
delà de l’uf&g'e des fens : mais les favans beaucoup
plus livrés à la méditation, fe forment une multitude
d’idées faCtices & d’idées abftraites générales
qui les égarent continuellement. Ainfi on ne peut
les ramener à l’évidence, qu’en les affujettiffant ri-
goureufement aux vérités réelles ; c’eft-à-dire aux
fenfations des objets, telles qu’on les a reçûes par
l’ufage des fens. Alors toute idée faCtice difparoît, &
toute idée fommaire ou générale fe réduit en fenfa-
tions particulières ; car'nous ne recevons par la voie
des fens que des fenfations d’objets particuliers. L’idée
générale n’eft qu’un réfultat ou un reffouvenir
imparfait & confus de ces fenfations, qui font trop
nombreufes pour affeCter l’efprit toutes enfemble &
diftinCtement. Une fimilitude ou quelque autre rapport
commun à une multitude de fenfations différentes,
forme tout l’objet de l’idée générale, ou du reffouvenir
confus de ces fenfations. C ’eft pourquoi il
faut revenir à ces mêmes fenfations en détail & diftinCtement
, pour les reconnoître telles que nous les
avons reçûes par la voie des fens, qui eft l’unique
fource de nos connoiffances naturelles, & l’unique
principe de Y évidence des vérités réelles»
Il eft vrai cependant que relativement aux bornes
de l’efprit, les idées fommaires font néceffaires;
elles claffent & mettent en ordre les fenfations
particulières, elles favorifent & règlent l’exercice
de la mémoire : mais elles ne nous inftruifent point;
leurs caufes organiques font, dans le méchanifme
corporel de la mémoire, ce que font les liaffes de
papier bien arrangées dans les cabinets des geris d’affaires;
l’étiquete ou le titre de chaque liaffe, marque
celles où l’on doit trouver les pièces que l’on a be-
foin d’examiner. Les noms & les idees fommaires
d’être, de fubftance, d’accident, d’efprit, de corps,
de .minéral, de végétal, d’animal, &c. font les étiquetes
& les liaffes, où font arrangées les radiations
des efprits animaux qui reproduilent les fenfations
particulières des objets : ainli elles renaiffent avec
ordre, iorfque nous voulons examiner ces objets
pour les connoître exactement.
39°. Que nous ne connoiffons les rapports néceffaires
entre nos fenfations & les objets réels de nos
fenfations, qu’autant que nous en fommes fuffifam-
ment inftruits par la mémoire ; car, fans le reffouvenir
du paffé, nous ne pouvons juger sûrement de
l’abfence ou de la préfence des objets qui nous font
indiqués par nos fenfations actuelles. Nous ne pouvons
pas même diftinguer les fenfations que nous recevons
par la mémoire, de celles qui nous font procurées
par la préfence aCtuelle des objets. Par exem- ,
p ie , dans le re v e , dans le délire, dans la folie, nous
croyons que les objets abfens, qui nous font rappel-
lés par la mémoire, font préfens ; que nous les ap-
percevons par l’ufage aCtuel de nos fens, que nous
les voyons, que nous les touchons, que nous les entendons
; parce que nous n’avons alors aucune connoiffance
du paffé qui nous inftruife sûrement de
l ’abfence de ces objets. Nous n’avons que le reffouvenir
de leur préfence & de leur apperception par la
voie des fens ; car foit que la mémoire nous les rappelle
diftinCtement fous la forme que nous les avons
apperçûs par les fens, foit qu’elle les confonde fous
différentes formes qui les diverfifient, elle ne nous
rappelle dans tous ces cas que des idées que nous
avons reçues par la voie des fens. Ainfi dans l’oubli
des connoiffances qui peuvent nous inftruire de l’ab-
fence des objets dont nous nous reffouvenons nous
jugeons que ces objets font préfens, & que nous les
appercevons par l’ufage aCtuel des fens ; parce que
nous ne les connoiffons effectivement que par la voie
des fens, & que. nous n’avons aucune connoiffance
aûuelle qui nous inftruife de leur abfence. Les rêves
nous jettent fréquemment dans cette erreur, Mais
nous la feconnoiffons sûrement à notre réveil, lor£
que la mémoire eft rétablie dans fon exercice complet.
Nous reconnoiffons aufîî que l’illufion des rêves
ne contredit point la certitude des connoiffances
que nous avons acquifes par l’ufage des fens ;
puifque cette illufion ne confifte que dans des idées
reprefentatives d’objets que nous n’avons connus
que par cette voie. Si les rêves nous trompent, ce
n’eft donc pas relativement à la réalité de ces ob*-
jets; car nous fommes affûrés que notre erreur n’a
exifte alors que par l’oubli de quelques connoiffances
, qui nous auroient inftruits dé la préfence ou de* 1 abfence de ces memes objets. En effet nous fommes
forces à notre réveil de reconnoître que dans les rêves
, l’exercice corporel de la mémoire eft en partie
intercepté par un fommeil imparfait.
Cet état nous découvre plulieurs vérités : i°* que
le fommeil fufpend l’exercice de la mémoire, & qu’un
fommeil parfait l’intercepte entièrement : a°. que
l’exercice de la mémoire s’exécute par le méchanifme
du corps, puifqu’il eft fufpendu par le fommeil;
ou 1 inaCtion des facultés organiques du corps : 30«
que dans l’etat naturel, l’ame ne peut fuppléer en
rien par elle-meme aux idées dont elle eft privée par
l’interception de l’exercice corporel de la mémoire ;
puifqu’elle eft abfolument affujettie à l’erreur pendant
les reves, & qu’elle ne peut ni s’en appercevôir;
ni s’en délivrer : 4°. que l’ame ne peut fe procurer au-,
cune idée, & qu’elle n’a point d’idées innées, puifqu’elle
n’a en elle aucune faculté, aucune connoiffance
, aucune intelligence par lefquelles elle puiffe
par elle-même fe defabufer de l’illufion des rêves r 5°*. qu’H lui eft inutile de penfer pendant le fommeil
, puifqu’elle ne peut avoir alors que des idées
erronées & chimériques, qui changent fon état, &
forment un autre homme qui ignore dans ce moment
s’il a déjà exifté# & ce qu’il étoit auparavant.
40°. Que nous fommes auffi aflïirés de l’exiften-
c e , de la durée, de la diverfité, & de la multiplicité
des corps, ou des objets de nos fenfations, que nous
fommes aflïirés de l’exiftence & de la durée de notre
être fenfitif. Car les objets fenfibles font le fondement
de nos connoiffances , de notre mémoire j
de notre intelligence, de nos raifonnemens, & la
fource de toute evidence. En effet nous ne parvenons
à la connoiffance de l ’exiftence de notre être fenfi-
tif, que par les fenfations que nous procurent les objets
fenfibles par l’ufage des fens, & nous ne fommes
affures de la fidélité de notre mémoire, que par le
retour des fenfations qui nous font procurées de
nouveau par l’exercice aCtuel des fens ; car c’eft l’exercice
alternatif de la mémoire & des fens fur les
mêmes objets , qui nous font repréfentés par nos
fenfations, qui nous aflïirent que la mémoire ne nous
trompe point, lorfqu’elle nous rappelle le reffouvenir
de ces objets. C ’eft donc par les fenfations qui
nous font procurées par les objets, que ces objets
eux-mêmes & leur durée nous font indiqués, qu*
nous avons acquis les connoiffances qui nous font
rappellées par la mémoire, & que la fidélité de la
mémoire nous eft prouvée avec certitude. Or fans la
certitude de la fidélité de la mémoire, nous n’aurions
aucune évidence de l’exiftence fucceffive de
notre être fenfitif, ni aucune certitude dans nos
jugemens. Nous ne pourrions pas même diftinguer
sûrement l’exiftence aCtuelle de, notre être fenfitif
d’avec celle de nos fenfations, ni d’avec celle des
caufes de nos fenfations, ni d’avec celle des objets
de nos fenfations. Nous ne pourrions pas non plus
déduire une vérité d’une autre vérité, car la déduction
fuppofe des idées confécutives qui exigent
certitude de la mémoire. Sans la mémoire l^tre
fenfitif n’auroit que la fenfation , ou l ’idée de l’inf-
tant aCtuel ; il ne pourrait pas tirer de cette fenfation
la
h conviâion de fa propre exiftenee ; car il ne pour-*
roit pas développer les rapports de cette fuite d ’idées
, je spenje, donc je fuis. Il fendrait, mais il ne
connaîtrait rien; parce que fans la mémoire il ne
pourrait réunir le premier commencement avec le
premier progrès d’une fenfation ; il ferpit dans un
état de ftupidité, qui exclurait toute attention, tout
difeernement, tout jugement, toute intelligence,
toute évidence de vérités réelles ; il ne pourrait ni
s’inftruire, ni s’aflurer, ni douter de fon exiftenee,
ni dé l’exiftence de fes fenfations, ni de l’exiftence
des caufesde fes fenfations,puifqu’ilnepourroit rien
obferver , rien démêler, rien reconnoître ; toutes
fes idées feraient dévorées.par l’oubli, à mefure
qu’elles naîtraient ; tous les inftans de fa durée feraient
des inftans de naiffance , & des inftans de
mort ; il ne pourrait pas vérifier attentivement fon
exiftenee par le fentiment même de fon exiftenee*
ce ne ferait qu’un fentiment confus & rapide, qui fe
déroberait continuellement à Y évidence.
Il eft évident aufli que nous ne pouvons pas plus
douter de la durée de l’exiftence des corps, ou des
objets de nos fenfations, que de la durée de notre
propre exiftenee ; car nous ne pouvons être affûrés
de la durée de notre exiftenee que par la mémoire,
& nous ne pouvons être inftruits avec certitude par
là mémoire, qu’autant que nous fommes certains
qu’elle ne nous trompe pas : or nous ne fommes affûrés
de la fidélité de notre mémoire, que parce que
nous l’avons vérifiée par le retour des fenfations
que les mêmes objets nous procurent de nouveau par
l’exercice aCtuel des fens. Ainfi la certitude de la fidélité
de notre mémoire fuppofe néceffairement la
durée de l’exiftence de ces mêmes objets, qui nous
procurent en différens tems les mêmes fenfations par
l ’exercice des fens. Nous ne fommes donc affûrés de
la durée de notre exiftenee , que parce que nous
fommes affûrés par l’exercice alternatif de la mémoire
& des fens, dè la durée de l’exiftence des objets
de nos fenfations ; nous ne pouvons donc pas plus
douter de la durée de leur exiftenee , que de la durée
de notre exiftenee propre. Uégoifme, ou la rigueur
de la certitude réduite à la connoiffance de
moi-même, ne feroit donc qu’une abftraCtion cap-
tieufe, qui ne pourrait fe concilier avec la certitude
même que j’ai de mon exiftenee : car cette certitude
ne conufte que dans mes fenfations qui m’inftruifent
de l’exiftence des corps, ou des objets de mes fenfa-
tions , avec la même évidence qu’elles m’inftruifent
de mon exiftenee. En effet, Y évidence avec laquelle
nos fenfations nous indiquent notre être fenfitif, &
Y évidence avec laquelle les mêmes fenfations nous indiquent
les corps, eft la même ; elle fe borne de part
& d’autre à la fimple indication , & n’a d ’autre principe
que nos fenfations, ni d’autre certitude que
celle de nos fenfations mêmes ; mais cette certitude
nous maitrife & nous foûmet fouverainement.
Cependant ne pourrait - on pas alléguer encore
quelque^ raifons en faveur de Yégoifme métaphyfi-
que ? Ne m’eft-il pas évident, me dira-t-on, qu’il y a
un rapport effentiel.entre mes fenfations & mon être
fenfitif? Ne m’eft-il pas évident aufli qu’il n’y a pas
un rapport aufli décifif entre mes fenfations & les objets
de mes fenfations? J’avoue néanmoins qu’il m ’eft
évident aufli que je ne fuis pas moi-même la caufe
de mes fenfations. Mais ne me fuffit-il pas de reconnoître
une caufe qui agiffe fur mon être fenfitif, indépendamment
d’aucun objet fenfible, & qui me
caufe des fenfations repréfentatives d’objets qui n’e-
xiftent pas ? N’en fuis-je pas même affûré par mes rêves
, où je crois voir & toucher les objets de mes fenfations?
car j’ai reconnu enfuite que ces fenfations
etoient illufoires : cependant j’étois perfuadé que
je voyoïs & que je touchois ces objets,Ne puis-je pas
Tojjie VI, , ' r
'quand je veille être trompé de même par mes Tentations
? Je fuis donc plus affûré de mon exiftenee qué
de l’exiftence des objets de mes fenfations : je né
connois donc avec évidence que l’exiftence de mon
etre fenfitif, & celle de la caufe aCtive de mes fenfa*
lions.
Voilà, je crois, les raifons lès plits fortes qu’oit
puiffe alléguer en faveur de Yégofme. Mais avant
qu’elles puiffent conduire à cette évidence exclufive
qui borne fincerement un égoifle à la feule certitude
de l’exiftence de fon être fenfitif, & de l’exiftence de
la caufe aCtive de fes fenfations, il faut qu’il foit affû*
re évidemment par fa mémoire, de fon exiftenee fuc-*
ceffive; car fans la certitude de la durée de fon exifl-
tence, il ne peut pas avoir une connoiffance sûre ôc
diftinCte des rapports effentiels qu’il y a entre fes fend
io n s & fon être fenfitif, & entre fes fenfations &
la caufe aCtive de les fenfations ; il ne pourra pas
s appercevôir qu’il a eu des fenfations qui l’ont trompé
dans fes rêves, & il ne fera pas plus affûré de fon
exiftenee fucceffive, que de l’exiftence des objets de
fes fenfations c ainfi il ne peut pas plus douter de l’e-
xiftencede ces objets,que de fon exiftenee fucceffive.
S’il doutoit de fon exiftenee fucceffive, il anéantirait
par ce doute toutes les raifons qu’il vient d’alléguer
en faveur de fon égofme;siil ne doute pas de.fon
exiftenee fucceffive, il reconnoit les moyens par lel-
quels il s’eft affûré de la fidélité de fa mémoire :
ainfi il ne doutera pas plus de l’exiftence des objets
fenfibles, que de fon exiftenee fucceffive, & de fon
exiftenee aCtuelle. Ceux qui opinent en faveur de
Yégoifme, doivent donc au moins s’appercevoir que
le tems même qu’ils employent à raifonner, contredit
leurs raifonnemens»
Mon ame, vous direz-vous, ne peut-elle pas être
toujours dans lin état de pure illufion , où elle feroit
réduite à des fenfations repréfentatives d’ob-i
jets qui n’exiftent point ? Ne peut-elle pas auffi avoir
fans l ’entremife d’aucun objet réel, des fenfations
affectives qui l’intéreffent, & qui la rendent heureu-
fe ou malheureufe ? Ces fenfations ne feroient-ellea
pas les mêmes que celles que je fuppofe qu’elle reçoit
par l’entremife des objets qu’eilés me repréfen-
tent ? Ne fuffiroient-elles pas pour exciter mon attention,
pour exercer mon difeernement & mon intelligence,
pour me faire appercevôir les rapports que
ces fenfations auroient cntr’elles, & les rapports
qu’elles auroient avec moi-même ? d ’où réfülteroiû
du moins une évidence idéale, à laquelle je n e pourrais
me refufer. Mais vous ne pouvez vous diffimu-
ler qu’en vous fuppofant dans cet état, vous ne pouvez
avoir aucune évidence réelle de votre duréo- ni
de la vérité de vos jugemens, & que vous nè poùVez
pas meme vous en impofer par les raifonnemens que
vous faites actuellement ; car ils fuppofè'nt hon:yfeu^
lement des rapports aCtuels, mais auffi deS rajjports
fucceffifs entre vos idées,. lefquels exigent :i«ie durée
.que-vous ne pouvez vérifier, dont vous
n’auriez aucune évidence réelle: ainfi vous ne pouvez
pas ferieufement vous livrer à cés raifonnemens.
Mais fi votre pyrrhonifme vous conduit jufqifà-d'ou-
ter de votre duree, ne' foyez pas moins attentif à
éviter les dangers que, vos fenfations vous rappellent,
de crainte d’en éprouver trop cruellement la
realite ; leurs rapports avec vous font des preuves
bien prévenantes de leur exiftenee & de la vôtre.
Mais toujours il n’eft pas moins vrai, dira-t-on’;
qu’il n’y a point de rapport effentiel entre mes fenfations
& les objets fenfibles , & qu’effectivement
les fenfations nous trompent dans les rêves : cette
objection fe détruit elle-même. Comment favez-Vous
que vos fenfations vous ont trompé dans les rêves ?■
N’eft-cepas parla mémoire ? O r la mémoire vous af-
fûre auffi que vos fenfations ne vous ont point- trams