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guerre à acquérir en France le degré de perfe&îon
qu’il eft fufceptible d’atteindre.
Le jeune citoyen qui veut apprendre un des arts
agréables dont notre fiècle eft auffi avide que vain ,
ou qui veut pénétrer jufqu’aux fciences les plus
hautes , trouve dans les pricipales villes de l’Europe
, touts les fecours dont il peut avoir befoin.
I c i , il voit des écoles publiques s’ouvrir devant
lui ; des profeffeurs fçavants lui applanir l’entrée de
la carrière qu’il veut parcourir , & lever avec patience
les premières difficultés, toujours fi rebutantes
: de ces premiers licées , il paffe dans les féconds
, où il rencontre de nouveaux maîtres qui le
conduifent avec bonté jufqu’aux régions les plus
élevées des fciences, & l’initient prefque fans travaux
& fans épreuves, aux myfières les plus fe-
crets ; là, il trouve touts les inftruments propres
aux obfervations qu’il veut faire ou aux expériences
qu’il veut répéter ; ailleurs, une immenfe collection
delivres lui eft ouverte , &les perfonnes chargées
de les garder, lui indiquent quels font ceux
qu’il doit lire , & quels font ceux qu’il doit étudier
: toutes les richeffes de la nature font raffem-
biées dans un vafte & fuperbe édifice : les démonf-
trateurs , qui les ont claffées avec méthode, & qui
font auffi infiruits que complaifants, lui en font
remarquer l’ordre & la liaifon , & lui apprennent
à ençonnoître les beautés. Quand il s’eft livré pendant
quelque temps à l’étude, les académies offrent
à fon émulation des couronnes brillantes , & bientôt
à fon ambition ou à fa vanité, des titres honorables
& des places glorieufes. Des fçavants du
premier ordre, développent alors devant lu i, dans
des converfations agréables, ou des differtations
profondes, ce que fes premiers maîtres n’ont pu
lui enfeigner. Les leçons qu’il en reçoit, font faciles
à comprendre & aifées à retenir. Des artiftes
célèbres » en lui ouvrant leurs atteliers, & en travaillant
fous fes y e u x , lui montrent comment il
peut les égaler, les furpaffer même, ou au moins
îes juger avec juftice. Il répète en fecret , & fans
danger pour fa gloire , les. expériences dont il a été
le témoin : il foumet à des effais les découvertes
qu’il Croit avoir faites ; en un mot, il acquiert en
fîlence, de l’agilité, de l’adreffe ; & tirant même
parti des .erreurs dans lefquelles il eff tombé, il ne
fe hafarde fur la fcène du monde , que lorfqu’il eft
prefque aiTuré d’y paroître avec gloire. Combien le
fort d’un jeune citoyen , que fon gpût entraîne vers
l ’art de la guerre, eft différent de celui que nous
venons de retracer ! Parcourût-il l’Europe entière,
il ne verroit ni écoles publiques, ni profeffeurs
gratuits : voulût-il même payer chèrement des leçons
particulières , il ne trouveroit aucun inftitu-
teur. S’il efpéroit rencontrer quelque fecours dans
cet édifice fuperbe qu’une nation guerrière a consacré
à l’éducation d’un certain nombre de jeunes
citoyens, fon efpérance feroit encore déçue. Veut- «
il comparer les armes anciennes avec les armes mo- j
dernes f celles d’un peuple avec celles d’un autre, I
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il faut qu’il vifite touts les arfenaux de l’Europe ;
car les différentes armes connues ne font raffem-
blées nulle part. A-t-il inventé quelque machine
qu’il croit utile , il ne peut s’affurer qu’elle eft nouvelle
& bonne; caron n’a point confervé les effais
précédemment faits, ou au moins ne font-ils point
expofés fous les yeux du public : ainfi, il tombe fou-
vent dans les anciennes erreurs, ou il épuil'e fon génie
pour arriver jufqu’à l’endroit où fes prédécef-
feurs étoient allés. A-t-il créé quelque nouveau fyf-
tème, il éprouve les mêmes inconvénients. Se rend-
il dans une bibliothèque publique , il trouve qu’on
n’a pas daigné y donner une place aux livres dont
il a befoin ; & fi le hafard les y a placés, ils y font
dépareillés, ou connus feulement par leur titre.
Aucune académie ne fait briller de couronne à fes
yeux ; aucune fociété fçavante ne l’admet dans fon
fein ; s’il ne fçait que l’art de la guerre , le public
ne prend que peu d’intérêt à fes ouvrages; les fçavants
qui pourroient l’inftruire , font prefque toujours
des ambitieux qui craignent de propager
les lumières , ou des hommes bouffis d’orgueil &
de vanité, qui nè daignent point converfer avec
lu i, ou q u i, fçaehant agir , font incapables de rendre
compte des motifs de leur conduite. Faire des
effais dans l’art de la guerre, cela impoffible ; &
quand on le pourroit, ces effais répugneroient â
l’être le moins fenfible. Les hommes font les inf-,
truments dont il faudroit faire ufage , & leur vie
feroit compromife. Il en eft à-peu-prè^ de même
des expériences anciennement faites : il ne peut les
répéter ; la marche qu’on a fuivie, n’a pas été con-
fervée avec foin ; & il faudroit encore expofer la
vie de beaucoup d’hommes.
Lorfque l’on a comparé , comme nous venons
de le faire , les fecours que les gouvernements ont
donnés aux fciences exaâes, avec l'indifférence
qu’ils ont témoignée pour la fcience militaire ; lorfque
l’on a rapproché les encouragements qu’ils ont
prodigués aux arts d’agrément, de l’efpèce d’oubli
dans lequel ils ont laiffé l’art delà guerre , on n’eft
plus étonné que les beaux arts & les hautes fciences
ayent fait des progrès furs & rapides , & que l’art
militaire foit arrivé avec une extrême lenteur, au
degré peu élevé de perfe&ion qu’il a atteint. O u i ,
je crois devoir le répéter, je-ne conçois pas comment
le gouvernement français, qui prend le foin
d’ouvrir dans la capitale plufieurs cours publics
pour chaque fcience & art, a dédaigné d’en ouvrir
au moins un pour l’art militaire. On a vu cependant
des peuples conferver & augmenter leur puiffajice
& leur bonheur , quoique dépourvus des arts
agréables ou des hautes fciences , & on n’en trouve
point qui n!ait éprouvé de grands malheurs , lorfqu’il
a négligé l’art de la guerre. L’obfervateur qui
effayeroit de remonter jufqu’à la caufe première
de cet oubli, trouveroit fans doute de faux préjugés
, & des paffions petites & baffes; peut-être
même verroitril qp’une anecdote confignée dans
l’hiftoire ancienne, na prétendu bon mot d'Anni-
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bal, a beaucoup contribué à empêcher les gouvernements
d’ordonner des cours fur l’art de la guerre,
le public d’en defirer, & les militaires fçavants d’en
faire. Annibal pouvoit avoir railon de taxer de
radotage, un -difeours fur l’art de la guerre , prononcé
par un vieux philofophe qui avoit vécu éloigné
des fondions publiques ,& qui n’avoit vu ni camp
ni armée : mais il n’en eft pas moins vrai que les républiques
de la Grèce avoient eu raifon d’établir
des écoles publiques pour l’art militaire, qu’elles en
retirèrent de grands avantages , & que des cours
publics fur l’art de la guerre, feroient au moins
auffi utiles à Paris, qu’ils l’éroient à Ephèfe & à
Athènes. Je pardonne au fçavant Budée de n’avoir
point déterminé François premier à placer la guerre
parmi-les fciences, auxquelles il bâtit un temple
dans le collège Royal ; le prince croyoit avec fes
contemporains, que l’art militaire ne pouvoit être
enfeigné que fur un champ de bataille; & fon mi-
niftre , d’un caradère doux & paifible , & tout dévoué
à la philofophie, devoit faire peu de cas d’un
art ruineux, qui chaque jour raviffoit à fon maître
les moyens de verfer fut les fciences des fecours'
plus abondants. Mais comment Richelieu , Lou^
vois ; & tant d'autres miïiiftres de la guerre qui
leur ont fuccédé, eux qui n’avoient aucun des préjugés
du fèizième fiêele, & qui n^étoient point
animés par l’efprit du fage Budée , n’ont-ils point
réparé cet oubii dangereux ? S’ils craignoient que
la liberté des élèves' de Mars ne troublât la paix &
la tranquillité néceffaires aux enfants des mufes,i!s
pouvoient reléguer lès premiers très loin des féconds.
Sous Louis X IV , cet hôtel fuperbe où un
grand nombre de,vieux guerriers trouvèrent pour
prix de leurs longs fervices, une douce tranquillité
, auroit pu devenir une école publique des
fciences,& des vertusguerrières ; & depuis la création
de l’école Royale Militaire, rien n’eft plus
fimple , rièn n’eft plus facile que d’établir des
cours fur l’art de la guerre : il ne faut que rendre
publiques pendant quelques heures de la journée
, une partie dés lumières qui font concentrées
dans ce vafte édifice. Une cnofe que je conçois
encore moins , c’eft que jufqü’à ce jou r, il ne
fe foit point trouvé dans Paris , cette ville où le
-defir du gain eft fi ardent & fi ingénieux, un homme
qui ait imaginé d’aller à la fortune, en vendant des
leçons fur l’art de la guerre : cette branche de commerce
eft vraiment toute neuve ; celui qui effayeroit
dé la fuivré , n’ayant point de concurrents,
atreindroit fans peine l’objet de fes vcëüx. Ce qui
m’étonne.encore plus , c’eft qû’on n’aif pas réuni à
Metz, à Lille, à Strasbourg, & dans les autres
etabliffements militaires du premier ordre, touts les
ouvrages qui peuvent être utiles aux gens de guerre :
J ai parcouru les dépôts de livres de ces trois cités ,
oc à peine y ai-je trouvé les ouvrages les plus connus.
Pourquoi n’a-1-on pas placé à la bibliothèque
du R oi, quelque militaire fçavant, qui par fa vafte
érudition, puiffe fervir de guide & de confeil à fes
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jeunes émulés , & qui 9 leur indiquant avec exac.
titude ce qu’ils doivent étudier , ce qu’ils doivent
lir e , & ce qu’ils ne doivent que confulter, leur
epargneroit beaucoup de peine & leur feroit gagner
beaucoup de temps. Si l’on créoit aujourd'hui cette
place, & qu?on lui donnât toute la confidération
qu’elle mériteroit, le public auroit bien vite défigné
pour la remplir, un des premiers membres d’une
de nos académies , renommé par d’excellents ov>-
yrages, & pour l’étendue de fes connoiffances firr
1 art de la guerre. Maisnevaudroit-il pas mieux raf-
fembler à l’ecole Royale Militaire, un exemplaire
de touts les ouvrages fur la fcience de la guerre ,
touts les manuferits qui lui font relatifs, le modèle
de toutes les machines militaires , des armes anciennes
& modernes , un grand nombre de cartes
topographiques , & le plan en relief de toutes les
fortifications connues : ces objets, confiés à’ des
bibliothécaires fçavants , à des gardes éclairés ,
deviendroient une fource d’inftruélion où il feroit
facile de puifer, & de laquelle on ne tireroit jamais
que des leçons falutaires.
Peu fecours & d’encouragements que
letude de la guerre a reçus , ont rendu les progrès
de l ’art militaire lents & incertains ; nous
croyons l’avoir démontré : mais le manque de
bons hiftoriens, le peu d’art & le peu d’attention
que nous avons apportés à l’étude de ceux que
nous poffédons, n’ontrils pas auffi infiniment contribué
à cette lenteur & à cette incertitude O u i,
fans doute , nous paroiffons avoir oublié que l’hif-
toire eft le véritable & même le feul fondement
de l’art de la guerre, qu’elle eft le meilleur guide
des généraux & du refte des guerriers ', ( Foyer
r'article GÉNÉRAL , paragraphes I 6* I I de la feftion
Jeconde ) ; & depuis quelque temps nous nous
fommes plus occupés à élever des fyftèmes frivoles,
qu a tirer parti des faits vrais, que l’hiftoire nous a
tranfmis 1 nous avons laiffé à l’imagination des-
écrivains militaires , le foin de nous diélèf des
: préceptes fur l’art des combats, tandis que cet honneur
devoit être réfervé à ïhiftoire feule.- En effet
celui qui veut pofféder à fond l’art des* combats *
doit non-feulement commencer par l ’étudier dans
Yhijloire, mais il doit encore en continuer l’étude
dans les ouvrages hiftoriques ; car ils offrent aux
guerriers des leçons plus fûres, plus abondantes &
plus faciles que la pratique de la guerre, & même
que l’étude deS ouvrages didaéîiques.
Les raifonnements que jë vais offrir dans un inf-
tant, & qui tendent à prouver que pour apprèndre
l’art de la guerre , il faut commencer par étudier
l ’hiftoire , m’ont été fùggérés par M. l’abbé dè Con-
diliac : je fais gloire d’en convenir; je fais auffi
gloire de convenir que je me fuis trompé en donnant
aux ouvrages didaéliqfles ( article GÉNÉRAL ,
paragraphe I de la feaion I I ) , la préférence, ou au
moins le pas fur l’étude àe Yltiflijtre.
Qu’eft-ce qu’un ouvrage didaâiqûe militaire ?
C’eft un recueildes règles générales qu’on doit fuivré