
cheval de la maîn & de la voix; qui n’employoît
la gaule oij l’éperon qu’après avoir recouru cent
fois aux moyens les plus doux & les plus variés ;
qui ne l'ennuyoir, ne l’excédoit jamais par des
exercices trop longs , trop forts ou trop répétés ;
oc ici j’ai vu prefque toujours un caporal au regard
févère , à la voix menaçante , employant fans ceffe
les expreffions les plus durés, quelquefois les plus
aviliflantes , & fe fervant fouvent avec force de la
baguette de fufil ou du fabre qu’il tenoit dans fa
' main. Outré par cettè comparaifon , j’ai été cent
fois fur le point de venger, avec éclat, ces attentats
faits à l’humanité & à la raifon ; mais dénué
d autorité, j’ai été forcé de me contenter d’en gémir,
& de me borner à les dénoncer aux âmes
honnêtes 8c fenfibles. Puiffe la néceffité de les prévenir
frapper vivement les hommes à qui on a
confié l’heureux pouvoir de réprimer les abus 8c
de faire le bien ! Qu’on n’imagine cependant point
qu’emporté par une fenfibiU.té trop grande, ou
1 égaré par un cnthoufiafme exceffir, je prétende
qu’on ne doit jamais recourir à la févérité : je conçois
trop les hommes pour avancer une maxime
suffi fauffe. Il faut , fans doute , de la févérité, de
la rigueur même ; mais on ne doit employer ces
moyens violents qu’à la dernière extrémité, 8c que
lorsqu’ils font indifpenfablement néceffaires. L’anecdote
que je vais tranfcrire, mettra mon opinion
dans tout fon jour , 8c offrira aux în flru& eu rs la
meilleure leçon qu’on puiffeleur donner.
Un général chinois nommé Sunt-Ze , qui avoit
fervi pendant la guerre avec diftin&ion, 8c con-
fumè les loifirs de la paix à la compofirion d’un
ouvrage fur l’art militaire, crut qu’il étoit de fon.
devoir de faire connoître fon livre à fon empereur;
ïl fe rendit à la cour , 8c après beaucoup de peine ,
ilréuffirà faire tomber fon livre entre les mains du
prince; l’empereur fut affez fatisfait de l’ouvrage,
pour avoir le défir de voir 8c d’interroger lui-même
l’auteur. Sunt-Ze , lui dit-il, j’ai vu le livre que
vous avez compofé fur l’art militaire , 8c j’en ai été
content; mais les préceptes que vous donnez me
paroiffent d’une exécution bien difficile; il y en a
même quelques-uns que je crois abfolument impraticables
: vous-même pourriez-vous les exécuter?
Car il y a loin de la théorie à la pratique. On
imagine les plus beaux moyens lorfqu’on eft tranquille
dans fon cabinet, & qu’on ne fait la guerre
qu’en idée ; mais il n’en eft plus de même dans la
pratique II arrive fouvent qu’on trouve impoffibie ,
ce qu’on avoit envifagé comme facile.
Prince , répondit Sunt-Ze , je n’ai rien dit dans i
mes écrits que je n’aie déjà pratiqué dans les armées
; mais ce que je n’ai pas encore dit, 8c ce
dont cependant j’ofe afTurer aujourd’hui votre
majefté, c’eft que je fuis en état de le faire pratiquer
par quelques perfonnes que ce foir, 8c de les
former aux exercices militaires, quand j’aurai l’autorité
néceffaire pour cela.
Je vous entends, répliqua le roi ; vous voulez
dire que vous inftruirez aifément des hommes intelligents
, 8c qui auront déjà la valeur & la prudence
en partage; que vous formerez, fans beaucoup
de peine , aux exercices ' militaires , - des
hommes accoutumés au travail , dociles 8c pleins
de bonne volonté ; mais le grand nombre n’eft pas
de cette efpèce.
Non, répartit Sunt-Ze , je n’excepte perfonne
de ma proposition ; les plus mutins, les plus lâches
8c les plus foibles y font compris.
A vous entendre , reprit le roi, vous infpireriez
même à des femmes les fentiments qui font les
guerriers , vous les drefferiez aux exercices des
armes.
O u i, prince, répliqua Sunt-Ze, d’un ton ferme ,
& je prie votre majefté de n’en point douter.
Le roi , blafé fur les plaifirs ordinaires de la
cour, profita de cette occffion pour s’en procurer
d un nouveau genre. Qu'on m’amène ic i, dit i l ,
cent quatre-vingt de mes femmes. Les princeffes
parurent. Nous verrons, dit le roi en fouriant»
nous verrons , Sunt-Ze , fi vous nous tiendrez parole.
Je vous conftitue général de ces nouvelles
troupes. Vous n’avez qu à choifir dans toute l’étendue
de mon palais le lieu qui vous paroîira le plus
commode pour les exercer aux armes. Quand elles
feront fuffifamment inftruites , vous m’averrirez,
8c je viendrai moi-même pour rendre juftice à leur
adreffe 8c à voire talent.
Quoique le général fentît tout le ridicule du
perionnage qu’on vouloir lui faire jouer, il ne fe
déconcerta cependant pas ; il parut, au contraire,
très fatisfait de l’honneur que lui faifoit le roi, non-
feulemenr en lui laiffant voir fes femmes, mais encore
en les métrant fous fa direélion. Sire , lui dit-
il , d’un ton alluré , j’efpère que dans peu votre
majefté aura lieu d être contente de mes fervices ;
elle fera convaincue que je n’ai rien avancé témérairement.
Le roi-s’étanr retiré dans un appartement intérieur,
le guerrier ne s’occupa plus qu’à exécuter
fa commiffion. Il demanda des armes 8c touts les
autres objets néceffaires à' fes nouveaux foldats ;
il les conduiflt dans unê des cours du palais , qui
lui parut la plus propre à l’exécution de fes deffeins.
AdreiTant alors la parole aux princeffes : vous
voilà, leur dit-il , fous ma dirséfion 8c fous mes
ordres ; vous devez m’écouter attentivement, 8c
m’obéir dans tout ce que je vous commanderai.
C ’eft la première 8c la plus effentie'le des loix militaires
; gardez-vous bien de l’enfreindre. Dès demain
, vous ferez l’exercice devant le roi, 8c je
compteque vous vous en acquitterez exaélement.
Après .ces mots , il les ceignit du baudrier , leur
mit une pique à la main^, les partagea en deux
bandes, mit à la tête de chacune une des prin-:
ceffes que l’empereur aimoit le plus , 8c il commence
fes inftruétions en ces termes : diftinguez-
vous bien votre poitrine d’avec votre dos . 8c votre
main droite d’avec votre main gauche ? Répondez.
Quelques
Quelques éclats de rire furent todre la repente
qu’on lui donna d’abord. Mais comme il garda le
fdence & un ton férieux : o u i, fans doute , lui répondirent
elles d’une commune voix. Cela étant ,
reprit Sunt-Ze, retenez bien ce que je vais vous
dire. Lorfque le tambour ne frappera qu’un feul
coup , vous refierez comme vous vous trouvez
aâuellement, ne faifant attention qu à ce qui eft
devant votre poitrine. Quand le tambour frappera
deux coups, il faut vous tourner de façon que
votre poitrine foit dans l’endroit où étoit ci-devant
votre main droite. S i , au lieu de deux coups, vous
en entendiez trois, il faudroit vous tourner de
forte que votre poitrine fût préçifément dans 1 endroit
où étoit auparavant votre main gauche ; mais
lorfque le tambour frappera quatre coups, il faut
que vous vous tourniez de façon que votre poitrine
fe trouve où étoit votre dos , 8c votre dos ou
étoit votre poitrine. • 4
Ce que je viens de dire n’eft peut-etre pas affez
clair, je m’explique. Un feul coup de tambour doit
vous fignifier qu’il ne faut pas changer de contenance
, 8c que vous devez être fur vos gardes ;
deux coups, que vous devez vous tourner à droite ;
trois coups , qu’il faut tourner à gauche.; 8c quatre
coups , que vous devez faire le demi tour entier.
Je m’explique encore.
L’ordre qire je fuivrai eft tel : je ferai d’abord
frapper un feul coup : à ce fignal vous vous tiendrez
prêtes à ce que je vous dois ordonner. Quelques
moments après, je ferai frapper deux coups: alors,
toutes enfemble , vous vous tournerez à droite
avec gravité ; après quoi je ferai frapper non pas
trois coups , mais quatre , 8c vous achèverez le
demi-tour. Je vous ferai enfuite reprendre votre
fituation première, 8c, comme auparavant, je ferai
frapper un feul coup. Recueillez-vous à ce premier
fignal. Enfuite je ferai frapper , non. pas deux
-coups, mais trois, 8c vous vous tournerez à gauche ;
aux quatre coups j vous achèverez le demi-tour.
Avez-vous bien compris ce que j’ai voulu dire?
S’il vous refte quelque difficulté, vous n’avez qu’à
me la propofer ; je tâcherai de vous fatisfaire.
Nous vous comprenons à merveille , répoadirent
les dames. Cela étant, reprit Sunt-Ze , je vais commencer.
N’oubliez pas que le fon du tambour vous
tient lieu de la voix du général, puifque c’eft par
lui qu’il vous donne fes ordres.
Après cette inftruélion répétée trois fois, Sunt-Ze
range de nouveau fa petite armée ; après quoi il
fait frapper un coup de tambour. A ce bruit toutes
les dames fe mettent à rire ; il fait frapper deux
coups, elles rient encore plus fort. Le général
confervant le flegme qu’il avoit montré jufqu’à ce
moment, leur adreffa la parole en ces termes : il
peut fe faire que je'ne me fois pas affez clairement
expliqué dansl’inftru&ion que je vous ai donnée ; ficela
eft, je fuis en faute ; je vais tâcher de la réparer
en vous parlant d’une manière qui foit plus à
yotre portée ( 8c fur-le-champ il leur répéta juf-
A r t militaire. Tome / / / ,
qu’à trois fols la même leçon en d’autres termes ) :
puis nous verrons, ajouta-t-il , fi je ferai mieux
obéi. Il fait frapper un coup de tambour, il en fait
frapper deux. A fon air grave , '8c à leur appareil
bifarre , les dames oublièrent qu’il falloir obéir ;
! elles fe firent cependant violence pendant quelques
i moments , pour arrêter le rire qui les (uffoquoit »
mais enfin elles s’abandonnèrent a des éclats immodérés.
!, . i.;. ' : *
Sunt-Ze, toujours calme, leur dit du meme ton
dont il leur avoit parlé auparavant : fl je ne m etois
pas bien expliqué, ou fl vous ne m’aviez pas affuré,
d’une commune voix , que vous compreniez ce
que je vous ai dit , vous ne feriez point coupables
; mais je vous ai parlé clairement, 8c vous
avez compris mes ordres , vous l’avez avoué vous-
mêmes ; pourquoi n’avez vous pas obéi ? Vous
mériteriez d’être punies.
Parmi les gens de guerre, quiconque n’obeit pas
aux ordres de fon général, mérite la mort ; vous
mourrez donc. Alors il ordonne à celles des
femmes qui forment les deux rangs , de tuer les
deux qui font à leur tête. A cet ordre , un des
hommes propofés pour la garde des femmes, fe
détache, 8c va avertir le roi de ce qui fe paffe. Le
roi dépêche vers Sunt-Ze pour lui défendre de paf-
fer outre, 8c en particulier de maltraiter les deux
femmes qu’il aime le plus & fans lefquelles il ne
peut vivre.
Le général écouta avec refpeéi les paroles qu’on
lui portoit de la part du roi ; mais il ne déféra pas a
fes volontés. Allez dire au ro i, répondit-il, que
Sunt-Ze le croit trop fige pour avoir fitôt changé
de fentiment, 8c trop jufte pour vouloir être obéi
dans ce que vous m’annoncez de fa part. Le prince
fçait la loi : il ne fauroit donner des ordres qui
aviliffent la dignité dont il m’a revêtu. I f m’a chargé
de dreffer aux exercices des armes cent quatre-*
vingt de fes femmes, il m’a conftitué leur général ;
c’eft à moi à faire le refte. Elles m’ont défobéi ,
elles mourront. A ces derniers mots, il tire fon
fabre , 8c du même fang froid qu’il avoit montré
jufqu’alors, il abat la tête aux deux femmes qui
commandoient les autres/Il en met auffitôt deux
autres à leur place , fait donner les différents coups
de baguette dont il étoit convenu avec fa troupe ,
8c les femmes fe tournent en fllence 8c toujours
auffi à propos que fl elles euffent été formées depuis
longtemps aux exercices militaires.
Sunt-Ze adreffant la parole à l’envoyé : allez
avertir le ro i, lui dit-il, que fes femmes fçavent
faire l’exercice ; que je puis les mener à la guerre ,
leur faire affronter toute forte de périls, 8c les
faire paffer même au travers de l’eau & du feu.
Le roi ayant appris tout ce qui s’étoit paffé, fut
pénétré de la plus vive douleur. J’ai donc perdu ,
i dit-il , en pouffant un profond foupir, j’ai donc
perdu ce que j’aimois le plus. Que Sunt-Ze fe retire.
Je ne veux ni de lu i, n i de fes fervices.., ?