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LA V E IL L E DU JOUR DE L ’AN, A YÉDO. 321
reçoivent de sa part carte blanche pour se tirer d’affaire comme ils l’entendent, au. milieu
’de la cohue de leurs confrères.'
Les agents de police, échelonnés à de courts intervalles sur le bord des'trottoirs,
s’appliquent,, du geste et de la voix, à maintenir là circulation. Quand ils sont à bout
d’éloquence, ils font deux ou trois pas en avant, et distribuent au hasard quelques coups
d’éventail sur les tètes des coulies et des badauds qui se rendent coupables du délit
d’attroupement.. Les vieillards, les jeunes tilles, les mères et leurs enfants se pressent aux
fenêtres et dans les galeries supérieures des maisons du quartier, pour jouir à leur aise de
tous les incidents du spectacle de la rue.
Leur curiosité ne sera satisfaite que lorsqu’ils auront assisté à la procession des garçons
brasseurs. Ceux-ci ont reçu leur salaire dans la matinée, et ils sont allés célébrer leur
première journée de liberté dans les jardins de la banlieue. Là, l’honorable confrérie s’est
assise à un banquet en plein air : on y a consommé des langoustes, des gâteaux tout frais,
du saki nouveau ; on a fait flotter des coupes pleines sur les ondes de quelque affluent
du Sumidagawajon a vidé à la ronde le grand bol de cérémonie ;V alors est venu le
tour des paris et des jeux de force ou d’adresse : tirer aux doigts, tantôt accroupis, tantôt
debout à cloche-pied ; tirer à la corde, les deux parties se tournant le dos ; ramasser un
éventail à terre en restant debout sur le pied droit, et la jambe gaifehe' repliée en arrière.
Enfin, les maîtres fatigués se sont couchés sous les cèdres, les jambes étendues par
sybaritisme sur le dos des apprentis, tandis que les compagnons' se livraient sans contrôle
aux danses les plus animées.
Maintenant, jeunes et vieux rentrent en corps à la Cité. Leur procession est la vivante
parodie des cortèges de daïmios. Le héraut d’armes, coiffé d’une toque en osier, c esl-
à-dire d’une cage à poulet, brandit de la main droite un puisoir à saki, en prononçant
d’une voix sourde le sacramentel « staniéro ! » (agenouillez-vous). Le porte-bannière s est
muni d’un long plumeau à épousseter les plafonds. Le prince paraît être une sorte de
Silène, que deux vigoureux compagnons soutiennent sous les aisselles. Sa suite, aussi
peu vêtue que lui-même, rappelle non. moins dignement les antiques bacchanales;
seulement le thyrse est remplacé par un long sabre de bois passé à la ceinture, et la
couronne de pampres par une ridicule mitre de papier.
L’éventail, chez les plus élégants brasseurs, accompagne en mesure les pas de
- danse dont ils embellissent la marche du cortège. D’autres se plaisent à pirouetter,
au cliquetis des tonnelets vides qu’ils ont passés à un bambou négligemment jeté sur
l’épaule. Un jeune chef s’appuie de la main gauche sur la poignée de son grand
sabre, et portant l’autre main tendue en avant, il y reçoit sur le pouce le talon de son
pied droit.
Telles sont les prouesses par lesquelles il convient que de vaillants garçons brasseurs
terminent leur laborieuse année. Leur bachique procession est d’ailleurs un hommage
qu’ils rendent publiquement à la sainte famille des inventeurs du saki. Le dieu, sa
femme, et leurs huit garçons, patrons collectifs de la confrérie, habitent sur les côtes du
grand Océan, lis portent une ceinture de feuilles de chêne et une longue chevelure
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