
fes vertus après la guerre du Péloponèfe, époquè
de fes richeffes & de fon luxe. Si de-là il paffe en
Italie, il verra la république romaine changer de
face dès qu’elle eut acquis les tréfors renfermés
dans Carthage , & devenir la proie de fes ennemis
quand elle eut accumulé les richeffes de l'Afie, &
adopté fon luxe.
Si l’hiftoire moderne ne lui montre point ,
comme l’htftoire ancienne, de grandes révolutions
produites par le luxe feul, c’eft parce que ce poifon
deftrufteur a pénétré avec une rapidité prefqtie
égale chez tours les peuples modernes. Il ne pourra
cependant s’empêcher de reconnoître fes effets
dans la deftruéfion da trône des fomptueux califes
par les Arabes indigents d’avouer que les
Tartares , fans richeffes & fans luxe , ont conquis
plufieurs fois la Chine , les Indes & la Perfe , pays
®ii l’eifiveté & les délices, compagnes du luxe , ont
fait depuis longtemps de grands progrès ; il conviendra
enfin que les Suiffes doiventà l’impoffibiKré
de s’adonner au luxe, l'heureufe liberté dont ils
jjouiffent.
Mais fuppofons encore que l’hdmme qui veut
s’inflruire , n’eft point ébranlé par le fpe&âcle im-
pofarn de ces trônes renverfés , de ces empires détruits
; fuppofons qu’il difè : Vous attribuez au luxe
des effets qu’il n’a point eus ; ces grandes révolutions
ont été produites , non par le luxe, mais par
l ’habileté des généraux , la valeur des foldats , ou
par d’autres caufes qui nous font inconnues: avant
de me rendre , je veux interroger les généraux il-
luftres ; je veux fçavoir ce qu’ils ont perde chi luxe :
fi touts l’ont fui & regardé comme pernicieux ,
mon opinion fera fixée. Puifqü’il le faut, mourrons
à ce fceptique, que touts les généraux illnftres ont
condamné expreffémem le luxe , ou par leurs
propos, ou plus expreflement encore par leur con^
thiite.
Epaminondas, ce Thébain célèbre qui, né dans
la pauvreté » obtint par lès talents & fes vertus, le
commandement des armées Thébaines, & les rendit
conftamment vi&orieufes » étoit perfnadé que
les richeffes & le luxe corrompent les guerriers./
11 renvoya un de fes écuyers qui avoit retiié une
groffe fomme d’argent de la rançon d’un prifon-
nier : « Rends-moi m-on bouclier, lui dit-il avec
indignation , & vas paffer le refie de ta vie dans le
vin &. dans la débauche : c e fi fans doute ce que tu
t’es propofé en a mafia nr injuftement de grandes
richeffes ; elles t’ attachent trop pour que ta puifies i
déformais fexpofe r à la guerre comme tu-faifois
lorfque ru étois pauvre ». Ce grand homme ne fe
bornoit pas à bannir le luxe du fein de fon armée j
pliîs févère pour lui que pour les autres, il fe ré-
duifcritmême pendant la paix , au néceffaire- le
plus abfolu. Ayant été invité parun de fes amis , à
un repas que le luxe & la déikatefié feniblorenr
avoir ordonne , il fe fit apporter des mets les plus
greffiers, afin, dit-ii, de ne pas oublier la manière
«eut il devoir vivre à la guerre*
Agéfilas r roi de Lacédémone , dont nous avon*
déjà parlé dans le commencement de cet article ,
étoit toujours vêtu d’une étoffe fimple & groffière :
il couchoit: fur une fourrure des plus communes*
Les Egyptiens lui ayant offert des parfums exquis ,
des couronnes d’or & des habits fomptueux , il
difiribua^ à fes efelaves touts ces objets précieux ,
& ne réferva pour lui que des viandes grof-i
fières.
Perfonne n’ignore la haine que les premiers Ro*
mains avoient pour le luxe 8c les fuperfluités; Ne
difons pas avec Saint-Evremont, que les Fabri-
cius , les Cincinnatus , les Caniilles ne mépri-
foient le luxe , que parce qu’ils n’en connoiffoient
point le prix ; difons plutôt que c’eft parce qu’ils
en connoiflôient les dangers.
! Les rois de Macédoine n’étoient diftingués du
refte de leurs guerriers , ni par la magnificence de
leurs habits, ni par la fompruofité de leurs équi-
pages, ni par la délicateffe de leur table : ils vi—
voient comme les fimples foldats. Si Alexandre
eût conftamment imité leur exemple, fes conquêtes*
n’auroient point eu de bornes.
Lorfque Scipion fut mis a la tête des armées romaines
, il ne fongea point d’abord à combattre les
1 ennemis , mais à vaincre le luxe qui règnoit dans
fes troupes. Il fupprima les lits, les tables & les
autres objets inutiles ; il ordonna à fes foldats de
dîner debout; il ne leur permit de manger à ce
premier repas qqe d’un feul mêts , préparé fans
■ feu, & au fécond, que des viandes bouillies ou
ifimplement rôties.
Les empereurs romains qui ont voulu rétablir la
difcipline militaire, ont tours commencé aùffi par
bannir le luxe. Vefpafien dit avec un ton févère à
un officier de fes troupes, qui fe préfenta devant
lui parfumé : « J’aimerois mieux que vous fentiffiez;
l’ail». Adrien , Alexandre Sévère , Aurelien , Julien
, touts ontagi de même-d’après ce principe. Le
dernier de ces empereurs avoit un foin extrême que
fes troupes enflent avec abondance les vivres qui
leur éroient néceffaire s ; mais il profcrivit avec attention
les aliments trop délicats . ou qui pouvoient
porter a quelqu’excès-. Lorfque la vengëance &.
l’ambition le firent marcher contre les Perfes , ap-
percevant un jour à la-fuite de Farinée plufieurs.
chameaux chargés de liqueurs & de vins exquis ,
il défendit' aux chameliers de paffer outre r « Emportez,
leur dït-il-, ces fou rces empoifonnées de
voluptés & de débauches ; un foldat ne doit boire
du vin que lorfqu’iî l’a pris fur l’ennémi ; & je
veux moi même vivre en foldat ».
Attila, ce vainqueur de toutes les nattons barbares,
& en quelque façon de prefqtie toutes celles;
qui étoient policées , nous eft repréfenté par les
hiftoriens, logeant dans une pèf-i-fé maifon debois^
& eoufervant toute là fimplicitê dés Huns..
Nos anciens preux étalaient un grand luxe dans
les tournois ; leurs armes étoient magnifiques y
leurs chevaux choifis avec foin; mais pendant la
feûerre les habits riches & les tables fomptueufes
étoient bannies. Du Guelclin n eut prelque jamais
d’autre lit que la terre. Je me fuis trompé en difant
que lés anciens preux n’avoient d’autre luxe que
celui des chevaux & des armes ; ils faifôient elever
dans leurs châteaux un grand nombre de jeunes
gentilshommes & de demoifelles de condition qui ,
ayant reçu le jour de parents pauvres , n’auroient
pu recevoir dans leur famille une éducation conforme
à leur naiffance. Cette jeuneffe intèreffante
étoit formée là aux exercices & aux vertus qui dévoient
un jour en faire .des chevaliers accomplis &
des femmes eftimables; Chaque feigneur mettoit
de l’amour-propre à en nourrir un grand nombre ;
à l’envi ils leur faifôient donner une éducation foi-
gnéei Si cette coutume , remarque M. de Sainte-
Palaye , avoit la vanité pour bafé, au moins elle
concouroit au bien public, & elle imitoit la vertu.
Il feroiï âffez curieux de favoir comment cette coutume
utile a été changée ; pourquoi les grands, au
lieu de damoifeaux & dé varlets, n ont plus que
des laquais & des valets ? Pourquoi, au lieu d elever
des dâmoifelles , ils ruinent leur fortune en
fourniffant aux caprices de ces femmes qui, après
avoir perdu leur réputation , vendent publiquement
leurs charmes ? Il faudroit favoir fi c’eft la nobleffe
pauvre qui, par vanité, a déferté les palais des
grands , ou les grands q u i, par leur ton & leurs
manières , ont rebuté la nobleffe indigente , niais
fenftblë. Ne fer oit-il pas poffvblè de faire renaître
ces coutumes antiques 8c louables- ? Le luxe des
pages ne feroir-il pas plus 'heureux que celui des
valets , celui des d a moi telle s que celui déscourt i -
fannes ? Pour moi j’en crois Montaigne : « c eft un i
bel ufage de notre nationqu'aux bonnes maifon s
nos enfants foient reçus pour y être nourris & élevés
pages comme une efchole de noble ffe ; & eft
èlifeourtoifie & "injure -d'en refufer un gentilhomme
».
La journée de Courras eft encore une preuve
que l’armée la plus brillante & la plus riche n’eft
point la meilleure ; après ce rte bataille fameufe, on
préfente à Henri IV les bijoux & les autres magnifiques
bagatelles dont Joyeufe, tué pendant 1 action
, s’étoit paré ; il dédaigne d’en faire ufage ; il
ne convient, dit-il , qu’à' des comédiens de-tirer
vanité des riches habits qu’ils portent. Le véritable
ornement d’un général eft le courage & la préfenee
d’efprit dans une bataille , & la clémence après la
vléloire ».
On ne voyott briller ni l'or ni l’argent dans l’armée
dé Guftave Adolphe , mais le fer & l’acier ;
point d’équipages pompeux, de vaiffelle préciettfe ,
objets inutiles qui ne font qu’exciter le courage de
l’ennemi; il donnoit l’exemple de la fimplicité &
de la frugalité ; il couchoit auffi fouvent & auffi
volontiers fur un peu de paille , que les autres
printes fur le duvet ; cette conduite le rendit cher
aux foldats & fortifia fon tempéramment.
Je me contenterai de nommer Charles XII ; per-
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fonne n’ignore qu’un feul habit ccmpofoit fa gardé'
robe , une peau d’ours fon li t , & les mets les plus
greffiers fa nourriture.
Terminez vos citations , me dit ici le fceptique
que je veux convaincre , je vois bien que le luxe
eft fvmefte aux armées, puifqûe la plus grande par*-
tie des généraux illuftres Pont banni loin d’eux &
de leurs troupes ; mais eft-il un obftacle au bonheur
dé chaque guerrier en particulier ? O u i, fans
doute : je mé contenterai de dire ici que ce n’eft
point une tablé excellente , de fiches habits , des
équipages leftes qui peuvent rendre les militaires
heureux , c’eft un avancement rapide vers les honneurs
& les dignités militaires , c’eft la confidéra-
tiondu public , l’eftime de leurs fupérîeurs , l’a métré
dé leurs égaux , l'amour de leurs fubordonnés;
& le luxe, au lieu dé produire ces effets & de faire
naître eés fentinaents , en produit d’oppofés, en
fait naître de contraires ; c’eft encore du jufte équilibre
entre nos défirs & les moyens de les fatis-
fairé , que naît notre félicité , & le luxe détruit cet
' équilibre au lieu de le produire. Vous verrez dans
l’article M oe u r s les preuves dé tour ce que je viens
d’avancer. — Je n’ai pas befôin de recourir à cet
article , reprend alors mon antagonifte, je viens de
faire paffer devant mes yeux les armées modernes
& lès loix qui les régiffenr ; ce fpe&acle m’a
prouvé , mieux que vos raifonnements & vos
exemples, que le luxe eft funefte , car touts les
gouvernements l’ont banni.— Quelle erreur ! jamais
peut-être il n’a régné avec plus de force ;
prefque par-tout on a Oublié que les vertus font le
plus bel ornement du guerrier , 8c que le fer feul
doit former fa partire. Daignez me fuivre dans une
dé nos grandes gàrnifons , fuivez-moi dans un
camp de paix , accbmpâgnez-moi à l’armée , & en
voyant les militaires de toutes les claffes fe permettre
une foule de dépenfes abufives dans leurs
rapports , foit avec leur fortune , fôit avec leur
état, vous conviendrez, ou que nous avons befoin
de nouvelles loix fomptùaires, où au moins de
faire revivre & ob fer ver celles qui ont été ancien-,
nement promulguées.
Le tapibonr bat , je vole au champ-de-mars ;
un régiment manoeuvre, il eft, me dit on , en
grande parade ; ce mot m’étonne ; les armes font-
elles mieux tenues qu’à l’ordinaire ? les munitions
de guerre plus abondantes ? Non ; mais les habits
font mieux blanchis , les foldats mieux peignés, &
ils portent des guêtres d’une blancheur ébl ou if-
fa nie. Quel abus de mots & de chofes ! Paffons
cependant; j’apperçois un homme fuperbe , à fon
habit d’une rieheffe extrême, à fon chapeau fur-
monté d’un haut panache , à fa canne enrichie de
chaînes d’un métal précieux , un Sauvage le pren-
droit certainement pour le général du corps qui
manoeuvre; ce n’eft pourtant que le chef d’un petit
nombre d’hommes qui, par les fondions dont
ils font chargés, ne peuvent être mis au rang des
combattants ; nkeft«ce pas là une dépeniè des pli'\S