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q u i, fans être aflez verfé dans l’art pour former
'lui-même un projet de conftrnétion , y ait acquis
a fiez de connoiflance pour juger de la bonté du
plan qu’on lui préfente ; qui puifle le difcuter dans
touts les points , par fa forme & fes proportions
relatives au local, par la nature 8c la qualité des
matériaux, par la difficulté des tranfports , par le
prix de la main-d’oeuvre, par les obltacles qui en
peuvent arrêter l’exécution , ou la fufpendre , par
les moyens qu’il y aura de les détourner ou de les
livrer; enfin par la dépenfe qui réfultera de touts
ces objets raffemblés. Encore ne voudra-t-il pas
s’en rapporter à fes feules lumières , fi le projet eft
allez important pour mériter une plus ample dif-
cuffion ; mais l’examen auquel il le foumettra le
jettera dans de nouveaux doutes, parce qu’il eft
rare que deux archite&es penfent uniformément
fur la même queftion ; & il faudra qu’après avoir
pefé les avis de part 8c d’autre, il fe détermine par
fa feule force de fou jugement. Aura-t-il pris fon
parti fur les raifons les plus palpables , il s’élèvera
des oppofitions de la part des puiffances ; des re-
préfentations fans fin de corps , de chapitres, de
communautés laïques,qui n’entendirent jamais leurs
intérêts , & de communautés régulières qui, en
étendant toujours les leurs , ne peuvent en abandonner
la pourfuite, quelque injufte qu’elle foit;
des follicitations prenantes de touts les. particuliers
, chacun aura fait fa ligue , & réuni touts fes
expédients. Ici l’alignement excitera des murmures.
On le fait paffer fur des terreins précieux ;
on coupe des jardins & des vergers ; on s’éloigne
d’un bourg où les voyageurs & les voituriers trouvaient
touts les fecours dont "ils pouvoient avoir
fiefoin, & qui fera ruiné par l’abandon de l’ancien
chemin. Il ne pourra plus payer les impofi-
tïons dont il eft chargé, perte fenfible pour l ’état ;
les habitants auront la douleur d’être commandés
pour travailler à leur propre deftruérion. Là , dira-
t-ori , 1’emplacement du pont qu’on va bâtir eft
mal choifi; les abords auroient été plus beaux, fes
rampes plus douces & plus cemmedes, fi on l’a-
voit porté au-deffous ou au-deflùs ; le parti contraire
fondent que ces obje&ions font vaines : le
nouveau chemin abrégera , il paffera fur un ter-'
rein plus uni; il y aura moins d’oüvrage à faire ,
& conféquemment moins de dépenfe pour l’état,
raifons fans répliqué , & qui doivent l’emporter.
A la nouvelle de, ce débat, touts les propriétaires
fe rangent du côté qui les favorife ; ils écrivent,
donnent des mémoires , dreffent des plans exagérés,
font agir leurs proteéleurs 8c leurs amis ; la
cour Si la ville font partagées ; l’affaire devient fi
férieufe , on a jette,tant de doutes 8c de défiances
dans l’efprit du magiftraf, qu’il fufpend l’exécution.
Plus il eft pénétré de l’amour du bien public,
plus il eft en garde contre les attaques de lapuif-
fiïnce & les importunités de la faveur ; plus il
craint de fe déterminer par leur influence. Heureux
fi, malgré fes précautions, i l n’eft pas entraîné
par l’une ou par l’autre, à prendre le mauvais
parti, & toujours en crainte de fe faire des
ennemis dangereux , s’il n’écoute, que. la raifon &
l’équité.
y\ ce projet, qui excite tant de clameurs & de
mouvements, regarde la province , il en fort une
hydre de nouvelles difficultés, à moins que l’intendant
& l’infpeéteur général ne foient parfaitement
d’accord. Mais f i , par une fatalité qui n’eft
que trop commune , ils font d avis contraire , quel
embarras ! l’infpeéieur mérite toute la confiance par
fes lumières ; le préfet eft refpeftable par fon rang ,
& il fe croit foiivent en état de redreiier l'homme
d’art & la dire&ion ; car il y a peu d’intendans qui
n’ayent leurs fyftèmes à part fur cette matière , 8c
qui ne fe jugent très capables de la gouverner en
chef ; ce qui peut êtrç fort vrai de quelques-uns,
mais qu’il peut être permis de ne pas prélumer de
touts. Il faut donc que le commiffaire général con-
noiffe, par une étude très fuivie, les préjugés , le
génie 8c le caraétère de touts ces commiflaires départis
; qu’il les tourne à fon fentiment par des réflexions
mefurées, par des invocations propres,
par des ménagements perfonnels qui n’intéreffent
pas le fond des cliofes , ou qu'il en vienne à bout
par une fermeté qui fubjuge leur obftination. Il eft
obligé de tenir la balance dans un équilibre très
difficile, entre l’intendant qui veut ordonner à fon
gré , & l’ingénieur qui ne veut obéir quJà l’autorité
première , de laquelle il tire tout fon relief, Sc
qui fe glorifie de la faire valoir. Un autre genre de
contradiélion s’élève entre les fiibdélégués , foute-
nus de l’intendant qu’ils représentent, & les ingér
nieurs qui veulent les réprimer. La vanité, infépa-
rable du coeur humain, appelle la difcorde. Elle
fôuffle fon poifon fur les rivaux 8c leur fuite ; la dif-
fenfion s’y met, 8c de-là des jaloufies naiftent, des
haines, des querelles, de faux rapports , quelquefois
des dénonciations 8c des accufations odieufes.
Imaginons une intelligence éternellement occupée
à mettre d’accord touts ces contraires , à les ramener,
à un point de réunion 8c à une même façon de
penfer , dont dépend le fuccès des entreprilcs ; car
s’il y a deux principes, les conféquences qui en
découleront feront deftruélives l’une de l’autre.
S i , à tant de difcuffiôns, dont la fource eft inta-
riffable, 8c fe répand fur la furface de vingt-quatre
provinces , nous ajoutons les queftions judiciaires
qui fe préfentent touts les jours , nous trouverons
que fi les premières affeélent davantage , les' dernières
n’occupent pas moins. Tantôt c’eft une ifle
à fupprimer, dont les engagiftes réclament le rem-
bourfement fur des titres fufpeéls ; une pêcherie
qu’il faut détruire , parce qu’elle nuit au pont qu’on
veut rétablir. Le propriétaire avoit-il le droit de
pèche, ou ne l’avoit-il pas ? La poffeffion dont il
argumente eft-elle un titre fuffifant ? Aujourd’hui
ce font des maifons à démolir , dont il faut in-
demnifer les propriétaires, en affurant les droits
de leurs créanciers ; demain c’eft une carrière de
pierre
rîerre de taille, que le poffeffeur veut enclore pour
îe fouftraire au privilège des entrepreneurs, la
c’eft un feigneur qui prétend tirer un droit de for-
taee ou bien une communauté qui répète un droit
de pâture pour fes beftiaux. L à, un fond de mainmorte
, dont il eft jufte de remplacer le revenu
qu’eile perd. Ailleurs, des bois à effarter pour la
fureté des voyageurs. Tantôt , un péage qui fe
perçoit fur le chemin abandonné , 8c dont on redemande
la continuation fur le nouveau chemin ;
mille autres queftions qui naiffent des diverfes ef-
pèces produites par les événements, 8c qui demandent
autant de décifions 8c de formalités, foit
pour l’ordre 8c pour la juftice , foit pour la décharge
des payeurs. Je ne les propofe pas cependant
comme difficiles à réfoudre; mais je les donne
pour longues à examiner , par la prolixité des requêtes
des demandeurs , 8c par la multiplicité des
pièces dont ils s’efforcent de les foutenir ; 8c je
dis que le temps coule rapidement pendant qu’on
travaille à les inftruire , fi l’on veut découvrir foi-
même le noeud des difficultés, 8c en faire un rapport
exaéî au miniftre.
Dans toutes les autres adminiftrations des affaires
d’état, telles que la guerre * la marine , 8cc., les
objets font plus réduits aux règles générales. Dans
celle des ponts & chauffées, il faut, fans altérer le
principe, en faire prefque autant d’applications différentes
, qu’il y a des cas différents ; 8c les erreurs
de fait y font d’autant plus à craindre , qu’indé-
pendamment de la perte qu’elles caufent à l’état,
elles font trop fouvent incorrigibles. Jepourrois
en ajouter plufieurs exemples à celui du pont de
Moulins, dont j’ai dit un mot. dans mon avant-
propos; je me borne, pour ab rég e rà un ouvrage
fait de nos jours , 8c que j’ai vu dans ma jeunefle.
Je le cite d’autant plus volontiers , qu’il eft mis au
rang des beaux monuments , par l’auteur du Traité
de la population ; c’eft celui de la montagne de
Juvifi, à trois lieues de Paris. On y érigea, en
1724, non-feulement fans néceffité , mais contre
toute raifon, une arche de cinquante-deux pieds
de hauteur ; fes murs en aile, prolongés à proportion
, fe trouvant trop foibles pour foutenir la
pouflee du poids énorme des terres dont ils font
chargés., plièrent & s’entr’ouvrirent au bout des
deux ans ; 8c le feul remède que l’art pût imaginer
contre ce péril imminent de ruine, fut de foutenir
l’édifice par des arcs doubleaux qui lui fervent tout
à-la-fois d’étançons 8c d’étréfillons ; mais outre
que cet expédient augmenta confidérablement la
dépenfe, déjà prodigieufe, eu égard à fon ob jet,
il ne fit qu’empêcher le dépériffement du principal
ouvrage, en arrêtant le progrès du mal, dont il ne
pouvoit guérir la caufe.
On ne peut donc trop louer l’ufage qui fut introduit,
dès le temps de cette correétion, de ne
jamais entreprendre aucuns travaux publics de.
quelque importance, fans en avoir auparavant fournis
les projets à plufieurs favans de l’art, dont
Art Militaire, TomejlJ,
chacun faifoit fes obfervations en particulier, 8c
fans l’avoir enfuite expofé à la critique de touts
les infpaéleurs généraux affemblés. Cet ufage a
paffé en règle , Ce s’eft étendu à toutes les queftions
dignes d’un examen férieux. Les tréforiers
de France, tommiffaires du confeil, les infpec-
teurs généraux , 8c. les ingénieurs en chef des provinces
, qui fe trouvent à Paris pendant l’hiver „
s’affemblent une Fois la femaine chez le commiffaire
général. Là, les plans 8c les devis font mis
en fa préfence fur le bureau ; chacun y dit fon
avis fans jaloufie 8c fans partialité ; ou s’il arrivoit
que ces paffions inïluaffent fur le fentiment de
quelqu’un , le fupérieur ne tarderoit pas à s’en
appercevoir , 8c malheur à celui qui aurôif ainfi
tenté de le furprendte. Ces affemblées qui, loin
d’abréger fon travail particulier avec chaque inf-
pedeur général 8c chaque ingénieur en chef , l’aug-
inentent8cle multiplient, n’en prennent pas moins
quatre féances entières par mois , 8c ne diminuent
de rien fon travail courant, commun à touts les
détails des adminiftrations. C ’eft une correfpon-
dance continuelle avec vingt quatre inteiidans
( car les pays d’états fe régifl'ent eux-mêmes )
avec vingt-fix ingénieurs en chef, fix infpeâeurs
généraux , pendant fix mois qu’ils font entourés ,
avec touts les particuliers à qui il plaît de faire des
repréfentations par écrit, avec les feigneurs, les
amis, les donneurs d’avis fecrets , à qui fouvent
il faut répondre de fa main ; ce font des audiences
à donner au public deux fois la femaine. C ’eft un
travail journalier avec les fecrétaires Scie chef du/
bureau. C’eft l’état des caiffes à examiner, 8c la
diftribution des fonds à faire aux entrepreneurs ;
foin qui exige une comparaifon exaéle de l’état
aâuel de chaque ouvrage fur les certificats des
ingénieurs;, c’eft enfin une méditation fuivie fur-
la fituation générale de touts les travaux, de laquelle
réfulte une application toujours aélive à les
faire marcher touts à-la-foi» d’un pas mefuré fur la
force de chaque entreprife, 8c fur les différents
moyens qui concourent à leur exécution.
Tefpère qu’après avoir réfléchi fur l’étendue des
occupations dont je viens de faire une defeription
fuccinte, 8c qui n’eft pas , à beaucoup près, fur-
chargée , aucun de mes leéleurs ne trouvera pas que
' j’aie trop avancé , quand j’ai dit qùe le détail des
ponts & chauffées pouvoit occuper tout entier un
homme ordinaire, fut-il même très inftruit 8c très
laborieux; mais il y a cette différence entre unef-
prit médiocre 8c un génie puiffant, que le p r e - -
mier multiplie fon travail par les aides qu’il fe
procure, 8c qu’ils fervent au fond à l’abréger ; l’ar-
tifte commun emploie indiftinélement fes ouvriers
, 8c par-là s’affujettit à retoucher tout ce
qu’ils font. L’artifte rare, par un jufte difeerne-
ment de leurs talents , fait s’approprier tout ce r
qui fort de leurs mains ; fes inftruélions favantes
ont développé le germe des idées que chacun de
fes élèves pouvoit produire, 8c il leur a comurn-.