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eft délicate, & je ne permettrai à ma plume que de
courir légèrement deffus.
Si on a quelque foupçon qu’unfc province ait
deffein de vouloir changer de maure , n'en confiez
pas le commandement à un feul homme ;.au contraire
, fi auparavant il étoit abfolu dans la personne
d’un vice-roi ou d’un gouverneur , divifez
ce pouvoir entre lui & quelque confeil, ou tribunal,
ou quelques autres miniftres, parce qu’il n’eft
pas aifé que fix ou huit d’entre eux foient d’accord
pour une révolte , qu’un feul pourroit peut-être
tenter s’il avçtit par lui-même touts les moyens de
la mettre à exécution.
On doit choifir pour ces autres miniflres, des
perfonnes qui n’ayent aucune liaifon étroite avec
ce gouverneur , afin qu’elles obfervent avec plus
de foin fes démarches , & qu’elles foient moins
portées à donner dans touts fes deffeins.
Mécène confeilloit à Augufte de ne pas confier
-à une feule perfonne le commandement de l’armée
& le maniement de l’argent pour la payer ; &
Catule perfuadoit aux Romains de ne pas donner
au feul Pompée tout- le commandement de la
guerre contre les corfaires.
• Comme Ventura a obfervé que les empereurs
ottomans divifent lu commandement militaire &
l’adminiftration de la juftice entre les Turcs naturels
& les chrétiens renégats, afin que cette différence
de qualité & d’origine qui met un obftacle à
leur étroite union , les empêche de convenir pour
une confpiration contre le prince , parce que ceux
qui dépendent uniquement de la jurifdiéUon des
uns, ne fe bifferont pas facilement attirer au parti
des autres.
Il ne faut pas confier l’abfolu commandement
des provinces voifines & fufpeéles , à des fujets
trop unis entre eux par l’amitié , le fang , la parenté,
ou par quelque intérêt, afin d’éviter qu’ils ne
fe prêtent la main pour afpirer à la tyrannie ; & fi
ces pays venoient à fef perdre, on l’attribueroit à
une imprudence du fouverain , fans que la fidélité
précédente de ces commandants pût lui fervir
d’excufe , puifqu’en les mettant dans l’occafien, il
leur a fait naître le défir du crime.
Tacite nous fait obferver que Lintulus Getuli-
cu s , qui avoir fous fes ordres les légions de la
haute Allemagne, ne perdit le refpeâ 8f. l’obéif-
fance à Tibère, que parce que Lucius Apronius ,
fon beau-père , commandoir l’autre armée voifine.
Un grand obftacle aux ambitieux deffeins des
commandants, eft de changer fouvent de gouverneurs
dans les pays fufpeéls, parce qu’en peu de
temps ils ne pourront connoitre les génies , gagner
leurs affe&ions, ni prendre les autres me-
fures pour fomenter un parti contre le prince.
Jufte-Lipfe, qui foutient cette même opinion, la
prouve par cette autorité de Tite-Live, qui dit
« que la grande garde de la liberté ou de l’em- <
pire, efi de ne pas permette que les grands gouvernements
foient de trop longue durée: ».
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-Niccolucct nous apprend que la raifon pour
quelle à Rome on changeoit h fouvent de confuls #
étoit afin que plufieurs d’entre eux n’entreprifient
pas de fe rendre tyrans de la patrie 9 comme Jules
Cæfar y parvint par le moyen des confulats & des
diélatures perpétuelles.
i Je ne fai pas précifément quel fut le motif de
| Louis X IV , roi de France; mais j’ai'obfervé que
I rarement un de fes généraux commandoit long-
; temps la même armée. Je conviens que ce pouvoit
! être aufîi afin qu’ils connurent touts les différents
| pays, & la manière de faire la guerre de toutes les
nations ennemies.
Comin Ventura parlant des empereurs ottomans,
dit qu’ils ne permettent pas que les familles des
grands fe perpétuent longtemps dans le gouvernement
des provinces. Ils fe perfuadent par-là
mettre un obftacle à la révolte.
Je dois pourtant avouer que ce changement fréquent
a des inconvénients confidérables, comme
je le dirai dans la fuite ; mais on en évitera la plupart
, en choififfant toujours pour gouverneur des
perfonnes qui règlent leur méthode de gouverner
Suivant le génie de la nation qui eft fous leur ordre.
Dans un pays d’une fidélité fufpe&e, il y a du
danger de donner le gouvernement à celui qui, par
la grandeur de fa naiflance , peut, fans beaucoup
d’effort, parvenir jufqu’au trône, & à celui qui,
par fa grande richeffe , peut s’ouvrir un chemin à
la fuprême ambition/Te crois auffi qu’il eft dangereux
de confier le commandement des provinces
fufpe&es à une perfonne qui >par fon habileté dans
l’art de gouverner , s’imaginera s’être acquis par-là
un droit à la couronne. J’en ai rapporté divers
exemples.
Tacite a remarqué que Tibère n’aimoit pas à
envoyer dans le gouvernement des provinces , des
hommes qui, par leur haute naiflance ou par leurs
prodigieules richeffes, auroient pu afpirer à l’ab-
folu commandement ; il dit même que ce prince
fe fervoit beaucoup de Poprus Sabinus , qui n’é-
toit ni trop-ignorant ni trop éclairé*
Au refte , je ne parle ici que de ceux dont la
fidélité eft trop fufpeâe pour leur confier le gouvernement
des pays portés à la révolte ; car fi vous
vous faifiez une règle générale de rte donner les
emplois qu’aux personnes de peu d’efprit& de peu
de naiflance, vous vous attireriez pour ennemis
ceux qui, doués des deux illuftres qualités oppo-
fées, & croyant avec raifon pouvoir afpirer à la
préférence des charges, s’apperçevroient de votre
défiance à leur égard»
Horace Spanorchi parlant de l’interrègne de Pologne
, après la mort d’Etienne Batori , dit que
Zamoïski, principal feigneur parmi les Polonais >
avoit trouvé un obftacle de la part de la nobleffe,
pour être élu roi, parce qu’ayant eu du temps da
Iroi Erienne le gouvernement de prefque touts les
domaines de l’état, il avoit affeél- de donner les
emplois à des perfonnes de peu de naiflance r
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„ ' l l i des feigneurs de ce royaume, qui afpi-
roient à ces mêmes emplois.
« Si vous commettez le gouvernement de la
réDublique à des perfonnes de baffe naiffance Bc
fabs efprit, difoit Agrippa à Augufte , vous vous
S e r e z auffnôt la haine de la nobleffe & des perfonnes
de mérite , par le mépris qu’ils verront que
vous faites de leur fidélité-, ce qui pourra caufer
de grands défordres ». . I I
Il eft à craindre qu’un homme qui, deloblcu-
ritê d’une baffe naiflance, paffe à l’éclat d un em-
«loi élevé, n’éprouve ce qui arrive à celui qui ,
des ténèbres, paffe à regarder le foleil, & qui
voit moins à cette lumière qu’il ne voyott dans
' les ténèbres. « Les yeux font offufqués de deux
manières 1 dit Platon , lorfque de l’obfcurité on
; monte à la lumière, & lorfque de la lumière on
defeend dans l’obfcurité ». Quand même le gouvernement
de cet homme feroit heureux, fa vanité
, mal foutenue dans un indigne fujet, ne
j pourroit-elle pas fe pervertir en préemption , de
même que le plus doux neâar devient amer, lorf-
qu’il eft mis dans un vafe impur & gâté.'
i Dans le confeil qu’Agrippa donne à Augufte
! pour lé détourner de confier le gouvernement à
un homme de baffe naiflance, « l'oyez affuré, lui
dit i l , que fi un tel homme gouverne mal, il
I vous expofera à plus de malheurs que les ennemis
mêmes ; & s’il Fait quelque chofe de bien , auflirôt
fa préemption & fa fottife vous le rendront formidable
à vous-même. Enfin, continue Agrippa,
qu’eft-ce qu’ un homme de balfe ou de vile naif-
fance peut faire de grand ? Quel ennemi ne le
méprifera pas ? Quel citoyen voudra lui obéir ?
Quel foldat n’aura pas honte d’être fournis à fes
ordres ? Je ne crois pas, Augufte, que je doive dé-
tailler-à un prince aufli fage que vous 1 êtes, touts
les maux qui peuvent naître delà ». ^ .
Il eft certain que ceux qui font fort riches font
fiers & arrogans, jaloux du commandement, amateurs
du plaifir & ennemis du travail. Malgré tout
cela, il n’y a pas moins d’inconvenient de donner
les gouvernements à des fujets d’une baflé naif-
fance & d’une pauvreté extrême, parce qu ayant
l’ame intéreffée, fans avoir ni biens ni honneur à
perdre, il eft à craindre qu’ils ne vendent a un
prince les troupes ou la province qu’ils commandent
; c’eft ce qui a fait dire à Platon « que l’excef-
five richeffe produit les délices, l’oifiveté & les
troubles ; & que la grande mifère fait naître le
défir de, troubler le gouvernement, infpire l’avarice
& eft la fource des crimes ».
Les richeffes font pourtant, félon S. Thomas,
lin gage de la fidélité des fujets envers le prince ;
« les richeffes , dit-il, que les fujets ont dans un
pays , les empêchent de vouloir les remettre à un
autre ; & c’eft pour cela qu’il paroît en plufieurs
chofes, que les riches font plus fidelles que les
pauvres». Ariftote nous apprend « que la vertu
!#ft. un apanage naturel de la nohleffe ».
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Quand on dit que dans un homme de vil extraction
, fes avions répondent à la baffeffe de fa
naiflance , cette règle a fes exceptions comme
toutes les autres chofes du monde. Les hifloriens
nous fourniffent une infinité d’exemples de perfonnes
q u i, malgré l’obfcurité de leur origine 9
ont fait une fin illuftre ; & l’on préviendra une
partie des fraudes auxquelles la pauvreté peut don*
ner occafion , en affignant aux commandants des
gages qui leur foient payés ponctuellement, &
affez confidérables pour qu’ils ne foient pas obligés
de chercher de l’argent par des voies illicites ;
car il n’eft pas douteux que fans une vertu très
folide , celui qui ne trouve pas au moins le moyen
de vivre dans l’emploi qui l’oblige à faire de la
dépenfe , fera tenté de vole r, ou fe laiffera aife-
ment fuborner.
Jufte-Lipfe rapporte que Bajazet Ier. ayant^ condamné
à mort une partie de fes cadis , c’eft-à-
dire de fes juges, convaincus d’avoir vendu la
juftice, Ali Bacha lui repréfenta que n’ayant aucun
gage ni émolument afligné , ils étoient forces
de voler. Cette réflexion ayant appaifé Bajazet jj
il révoqua la fentence, & afligna dans la fuite aux
cadis les appointements néceffaires pour qu’ils ne
fufl'ent plus obligés à voler, & qu’ils ne puflent
plus alléguer cette exeufe de leuy faute.
De toutes ces raifons apportées de part &
d’autre, il eft aifé de conclure qu’il n’y a point de
règle certaine par rapport aux choix des commandants
trop riches ou trop pauvres, d’une fort illuftre
naiflance, ou d’une habileté extraordinaire ,
ou d’un efprit très borné & d’une ignorance extrême.
S’il y en avoit une, il me paroît qu’elle de-
vroit être en faveur de ceux qui fe trouvent dans
un raifonnable milieu, eu égard à ces trois differentes
qualités.
Outre les autres preuves alléguées fur la première
, j’ai rapporté l’autorite de Strada, qui dit
te que la trop grande richeffe & la trop grande pauvreté
font caufe des féditions » ; fur la féconde &
la-troifième, je viens de^citer un exemple de Ti-»
bère; & Tacite nous apprend « que ce prince ,
qui haiffoit les crimes, ne chériffoit point les éminentes
vertus , parce qu’il croyoit avoir a craindre
pour lui-même de ceux qui étoient trop vertueux 9
& qu’il ne pouvoit attendre des méchants qu’un
fujet de honte publique ».
Précautions contre un général d'armée dont U prince
foupçonne la fidélité.
Si le général d’armée nommoit aux emplois, les
officiers croiroient lui devoir toute la reconnoif-
fance de leur avancement. C ’eft pour cette raifon
que les rois de France ont aboli la charge de connétable
dans le royaume ; le prince doit par con-
féquent fe réferver de pourvoir à touts les emploi»
militaires , même dans les pays les plus éloignés ,
ainfi que le roi d’Efpagne mon maître l’a prati-
[ qué. J’aLcité ailleurs à ce fujet un exemple de
»