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nées de fervice, forcé de quitter fon corps, & d’aller
enfevelir dans le fond d’une campagne reculée,
touts les avantages qu’il avoir reçus du ciel ; & cela,
parce que fon père , adonné à la philofophie , ou
plutôt à legoïfme , avoit payé les premières dettes
que l’amour du jeu lui avoir fait contrader , ik s’é-
toit contenté' de lui dire : « Si tu confumes pendant
ma vie le fruit de mes travaux & de mes épargnes ,
tu ne les trouveras pas après ma mort ». Je l’ai entendue
cette viélime de la foiblefle paternelle ,
dire, les larmes aux yeux : « Ah ! fi mon père
m’avoit traité dès mes premières faute's, avec la fé-
vérité que j’avois méritée ; fi, après m’avoir fait
expier mes premières erreurs par une longue prifon,
il m’avoit dit : Si tu récidives, fi tu ne changes
point de conduite, je redoublerai de févérité ; non,
je n’aurois point perfité dans mes goûts ; la paflion
du jeu n’ayant point alors jetté dans mon ame , les
profondes racines qu’elle y a pouflees depuis, je
l ’en aurois arrachée , j’aurois été heureux , & je ne
me verrois point forcé aujourd’hui d’abandonner un
état que j’aime , & des camarades qui me font
chers » ! Ah l combien il avoit raifon ! Nous pourrions
rapporter encore plufieurs exemples des effets
funeftes que produit la foiblefle des pères :
mais il vaut mieux en retracer un qui nous prouvera
les avantages de -la févérité , & qui, à beaucoup
d’égards , peut fervir de modèle. Je tiens l’anecdote
que je vais rapporter de celui qui en a été le
principal auteur. Voici à-peu-près la manière dont il
me la raconta :
Vous m avez vu dans ma jeunefle , paflïonné
pour les jeux de hafard ; & bien , je les hais autant
aujourd’hui que je les aimois autrefois ; je mets autant
de foin à les fuir, que je mettois d’emprefle-
mehrà les chercher; je porte même la haine que
j ’ai conçue contre les jeux de hafard, jufqu’à ne voir
des cartes ou des dés qu’avec une efpëce d’horreur.
Qui a produit ce miracle , dorit-je vous féli- j
cite bien fincèrement, dis-je en l’interrompant ?
JLa févérité de mon père, reprit-il : elle a été grande;
mais elle étoit néceffaire, & elle a été heureufe.
Peu de mois après que nos régiments fe furent fé-
parés , le moment des femeftres me ramena au fein
de ma famille : le goût du jeu m’y fuivir. Je cherchai
avec foin à cacher à mon père cette paflion
qu’il détefte : mais comme, par la place qu’il occupe,
car il eft comme vous favez, lieutenant de
roi de la ville d e ......... , il doit favoir tout ce qui
fe pafle dans l’endroit ou il commande; il apprit
bientôt que je hantois une de ces maifons funeftes
que l’appât du gain ouvre & remplit : il me fit ap-
peller dans fon appartement, & me fit voir mon
nom infcrit parmi ceux des perfonnes foupçonnées
de jouer les jeux de hafard. Je lui avouai que j’étois
entré quelquefois dans cette maifon ; mais je lui cachai
que j’y avois joué ; je cherchai même à lui faire
croire qu’il avoit été trompé par fes furveillants, &
qu’on ne jouoit dans l’endroit qui lui avoit été indiqué
, que les jeux de commerce & de combinai- -J
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fou. Je-crols ce que vous me dites,mon fils, repartit
alors mon père , je n’imagine pas que vous ayez
l’ame aflez baffe pour mentir. Il me fit auflitôt un
long difeours fur les dangers du jeu ; & il peignit
avec 1 énergie que vous lui connoiflez, les maux
que cette paflion enfante : il m’exhorta enfuite à lui
fermer l’entrée de mon coeur, fi j’étois aflez heureux
pour ne pas la connoître, ou à la vaincre , fi j’en
étois dominé: en père févère , il me l’ordonna avec
menaces , & en père tendre, il me le demanda avec
larmes. Ebranlé par les raifons fortes que mon père
m’avoit données , vaincu par fes prières, je me
promis à moi-même de fuir les jeux de hafard , &
je lui en proférai le ferment.Votre parole d’honneur
me fuifit, me dit-il ; fi vous me la donnez, je ferai
tranquille & vous ferez heureux : je vous crois incapable
d’y manquer. Si cependant vous craignez
de la fauffer, ne me la donnez point ; je ne pourrois
vous pardonner ce crime. Je me croyois changé;
je donnai ma parole ; mon père la reçut , ra’em-
brafîa, me donna les noms les plus doux , & m’accabla
de bienfaits. Le mois de mai arrive ; je prends
congé de mon père : il me rappelle par un feul mot
la parole que je lui ai donnée; je la renouvelle , &
je pars, dan*la ferme réfolution de la tenir à jamais.
Deux mois s’écoulent fans que je fois tenté
de l’enfreindre. Mes camarades , croyant que le
manque d’argent efl la caufe de mon éloignement
pour le jeu , m’offrent leur bourfe , je ne dirai point
avec générofité ; vous le favez, ce n’efl pas-là le
motif des offres des joueurs; je les remercie; je
leur prouve, en leur montrant I une fomme aflez
forte , que je fuis retenu par un autre lien; ils
veulent le connoître : au mot de parole d’honneur
donnée à mon père, ils font de grands éclats de
rire, & ils me débitent avec emphafe cette maxime
monftrueufe, qui permet au joueur , au buveur &
à 1 amant de fe parjurer. Je repouflai ce premier af-
faut, avec une grande vigueur : ils ne fe rebutèrent
point. L’or qu’ils avoient-vu entre mes mains les
tentoit : ils revinrent à la charge , ils combattirent
de nouveau mes fcrupules : une faufle honte s’empara
de moi ; leurs propos me féduifirent ; leur
exemple m’ébranla ; je les fuivis , en me promettant
cependant de n’être que fpeélateur de ce que
j’appelois déjà leurs plaifirs. La vue de l’or accumulé
fur la table , réveille mon goût pour le jeu \
l’efpoir du gain le ranima , l’affurance du fecret le
fortifia , ma raifon s’obfcurcit , ma parole fut oubliée.:
je jouai. La fortune , en me favorifant conf-
tammenr, rendit bientôt à ma paflion fa première
force, & lui en donna même une aflez grande pour
étouffer jufqu’à mes remords ; cependant mon
père, à qui il étoit reftédes amis fideles , apprend
que j’ai faufle mon ferment; il juge , par la peinture
qu’on lui fait de mon ardeur pour le jeu, &
parles faveurs que la fortune me prodigue, que
fes remontrances, fes prières ne feroient aucun
effet fur moi , il fe réfout donc à employer la févérité;
il mlécrit qu’il a obtenu un congé pour m o i,
que
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que je lui fuis néceffaire pour régler des affaires
importantes ; je pars, j arrive à la première barrière
de ,1a ville oh commande mon pere ; j y
trouve un ancien fergent de fa compagnie , qui me
remet, la larme à l’oeil, un billet cacheté ; la dou- '
leur peinte fur la figure du vieux militaire , m’annonce
les chofes les plus finifires ; j’ouvre le billet
en tremblant , je reconnois la fignature de mon
père , & je lis ces mots : « obéiffez à la Rofe >. ( c’é-
toit le nom du fergent), il efl chargé de mes ordres.
La Rofe parle à l’oreille au portillon, monte dans
ma voiture , abaiffe les flores, fond en pleurs &
garde le filence. La voiture s’arrête au bout de
quelques inflants, un coup de fifflet allez vif fe fait
entendre , la portière s’ouvre , je reconnois la cour
de la prifon militaire. La Rofe me prend par la
main , me conduit dans une chambre très éloignée
de celles qui font deftinées aux officiers de la gar-
nifon. Les fenêtres en étoient mafquées par un
auvent ,& les meubles réduits au pur néceffaire.
En entrant dans ce fombre manoir , je demande à
mon guide ce dont j’ai befoin pour écrire à mon
père , & favoir de lui la caufe dé nia détention, car
mon coeur ne me reprochoit plus rien ; je n’ai point
eu de mauvaifes affaires, me difoisje ; je n’ai
point contra&é de dettes ; j’ai fait mon métier
auffi-bien que le refle de mes camarades /pourquoi
donc cette prifon ? La Rofe me refufe de l’encre
du papier & des plumes ; il affure en avoir reçu
l’ordre. Je veux favoir de lui la caufe de ma .détention
, il dit qu’ il l’ignore ; n’avez vous pas joué ,
ajouta-til un moment après, fans affeélation , & il
s’échappe à l’inftant. Ces mots furent pour moi un
trait de vive lumière ; je me reffouviens de là parole
que j’avois donnée à mon père, & de celle
qu’il m’avoit donnée lui-même ; le repentir entra
dans mon ame; je reconnus que mes torts étoient
grands;mais je jugeai que huit jours fuffirotentà
leur expiation. Apres que ces huit jours furent paf-
fés , je croyois, toutes les fois que j’entendois le
bruit des verroux , que j’allois voir entrer mon
père , & que la liberté m’alloit être rendue , vaipe
efpérance ; je ne voyois que-le trop fidelle la R ofe ,
q u i, après m’avoir livré une foible pitance, &
m’avoir débité quelques phrafes triviales , mais
vraies , fur les dangers du jeu , fur la fainteté des
promeffes , &c. -, s’en retournoit fans me faire entrevoir
la fin d’une captivité fi dure. Cependant je
demande avec inftance qu’on daigne au moins me
donner quelques livres pour charmer mes ennuis
& orner mon efprit. Près de deux mois s’écoulèrent
avant que je puffe obtenir ce foible fouîagement.
Enfin je vois un jour entrer la Rofe tenant un vo lume
dans fa main; la joie brille dans mes yeux ;
je me précipite fur le livre, je l'ouvre avec vivacité
, mais je le rejette auflitôt avec indignation aux
pieds de mon cerbère ; c’étoit le truité de la pajjîon
du je u , par M. Duffaulx ; l’ennui vainquit bientôt
le dégoût que le titre de l’ouvrage m’avoit infpiré :
je le lus & le relus plufieurs fois , tant parce qu’il
Art militaire. Tome III.
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le mérite , que parce qu’il étoit ma feule reffource ,
& à chaque leéhire je fis des réflexions, nouvelles.
Je-priai la Rofe de me procurer quelque autre
livre ; il me le promit , & il m’apporta effeélive-
ment, quelques jours après, un inanufent aflez
confidérable ; il étoit rempli de toutes les penfées
fur les dangers du je u , que les moraliftes & les
philofophes ont répandues dans leurs ouvrages ; il
avoit pour épigraphe les vers fi vrais, fi délicats &
fi ingénieux que madame Deshoulières à faits fur
cet objet; j’y lus le nom d’une foule de vidimes
de la paflion'du jeu ; on y avoit peint, avec force ,
les événements qui les avoient conduits, celui-ci à
la mifère, celui-là au déshonneur, & un grand
nombre à une mort ignominieufe ; les trois lettres
que l’auteur des Mémoires du marquis de Lufigny a.
inférées dans le roman de ce nom , ouvrage dont
la ledure peut être infiniment utile aux militaires
y étoient tranferites ; la peinture du jeune Flin-
court baigné dans fon fang , celle de la .défolarion
de fon père , firent fur moi la plus vive impreflion ;
cette fable feroit peut-être aujourd’hui mon hiftoire,
me dis-je, & je verfai un torrent de larmes. Je
trouvai auffi dans ce manuferit le récit d’un duel
arrivé depuis peu , & dont les détails me firent fri-
fonner d’horreur ; j’y vis enfin un difeours énergique
contre les dangers -du jeu pour les militaires ;
il eft traduit du chinois . & a été compofé par l’empereur
Youngt-Ching; le manuferit étoit terminé
par le recueil des ordonnances que nos rois ont
portées contre les joueurs. Quelles profondes réflexions
ce manuferit ne m'infpira-t-il point !
quelle violente diatribe n’aurois-je point compo-
fée contre le jeu , fi mon père avoit permis qu’on
me donnât de l’encre & du papier ; mais il vou-
loit m’abandonner à mes feules penfées. Je me
contentai donc de les tracer avec du charbon fur
les murs de ma chambre. Cependant cinq mois
St demi font écoulés, & la liberté ne m’eft point
! rendue ; enfin je vois un jour entrer mon père. A
cet afpeâ je recule & détourne la tête ; mon fils ,
me dit mon père, d’une voix ferme , je vous pardonne
ce premier mouvement, il efl dans la nature
; j’ai été jeune ; je n’aimois point alors ceux
qui vouloient me faire rentrer dans la voie du devoir
& de l’honneur ; fi vous me connoiflez bien ,
vous favez que j’ai fouffert autant que vous de la
longue punition que je vous ai infligée ; mais elle
étoit néceffaire ; fi elle n’a pas fait d’impreffion fur
vous , fi vous n’avez point renoncé pour toujours
aux jeux.de hafard, bientôt vous ferez ramené ic i ,
& votre prifon ne finira qu’avec ma vie ; fi au contraire
elle .vous a changé , je ferai le plus fortuné
des pères , & vous le plus heureux & le plus aimé
des enfants ; votre voiture vous attend-, partez ,
rejoignez votre régiment ; ni vos camarades , ni
vos frères , ni votre mère elle-même, ne font inf-
truits de votre détention , j’ ai voulu ménager jufqu’à
votre amour-propre. Adieu , mon fils , & il
fort auflitôt. Quoi 1 mon père, m’écriai-je, d’une