étaient bien connues, et cependant, au lieu
de monter l’escalier, l’on paraissait.me demander .je ne sais, quelle explication. Enfin la
gracieuse société a deviné mon embarras; joignant le geste au langage parlé : —- Devons-
nous nous déchausser au jardin, ou suffit-il que nous lè fassions sur la véranda?.-— Telle
fut: évidemment la traduction mimique de: la question préalable. Je me prononçai, pour la
dernière alternative, et aussitôt les invitées avec leur suite franchirent 1 ’esc'alier^ôtèrent et
alignèrent leurs socques.sur le plancher de la véranda, et foulèrent joyeusement les
tapis du salon, les enfants à pieds nus, les grandes personnes en chaussettes dé :toile:de
coton divisées en deux compartiments inégaux, le plus petit pour Torteil et l’autre poiir le
reste du pied.
La première impression fut celle d’une admiration naivë, suivie immédiatement d’une
hilarité générale, car ies hautes glacés des trumeaux, descendant jusqu’au parquet, reproduisaient
et répercutaient de la tête aux pieds, et par derrière aussi bien que par devant,
l’image de nos visiteuses. Tandis que les plus jeunes ne se lassaient pas de contempler ce
spectacle tout nouveau et fort attrayant pour elles, les mamans me demandèrent ce que
signifiaient les tableaux suspendus contre la tapisserie. Je leur expliquai qu’ils représentaient
le taïkoun de la Hollande et sa femme, ainsi que plusieurs grands dâïmios ou
princes de la famille régnante. Elles s’inclinèrent avec iespect; mais l’une d’elles, dont
la curiosité n ’était pas satisfaite, exprima timidement la supposition que l’on avait aussi
exhibé dans cette royale société le portrait du bêto de Sa Majesté néerlandaise. J ’eus garde
de la désabuser, car elle n’aurait pu comprendre qu’il fût de style noble de représenter
un prince debout à côté de son cheval de selle et le tenant lui-même par la bride.
D’autres, ayant examiné attentivement le velours des fauteuils et des sofas, vinrent me faire
part d’une contestation qui s’était: ;élevée entre elles touchant l’usage de ces meubles. :