
5 8 8 F E T hos viétoires, les deux mariages de monfeigneur le
Dauphin, ont été célébrés par des fêtes, des illuminations
, des bals, des feux d’artifice ; mais un trait
éclatant, fupéfieur à tous ceux que peuvent produire
les arts, un trait qui fait honneur à l’humanité,
& digne en tout d’être éternifé dans les faites de l’Europe
, eft l’aâion généreufe qui tint lieu de fête à la
naifîance de monfeigneur le duc de Bourgogne.
Six cents mariages faits & célébrés aux dépens de
la ville , furent le témoignage de fon amour pour
l’état, de fon ardeur pour l’accroilfement de fes forces
, de l’humanité tendre qui guide fes opérations
dans l’adminiftration des biens publics.
Dans tous les tems cette aétion auroit mérité les
loiianges de tous les gens de bien , & les tranfports
de reconnoiffance de la nation entière. Une cir-
conftance doit la rendre encore plus chere aux contemporains
, & plus refpettable à la poftérité.
Au moment que le projet fut propofé à la v ille ,
les préparatifs de la plus belle fête étoient au point
de 1 execution. C ’eft à l’hotel de Conty que devoit
être donné le fpeélacle le plus ingénieux, le plus
noble , le moins reffemblant qu’on eût imaginé encore.
Prefque toutes les dépenfes étoient faites. J’ai
_vû, j’ai admiré cent, fois tous ces magnifiques préparatifs.
On ayoit pris des précautions infaillibles
contre les caprices du tems, l’évenement auroit il-
luftré pour jamais & l’ordonnateur , & nos meilleurs
artifies occupés à ce fuperbe ouvrage. Le fuccès
paroiflbit fûr. La gloire qui devoit le fuivre fut fa-
crifiée, fans balancer, au bien plus folide de donner
à la patrie de.nouveaux citoyens. Quel eft le vrai
françois oui ne fente la grandeur, Futilité, la géné-
rofité noble de cette réfolution glorieufe ? Quelle
admirable leçon pour ces hommes fuperficiels , qui
croyent fe faire honneur de leurs richeffes en fe livrant
à mille goûts frivoles 1 Quel exemple pour
nos riches modernes, qui ne reftituent au public les
biens immenfes qu’ils lui ont ravis, que par les dépenfes
fuperflues d’un luxe mal entendu, qui, en les
déplaçant, les rend ridicules !
Toutes les villes confidérables du royaume imitèrent
un exemple aufîi refpeûable ; & l’état doit
ainfi à l’hôtel-de-ville de fa capitale , une foule
d’hommes nés pour l’aimer, le fervir i & le défendre.
(2?)
Fê t e s d e s g r a n d e s V il l e s d u R o y a u m e de
F r an c e . C’ eft ici qu’on doit craindre les dangers d’une
matière trop vafte. Rien ne feroit plus agréable
pour nous, que de nous livrer à décrire par des exemples
aufti honorables que multipliés les reflources du
zèle de nos compatriotes, dans les circonftances où
leur amour pour le fang de leurs rois a la liberté«d’é>
dater. On verroit dans le même tableau la magnificence
confiante de la ville de Lyon embellie par :
le goût des hommes choifis qui.la gouvernent, toujours
marquée au coin dé cet amour national, qui
fait le caraftere diftinélif de fes citoyens. A côté des
fêtes brillantes, qui ont illuftré cette ville opulente,
on feroit frappé des reflources des habitans de nos
beaux ports de mer , dans les circonftances où le
bonheur de nos rois, ou la gloire de la patrie , leur
ont fourni les occafions de montrer leur adrefle &
leur amour. On trouveroit dans le coeur de la Franc
e , fous les yeux toujours ouverts de nos Parlemens,
des villes plus tranquilles^ mais moins opulentes!
fuppléer dans ces momens de joie, à tous les moyens
faciles qu’offre aux autres la fortune par l’a&ivité
l ’élégance, les nouveautés heure'ufes, les prodiges
imprévus que fournit à l’induftrie & au bon efprit la
fécondité des talens & des arts. Telles feroient les
fêtes de Touloufe , de Rennes , de Rouen , de Dijon,
deMets, Sec. que nous pourrions décrire ; mais
F E T ôri s attache ici au nécefîaire. Les foins qu’on a pris
à Bordeaux, lors du paflage de notre première dau-
‘ p § i dan.s cette ville » font un précis de tout ce qui
s eft jamais pratiqué de plus riche , de plus élégant
dans les differentes villes du royaume ; & les arts
différens , qui fe font unis pour embelir ces jours de
gloire , ont Iaifle dans cette occafion aux artiftes
plufïeurs modèles à méditer & à fuivre.
On commence cette relation du jour que madame
la dauphine arriva àBayonnejparce que les moyens
qu on prit pour lui rendre fon voyage agréable ôc
facile,méritent d etre connus des leéleurs qui favent
apprécier les efforts & les inventions des arts.
Madame la dauphine arriva le iç Janvier 174? à
Bayonne. Elle pafla fous un arc de triomphe de quarante
pies de hauteur, au-deflùs duquel étoient ac-
collees les armes de France & celles d’Efpagne ,
foûtepues par deux dauphins, avec cette infeription :
Quant beneperpetuis fociantur nexibus ambo ! De
chaque cote de l’arc de triomphe régnoient deux galeries
, dont la fupérieure étoit remplie par les dames
les plus diftinguées de la ville ,& l’autre l’étoit
par cinquante - deux jeunes demoifelles habillées à
l’efpagnole* Toutes les rues par lefquelles madame
la dauphine pafla , etoient jonchées de verdure,
tendues de tapifferies de haute-liffe, & bordées de
troupes fous les armes.
Une compagnie de bafques qui étoit allée au-devant
de cette princefle à une lieue de la ville , l’accompagna
en danfant au fon des flûtes & des tambours
jufqu’au palais épifcopal, où elle logea pendant
ion fejour à Bayonne.
H B S Je jour fut baiffé , les placés" publiquesI
1 hoteWe-ville & toutes les rues turent illuminées
le 17 madame la dauphine partit de Bayonne &
continua fa route.
R v^napt de Bayonne, on entre dans la généralité
de Bordeaux par les landes de captioux, qui contiennent
une grande étendue de pays plat où on
n apperçoit que trois ou quatre habitations difper-
lees au loin , avec quelques arbres aux environs! '
L année précédente , l’intendant de Guienne
prévoyant le paflage de l’augufte princefle que îa
France attendoit, fit au-travers de ces landes aligner
& mettre en état un chemin large de quarante-deux
pies, borde de fofles de fix piés.
Vers le commencement du chemin, dans une partie
tout-à-fait unie & horifontale, les pâtres du pays,
huit jours avant l’arrivée de madame la dauphine *
avoient fait planter de chaque côté,, à fix piés des
bords extérieurs-des fofles , 300 pins efpacés de 24
pies entrçux ; ils formoient une allée de 1200 toiles
de longueur , d’autant plus agréable à la vue ^
que tous cjts pins étoient entièrement l'emblables lés.
un^mx autres, de 8 à 9 piés de tige , de 4 piés de'
tête , & d’une grofleur proportionnée. On fait la
propriété quont ces arbres, d’être naturellement
droits & toujours verds.
Au milieu de l’allée on avoit élevé un arc de
triomphe de verdure, préfentant au chemin trois
portiques. Celui du milieu avoit 24 piés de haut fur
16 de large, & ceux des côtés en avoient 17 de
haut fur quatre de large. Ces trois portiques étoient
répétés fur les flancs , mais tous trois de hauteur feulement
de 17 piés , & de 9 de largeur : le tout formant
un quarré long fur la largeur du chemin, par
1 arrangement de 16 gros pins, dont les têtes s’éle-
voient dans une jufte proportion au-deflùs des por-!
tiques. Les cemtres de ces portiques étoient formés
avec des branchages d’autres pins., de chênes verds ’
de lierres, de lauriers & de myrtes, & il en pen-
doitdes guirlandes demême e/gece faites avec'foin,
foit pour leurs formes , foitpour les nuances desdif-
ferens verds. Les tjges des pins ? par le mpyen da
"pareil^
r x , i
pareils brâtlchages , étoient proprement ajuftées i
en colonnes tories s de là voûte centrale de cet. arc
de triomphe champêtre, defeendoit une couronne
de verdure ,• & au-deflùs du portique du côté, que :
jvenoit madame la dauphine, étoit un grand „cartou-
.che verd j où çn lifoit en gros earaéteres i A la bonne
arribado de nojle dauphino*-
On voyoit furJa même façade cette autre inferip-
tion latine ; les fix mots dont elle étoit çompofée fur
rent rangés ainfi ;
Jubet amor ,
Fortuna negati
Natura juvat.
Lès pa tres , âù nombre de trois Cents, étoient rangés
en haié entre les a rb re s , à commencer de l ’arç
de triomphe dû côté que v en o it madame là dauphine
; ils avo ien t tous lin b â to n , dont le gros bout fe
perdoit dans uné touffe de verdure. Ils étoient habillés
uniformément comme ils ont coutume d’être en
h y v e r , av e c une efpece de fur-tout de peau de mouton
, fournie de fa la in e , dés guêtres de m ême , & fur
la tê t e , une toque appellée vulgairement barret j qui
é to it garnie d’une cocarde de rubans de foie blanche
& rouge*
Outre ces trois cents pâtres à p ié , il y en avoit à
leur tête cinquante habillés de même j montés fur
des échafles d’environ 4 piés. Ils étoient commandés
par un d’entr’e lix , qui eut l’honneur de préfen-
terpar écrit à madame la dauphine * leur compliment
en vers dans leur langage.
Le compliment fut terminé paf mille & mille cris
de vive le Roi , vive la Reine , vive monfeigneur le
Dauphin , vive madame la dauphine.
Les députés du corps de ville de Bordeaux vinrent
à Caftres le 26. Ils furent préfentés à madame la dauphine
, ôc le lendemain elle arriva à Bordeaux fur les
trois heures & demie du foir, au bruit du canon de
la ville & de celui des trois forts. La princefle trouv
a à la porte S. Julien un arc de triomphe très-beau,
que la ville avoit fait élever*
Le plan que formoit la bafe de cet édifice , étoit
un rectangle de 60 piés de longueur & de 18 piés de
largeur, élevé de foixante piés de hauteur, non compris
le couronnement. Ses deux grandes faces étoient
retournées d’équerre fur le grand chemin , ornées
d’archite&ure d’ordre dorique,enrichies de fculpture
& d’inferiptions. Il étoit ouvert dans fon milieu paf
une arcade de plein ceintre, en chacune de fes deux
faces, qui étoient réunies entr’elles par une voûte
en berceau, dont les naiflances portoient fur quatre
colonnes ifolées, avec leurs arriere-pilaftres, ce qui
formoit un portique de 14 piés de largeur fur 30 piés
de hauteur.
Les deux côtés de cet édifice en avant-corps formoient
deux quarrés, dont les angles étoient ornés
par des pilaftres corniers & en retour, avec leurs ba-
fes & chapiteaux portant un entablement qui fe-
gnoit fur les quatre faces de l’arc de triomphe. La
frife étoit ornee de fes triglifes & métopes, enrichis
alternativement de fleufs-de-lis & de tours en bas
relief. La corniche l’étoit de fes mutules, & de toutes
les moulures que cet ordre preferit*
Au-deflùs de cet entablement s’élevoit un atti-
q u e , où étoient les compartimens qui renfermoient
des inferiptions que nous rapporterons plus bas.
A l’à-plomb de huit pilaftres, & au-deflùs de l ’at-
tique, etoient pofés huit vafes t quatre fuf chaque
fa ce , au milieu defquelles étoient deux grandes
volutes en adouciflement, qui fervoient de lupport
aux armes de l’alliance, dont l’enfemble formoit un
fronton, au fommet duquel étoit un étendart de 27
piés de hauteur fur 36 de largeur, avec les armes de
France &c d’Efpagne,. .
Tome FI. 1
F E T *89 Les erttfè-pilaftres au pourtour étoient enrichis do
.médaillons, avec leurs feftons en fculpture : au bad
défquels & à leur à-plomb étoient des tables refouillées
, entourées de moulures ; l’impofte qui regnoit
entre deux, fervoit d’architrave aux quatre colon-«
nés & aux quatre pilaftres, portant le ceintre avec
fon archivoitei
. Cet édifice, qui étoit de relief ert toutes fes parties,
étoit feint de marbre blanc. Il étoit exécuté
avec toute la févérité des réglés attachées à l’ordre
dorique; .
Sur le. compartiment de i’attique, tant du côté dë
la campagne que de celui de la v ille , étoit l’inferip-
tion fui vante : Anagramma numericum. Unigenito r«-
gis filio Ludovico, & augufla principi Hifpanioe 3 con*
nubio juntlis, civitas Burdegdlenjis & fe x vin trexe*
runtt *
Au-deflbus de cette infeription & dans la frife dé
l’entablement, étoit ce vers tiré de Virgile*
Ingredere, & votis jam nunç ajfuefce voçati. * *
Les médaillons en bas-reliéf des entre-pilaftres i
placés au-deflùs des tables refouillées & impolies ci-
deffus décrits, renfermoient les emblèmes fui vans.
Dans l’un, vers la campagne, on voyoit la France
tenant d’une main une fleur-dë-lis, & de l’autre
une corne d’abondance.
Elle étoit habillée à l’antiqüe y avec Un diadème
fur la tête & un écuflon des armes de France à fes
piés. L’Efpagne étoit à la gauche, en habit militais
re * Comme on la voit dans les médailles antiques *
aveC ces mots pour ame$ concordia oeterna, union
éternelle ; dans l ’exergue étoit éc rit, Hifpania *
G allia; l’Efpagne, la France*
Dans l’autre, aufîi vers la campagne, la v iîlé de
Bordeaux étoit repréfentée par une figure, tenant
une corne d’abondance d’une main , & faifant remarquer
de l’autre fon port. Derrière elle on voyoit
fon ancien amphithéâtre, vis-à-vis la Garonne,'qui
étoit rëcOnnoiflable par un vaifîeau qui paroiflbit
arriver: l’infcription, Burdigalenjîum gaudium, &
dans l’exergue ces mots, adventus Delphine r i46 ;
l ’arrivée de madame la dauphine remplit de joie la
ville de Bordeaux*
Du côté de la ville , l’emblème de la droite repré*
fentoit un miroir ardent qui reçoit les rayons du fo-
leil, & qui les réfléchit fur un flambeau qu’il allume j
& pour légende * ccelejti accenditur igné , le feu qui
l’a allumé vient du ciel.
Dans l’autre, on voyoit la déeffe C ybele afîife entre
deux lions, couronnée de fours, tenant dans fa
main droite les armes de France, & dans fa gauche
une tige de lis. Pour légende, ditabit olympum nova
Cybeles, cette nouvelle Cybele enrichira l’olympe
de nouveaux dieux.
Sur les côtés de cet arc de triomphe, étoient deux
médaillons fans emblème. Au premier 9felici adven-
lui, à l’heureufe arrivée. Au fécond, venit expecla*
ta dies j le jour li attendu eft arrivé*
Madame la dauphine trouva auprès dé Cet arc de
triomphe le corps de ville qui l’attendoit. Le comte
de Segur étoit à la tête. Le corps de ville eut l’honneur
d’être préfenté à madame la dauphine par M.’
Defgranges, & de la complimenter: le comte de Se*
gur porta la parole.
Le compliment fini, le carroffe de madame la dau*
phine pafla lentement fous l’arc de triomphe, & entra
dans la rue Bouhaut. Toutes les maifons de cette
rue, qui a plus de deux cents toifes de long en
* Anagramme numérique. La ville & les jurats de Bordeaux
ont érige cet arc de triomphe en l’honfleur du mariage de
monfeigneur le Dauphin, ois unique du Roi, & de madame
infante d’Ëfpagne.
** Arrivez, augufte Princefle, & recevez avec bonté l’hommage
de nos coeurs.
F F f f