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M. de Luxembourg, fort inférieur en cavalerie à
M. le prince d’Orange.
L’objet de ce prince devoir donc être d’empêcher
ces deux généraux de fe joindre, & de les
combattre l’un ou l’autre avant leur jonâion. Le
manque de connoiffance de la conftitution du pays
lui fit prendre pour vraies les fauffes démonftra-
tions que M. de Luxembourg fit pendant qu’il éioit
campé fur la rivière d’Ourte , de vouloir prendre
fa marche par la Condros & les Ardennes, pour
gagner Sedan ou Mezières.
Le prince d Orange s’approcha de Huy & de
Namur, & par-là s’éloigna trop de la grande chauffée
; de forte que M. de Schomberg put, avec 1a cavalerie
, s’avancer jufqu’auprès de Tongres, en
même temps que M. de Luxembourg , par une
marche v iv e , paffa li Meufe à Maëftrich , & arriva
à Tongres fans aucun inconvénient.
Si M. le prince d’Orange avoit bien connu la
Condros & les Ardennes, il auroit fenti quelles
auraient dû être les difficutés que M. de Luxembourg
auroit trouvées dans ce pays-là au mois de
décembre » pour y paffer avec une armée , qui ne
ouvoit trouver du pain que dans les places de la
aute Meufe , après avoir quitté Maëftrich &
Liège.
En l’année 1674, M. le prince qui commandoit
l ’armée du roi en Flandres, étoir campé à la com-
manderie du Piéton , lorfque M. le prince d’Orange
, joint à M. de Souches , qui commandoit
l ’armée de l’empereur , vint camper à Senef ; l’armée
de M. le prince étoit fort inférieure à celle
des ennemis, qui crurent, par cette fupériorité ,
pouvoir faire le fiège de Tournai.
L’ennemi préfomptueux fe flatta de pouvoir décamper
de Senef & marcher à Binche, en prêtant
le flanc à l’armée du roi dans le commencement de
fa marche. Il avoit à paffer deux ou trois petits
défilés (éparés les uns des autres par de petites
plaines, capables pourtant de contenir un corps
affez puiffant pour recevoir fon arrière-garde , en
cas qu’elle fût chargée & renverfée.
Si M. le prince d’Orange avoit eu la précatîtion
de laiffer des troupes dans la première petite
plaine , pour y recevoir fon arrière-garde , qui
çtoit dedans & derrière le village de Senef, il eft
certain que feu M. le Prince n’auroit pu entreprendre
que fur cette arrière garde , dans le temps
qu’elle fe feroit mife en mouvement pour quitter
le village de Senef, & la petite plaine qui étoit
derrière ce village, & qu’il n’auroit pu pouffer les
troupes que jufqu’au premier défilé.
Mais l’ennemi préfomptueux, comme je l’ai dit,
& à qui M. le Prince, à la faveur d’une petite hauteur
qui étoit au-deffus du village de Senef, cachoit
toute fa difpofitien pour l’attaquer , méprifa les attentions
particulières & judicieufes fur cette conf-
titution de pays, & continua fa marche , -comme
fi la colonne n’a voit pas été coupée par ces défilés,
fk qu’elle ne pût pas avoir à craindre un ennemi
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voifin, & de qui on ne pouvoit voir les mouvements
; faute dont M. le Prince profita fur-ler
champ, par le fuccès que tout le monde a fu qu’a-;
voit eu la bataille de Senef.
Exemple qui juftifie qu’un général , par la pré-
fomption de fupériorité, ne doit jamais fe négliger
fur les attentions qu’il doit avoir pour le pays
où il conduit fon armée, & pour celui où il la
fait marcher, foit lorfqu’il eft à portée de fon ennemi
, foit même qu’il s’en croie hors de portée,
parce que fouvent cela fe trouve faux par la vigilance
d’un ennemi, qui, par un mouvement qu’on
n’aura pas lu , fe fera mis en état de. fe prévaloir
des fautes que fon adverfaire pourra ayoir coin-
miles par fa négligence , ou fon manque de connoiffance
du pays où il eft.
Cette négligence penfa perdre une fécondé fois
M. le prince d'Orange au fiège d’Oudenarde. Si
ce prince avoit mieux connu le pays , il rr auroit
pas abandonné à M. le prince les hauteurs qui
étoient fur fa ligne de circonvallation, & il s’y feroit
placé avant l’arrivée de l’armée du roi.
Dans cette même année *674, la connoiffance
exa&e que M. le maréchal de Turenne avoit de
l’Alface, lui fit foutenir cette province contre des
forces infiniment fupérieures aux fiennes, & le
rendit même viâorieux en plufieurs grandes occa-
fions, dont les dernières forcèrent les ennemis à
abandonner les quartiers d’hiver, où ils fecroyoient
folidement établis dans la haute Alface, pour en
aller chercher d’autres dans l’Empire de l’autre côté
du Rhin.
L’année 1675 me Fournît un exemple funefte du
manque de connoiffance du pays où l’on fait la
guerre, dans la perte de la bataille de Conzarbrick.
Si M. le maréchal de Créquy avoit mieux connu
les gués de la Saare, il auroit fu qu’il y avoit des
gués aux deux côtés du pont , & n’auroit pas
campé fon armée hors de portée du pont & nés
gués.
Les ennemis, inftruits que la cavalerie de M.
le maréchal de Créquy étoit au fourrage , marchèrent
à la rivière fur trois colonnes ; les deux
de cavalerie entrèrent dans les gués qui étoient
aux deux côtés du pont ; celle d’infanterie ne put
être retenue par le feu de la tour qui étoit fur le
pont, & qui n’étoit gardée que par un lieutenant &
vingt hommes.
Ainfi toute l’armée ennemie fe trouva fort
promptement en bataille , & endeça de la rivière,
marcha à l’armée du ro i, qui n’avoit pas eu le
temps de s’y mettre « & la battit fans peine.
Cette même année & prefque dans le même
temps , fi M. de Montécuculi avoit bien conn*i la
Renchen & laKinte, il auroit aifément battu l’armée
du r o i, lorfqu’après la mort de M. le maréchal
de Turenne , elle fe retira de Salsbach à
Altenheim , où étoit fon pont fur le Rhin.
Ou fi fans la fuivre au-delà de la Kintze pour la
combattre à Altenhein> comme il le fit fans fuccès»
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ce général avoit paffé le Rhin à Strasbourg, qui lui
étoit dévoué, & eût marché à Scheleftat , qui ,
dans ce temps là n’étoit point fortifié , s’il y ayoit
été placé avec fon armée , il auroit aifément empêché
que celle du roi ne pût paffer le Rhin fur le
pont d’Altenhein , à la tête duquel il lui auroit été
aifé de fe préfenter.
Par ce mouvement, l’armée du roi auroit été
obligée de remonter le Rhin jufqu’à Brifack pour
repaffer en-deçà ; auquel cas M. de Montécuculi
avoit encore plus de temps qu’il ne lui en falloit
pour marcher avec toute fon armée vis-à-vis de
Brifack, dont il auroit aifément détruit le pont
après s’être rendu maître du mortier , qui étoit la
feule fortification qui fût en-deçà du Rhin.
Ces mouvements furs à être faits par un général
qui auroit eu une connoiffance exaâe du pays ,
rendoient M. de Montécuculi maître de l’Alface ,
de la Lorraine & de la Franche-Comté, où il n’y
avoit point de troupes ; ce qui lui auroit été d’au
tant plus aifé à exécuter, que l’armée qui venoit
de battre celle de M. le maréchal de Créquy, feroit
fans oppofitîon entrée dans les évêchés, &
que ces deux armées jointes fe feroient trouvées
entre l’armée du roi de l’autre côté du Rhin , &
celle qui auroit pu être formée dans la fuite derrière
la Meufe , ce qui n’auroit pu s’exécuter
qu’après un temps confidérable , qui auroit été
plus que fuffifant pour produire la perte de la Lorraine
, de l’Alface, peut-être même celle des
trois évêchés.
Cet exemple eft un des plus marqués pour convaincre
de la néceflité indifpenfable de prendre
une connoiffance exaéle des pays où l’on doit faire
la guerre, non-feulement aux environs de l’armée,
mais.même fort en avant, & dans l’intérieur
du pays ennemi , afin d’être en état de profiter ,
avec avantage, d’un événement heureux.
En l’année 1678 , fi M. le prince d'Orange avoit
bien cpnnu la fituation où fe trouvoit l’armée du
roi fur la Bruyère de Cafteau , le ruiffeau de Saint-
Penis étant devant elle , quelque envie que ce ;
prince pût avoir d’engager une affaire, pour trou- !
Lier la paix qu’il favoit fignée avec la Hollande ,
mais qui ne l’étoit pas encore avec l’Efpagne , il
n auroit pas attaque l’abbaye de Saint - Denis ,
apres nous avoir vu l’abandonner pour replacer les
troupes en-deçà du ruiffeau ; & il ne fe feroit pas
opiniâtré à engager un combat qui ne pouvoit jamais
avoir un fuccès heureux pour lui.
En l’année 1690, fi M. de Luxembourg n’avoit
pas profité fur-le-champ de la connoiffance du
pays , pour dérober à M. de Waldeckun mouvement
hardi qu’il fit faire à toute fon aile gauche,
& qui changea toute la difpofition apparente de fa
bataille, 8c le mit dans le flanc droit de fon en-
nemi, i! n’auroif pas gagné la famaufe bataille de
*leurus.
Je ne parle de cette aâion par rapport à la matière
de cet article , que pour fair,e remarquer
REC 4? 5;
qu’il y a d’autres manières de connoître un pays
que par l’étude qu’on en a faite fur les cartes , ou
par les entretiens avec ceux qui le connoiffenr.
Ces deux manières de le connoître en donnent
une idée générale , fur laquelle on forme un plan
de guerre ou de campagne ; mais fort fouvent c’eft
le coup-d’oeil v if d’un général habile qui décide
d’une a&ion particulière de la guerre, par les avantages
qu’il le procure fur fon ennemi dans le
temps même de l’aâion, ou dans celui qui l’a précédé
, & dont le moment ne doit pas être différé.
Dans cette même année à la bataille de Sraf-
farde, fi M. de Savoye avoit connu fon pays , il
auroit porté fa première ligne cinq cent pas plus
en avant qu’ri ne la porta, & il en fut le maître
pendant plufieurs heures.
Par ce mouvement, fon armée auroit débordé
de beaucoup le front par lequel l’armée du roi
pouvoit l’aborder. Il auroit eu fa droite protégée
par des caffines où il avoit mis de l’infanterie ,
qui fe trouva trop éloignée de la ligne pour pouvoir
la foutenir ; il auroit eu fa gauche appuyée à
une vieille digue du P ô , & difficilement auroit-ii
pu être battu, s’il avoit pris cette difpofition.
Ce que je dis de cette journée , n’eft que pour
montrer que la connoiffance d’un pays doit faire
fentir à un général que quoique le lieu où il veut
attendre fon ennemi foit bon , s’il y en a un meilleur
proche de lui qu’il ait le temps de prendre , il
ne doit jamais négliger de le faire, parce que c’eft
fouvent un petit avantage qu’on fe procure par fa
capacité , qui fait la décifion d’un grand événer
ment.
En 16 91, fi M. l’éleéleur de Bavière & M. de
Savoye avoient mieux connu leur pays , lorfque
l’armée du roi décampa de Morette pour venir à
Saluffes ; fi ces deux princes , dis-je , au lieu de
marcher à la plaine de Revel en-deçà du Pô ,
avoient paffé avec toute leur armée cette rivière à
Morefte dès qu’ils nous virent en marche , &
étoient venus fur Saluffes camper dans la plaine
de Scarnafis, il auroit été bien difficile à l’armée
du roi de paffer la Brompt & le vieux lit du Pô ,
pour fe retirer du côté de Pignerol, fans effuyer
un échec confidérable.
Il auroit même été impofîîble qu’elle eût pu ,*
dans fon féjour à Saluffes , prendre les fourrages
qui étoient dans le pâys depuis Saluffes jufqu’à
Foffan. Ce mouvement feul auroit forcé M. de
Catinat dans ce même jour , à abandonner la gar-,
nifon de Carmagnolle.
En 1692 , fi M. le maréchal de Lorees eût
mieux connu le pays des environs de Wormes '
il auroit battu M. le landgrave de Huile auprès de
Phepersheim , comme je l’ài dit ailleurs.
En 1694, la grande connoifiknce du pays procura
à M. de Luxembourg les moyens de préparer
fes marches vers la Flandres , & d’y devancer M.
le prince d’Orange , quoique ce prince eût au
moins quatre marches fur l’armée du roi.