
486 II E T
Les officiers généraux & tes brigadiers deftinés
pour conduire les colonnes & les brigades de l’armée
> fauront à quel endroit ils doivent prendre
une nouvelle route. Outre les bôns guides qu’on
leur donnera, chacun d'eux la hier a un officier
dans l’endroit où fa troupe fe détourne du premier
chemin , afin que cet officier puiffe inflruire
la troupe qui fuit la fienne , du chemin qu’elle doit
tenir. Ces mêmes officiers arrêteront tout homme
inconnu qui aura obfervé que les troupes ont
changé de chemin , afin que fi c’eft un efpion , il
n'en puiffe pas porter l’avis à l’ennemi.
Avant de changer de route, donnez la facilité à
quelque? prifonniers de s’échapper ; mais faites en
forte en même-temps que ces prifonniers entendent
des officiers difcourir entre eux, & q u i,
en s’entretenant de l’heure à laquelle l’armée arrivera
en un tel endroit, ils nomment comme par
mégard l’endroit où vous feigniez d’aller ; car il n’y
a pas de doute que’ ces prifonniers, apressetre
fauvés, ne courent au plus vite en avertir le général
ennemi, qu’ils tromperont involontairement,
en croyant lui donner un avis fidelle. J’ai rapporté
fur ce point,dans un autre endroit, l’exemple de
Didius.
Si vous laiffiez échapper ces prifonniers a peu
de diftance de votre camp, ils porteraient au général
ennemi la nouvelle de votre retraite allez
tôt pour pouvoir vous atteindre fur votre faux
chemin, ou pour vous couper le véritable ; & fi
vous différez trop de leur laiffer prendre la fuite ,
vous perdez trop de temps à marcher dans ce faux
chemin. Par conféquent le meilleur eft, qu’après
avoir fait marcher quelque temps ces prifonniers
avec votre armée , leur efcorte s’arrête comme
pour attendre quelque chofe , j ufqu’à ce qu’en fin
ayant laiffé paffer toute votre arrière-garde, cette
même efcorte , une heure après , leur donne la facilité
de s’enfuir, fi ces prifonniers étoient en fi
petit nombre , qu’il n’y eut pas un grand inconvénient'
à les perdre touts ; quelques foldats de confiance
de cette petite efcorte fuivant l’ordre fecret
que vous leur auriez donné, faifant femblant d’être
d’accord avec les prifonniers , pourraient défar-
jner le refte (fe l’efcorte ; & le conduire prifonnier
à l’armée ennemie.
On peut auffi en même-temps faire déferter par
un autre chemin un foldat de confiance, qui confirmera
l’avis que les prifonniers ont donné touchant
la route que vous tenez. Quand même les
ennemis apprendraient dans la fuite que vous avez
fauffé votre marche en prenant un chemin différent
, ils ne puniroient pas pour cela votre défer-
teur comme efpion double , parce qu’il fera constaté
que vous aviez commencé votre marche
comme le déferteur l’a affuré, & il alléguera, pour
fa défenfe qu’il n’a pas pu favoir fi vous avez fait
enfuite une contremarche. D ’aillenrs la relation
conforme de leurs prifonniers qui fe font échap- :
pés de votre armée, fervira à juftifier l’innocence 1
Jl E T
du déferteur, que réellement vous ne devez pa$
inflruire de fendrait où vous allez , de peur qu’en
fe voyant entre les mains des ennemis , il ne fe
voie forcé de découvrir la vérité par menace on
par crainte. Il faut donc feulement lui dire en
l’inftruifant, que fous prétexte de déferter il paffe
chez l’ennemi pour revenir dans votre armée lorf-
qu’H en trouvera une commodité fure , afin d«
vous informer de tout ce qu’il aura pu découvrir;
que fi on lui demande la route que vous tenez, il
l’avoue ingénuement, pour éviter d’être puni,
d’autant mieux , ajouterez-vous , que vous n’avez
plus à appréhender d’être atteint dans votre retraite.
On peut voir à ce fujet les exemples d’Or-
can & de Sahinus.
Un petit parti de cavalerie fuivra le chemin que
votre armée a laiffé. Il y aura avec ces partis fix
ou huit mauvais mulets chargés de bahuts vuides,
8c quelques charrettes chargées de peu de valeur ;
les effieux feront fecs, fans être graiffés, & les
boeufs attelés à ces charrettes auront des fon-
nettes , afin de faire du bruit depuis cent pas plus
loin où vous avez abandonné le premier chemin;
le parti laiffera par-ci par-là un bahut ouvert Si un
mulet auquel on aura coupé le jarret , afin que les
troupes des ennemis qui, fur l avis des prifonniers
& dçs déferteurs dont j’ai parlé, auront été
détachés à vos trouffes, croyent, en voyant ces
bahuts & ces mulets, que votre armée a paffé parla
, que les mulets ne pouvant pas fuivre , on les
a eftropiés, & qu’on a mis dans d’autres bahuts
les hardes qui étoient dans ceux-là.
A un quart de lieue plus avant , le parti s’arrêtera
avec les charrettes , qui iront & reviendront
continuellement. Un tambour donnera de .temps
en temps quelques coups de baguette fur fa çaiffe ;
les batteurs d’eftrade du parti fe tiendront à un
demi-quart de lieue plus en arrière à leur premier
coup de fufil ; le parti détellera les boeufs & les
chaffera devant à grands pas ; le parti ni les batteurs
d’efirade ne s’arrêteront point pour efcar-
moucher , parce que fi quelque foldat étoit fait
prifonnier, il pourrait, par crainte, découvrir la
rufe ; & afin qu’aucun d’eux ne déferre , on chob
fira des foldats de confiance. Ils ne perdront jamais
de vue le tambour , qui fera monté fur une
jumentafin que les chevaux henniffent ; toutes
ces apparences peuvent tromper les ennemis, &
les obliger de continuer à vous fuivre parce même
chemin que vous ne tenez pas.
Vous pourrez auffi, par la même route, faire
avancer un autre parti, qui occupera une montagne
ou quelque hauteur que les ennemis découvrent
de leur camp, ou du chemin par lequel
ils vous fuivent. Ce parti allumera des feux comme
fi c’étoit pour montrer le chemin à votre arrière-
garde, ou pour lui donner à entendre que l’avant^*
garde eft arrivée à cet endroit pour y camper , en
proportionnant à l’heure de fon départ le temps
R E T
héceffaire pour qu’il puiffe paroître poffible qu’elle
yfoit arrivée.
Les galères de Denys, tyran de Syracufe, don-
noient claaflè à celles d’Ariftide , capitaine d’E-
leatée, qui, pour éviter d’être pourfuivi, laiffa en
mer fur des lièges fes falors allumés , & fit route
vers Caulonie. Denys lui donna inutilement la
cfraffe, parce qu’il fut trompé par ces falots, fur
lefquels il mettoit toujours fa proue.
Frédéric Malabate , chef des Guelphes à Genes,
fe fervit du même artifice avec un pareil fuccès ,
pour éviter qu’Antoine Doria n’abordat fes navires.
Ammien, pourfuivi la nuit par les Perfes , attacha
une lumière fur un cheval. Il fit conduire le
cheval vers la droite , & il prit fa marche vers la
gauche. Les Perfes perdirent du temps a fuivre
cette lumière ,■ & Ammien mit fes troupes en
fureté.
J’ai dit, en parlant des embufcades , comment ;
on peut éviter que les ennemis ne connoiffent une ;
marche par la trace des hommes 8c des chevaux.
Vous m’oppoferez peut-être ici qu’il n’eft pas aifé ,
la nuit de découvrir cette trace. Je réponds que les
ennemis pourroient allumer des falots pour l’ob-
ferver.' D ’ailleurs , il peut vous être important que
même après que le jour fera venu , les ennemis ne
foient pas détrompés , parce que votre armée n’a
pas encore affez d’avantage dans le nouveau chemin
qu’elle a pris.
J’ai fait voir dans les articles précédents comment
on peut éviter que les ennemis ayfnt con-
noiffance de votre retraite affez tôt pour pouvoir
vous fuivre ; de quelle manière on peut les empêcher
de marcher à vos trouffes, lors même qu’ils
en ont connoiffance , & par quels moyens on peut
les tromper & leur faire prendre une route différente
de celle que vous tenez : il refte à examiner
quelle doit être la conduite d’un général qui fait
retraite lorfqu’il n’a aucun avantage de chemin , &
qu’il eft fuîvi des ennemis par la même route qu’il
tient.
Si, comme je l’ai fait voir dans un autre endrojt,
une armée qui a été battue peut fe mettre en fureté
dans fa retraite , en coupant les ponts auffitôt que
fon arrière garde les a paffés, à plus forte raifon le
pourra faire une armée qui n’a point été' mife, en
déroute.
Lorfque Sinan,général des troupes d’AmurâtII,
faifoit le fiège de Comar, il apprit que l’archiduc
fe préparoit à fecourir cette place avec de puif*
finîtes forces. Sinan fit brûler le pont que fes
Turcs avoienr jettes fur le Danube , ce qui empêcha
les Autrichiens de le fuivre dans fa retraite.
Quelquefois vous ferez obligé de faire retraite
par un chemin où les ennemis peuvent vous attaquer
en fortant par un pont dont ils ont fortifié les
têtes par un détachement de l ’armée ou de quelqu’une
de leurs places. Dans ce cas, avant de vous
mettre en marche , examinez s’il ne feroit pas poffible
de ruiner ce pont j en quoi il n’eft pas. dif-
RE T 487
ficile de réuflir , fi c’eft un pont de bateaux ou de
bois ; s’il eft de pierre, tâchez, par une marche
fecrète , de vous préfenter devant ce pont, pour
effayer s’il peut être ruiné à coups de canon. Je ne
crois pas que dans cette opération il y air à craindre
que les ennemis vous chargent, parce qu’il n’eft
pas vraifeniblable qu’ils ofeat défiler devant votre
armée , comme je la i déjà fait obferver en traitant
de la guerre défenfive.
Si au lieu d un pont, il y a entre les deux armées
un défilé que les ennemis doivent néceffaire-
ment paffer pour vous fuivre dans votre retraite ,
faites rompre ce défilé par votre arrière-garde ,
parce qu’alors les ennemis feront obligés de faire
un détour, ou de perdre beaucoup de temps pour
raccommoder le paffage , fur-tout fi ce paflàge eft:
fur le penchant d’une roche efearpée, où il fuffit
de couper fix pieds du roc , pour qu’il faille plu-
fieurs heures pour rendre le chemin pratiquable,
ou bien l’on y paffera avec tant d’incommodité ,
que la marche fera beaucoup retardée.
Lorfqu’en 1708, fon alteffe royale M. le duc
d'Orléans alloit faire le fiège de Tortofe , les ennemis
rompirent le pas appelle del ajfe , & quoique
les ennemis n’euflènt laiffé aucune troupe pour le
défendre, l’armée des deux Couronnes fut obligée
de s’arrêter une demi-journée pour raccommoder
ce paffage , encore ne fut-ce qu’avec beaucoup
d’embarras qu’on y paffa , y ayant eu plu-
fieurs chevaux & plufieurs mulets eftropiés.
Vous m’objeélerez que fi la montagne eft de
terre , on aura bientôt ouvert un chemin au-defîus
de celui qui a été détruit , ou bien l’on fera un
nouveau paffage au-deffous en foutenant les terres
avec des madriers 3 t des pieux. Si au contraire la
montagne eft de roche , l’armée qui fait retraite ,
& que l’on fuppofe à préfent n’avoir pas un grand
avantage de chemin , n’aura pas le temps de s’arrêter
pour rompre le roc. Je réponds que fouvent
un peu de terre qui s’échappe & s’écroule facilement
donne lieu à un travail immenfe pour former
un chemin fur le roc qui étoit deffous , 8c
qu’elle vient de laiffer à découvert. Quand même
tout le penchant de la montagne feroit de terre, il
faut plufieurs heures pour ouvrir un nouveau paffage
, & il ne faut que quelques minutes pour
rompre un chemin en divers endroits. D ’ailleurs, fi
toute la montagne eft de roche vive, ne peut-on
pas par avance y ouvrir des fourneaux, pour les
faire enfuite jouer après que votre arrière garde
aura paffé ?
S i , dans votre retraite , vous marchez par un
bois ou à caufe des coupures du terrein , du tuf ou
de la ténacité de la terre glaîfe, il n’y ait que certains
chemins abfolument nécéffaires, faites marcher
en queue de votre arrière garde une centaine
d’hommes qui fâchent bien manier les grandes
coignées , & qui abattront 8c feront tomber fu,r
les chemins étroits les arbres qui en font les plus
proches. Par cette précaution , vous arrêterez fure