
Plan cCune hiftoire militaire françoife.
Quelques écrivains moderaes répètent fans ceffe
qu’on devroit dêbarraffer X hifloire générale & particulière
de ces defcri prions perpétuelles de lièges
8c de combats qui rebutent beaucoup de le&eurs,
& qui, tropfouvent, font éprouver à ceux dont
l’ame eft très fenfible , des fenfations défagréables »
douloureufes même, & cependant inutiles. Nous
fouîmes bien loin de blâmer les défirs que l’amour
de l’humanité infpire à ces écrivains philantropes ,
6c de faire un crime à notre fiècle de l’averfion , &
même de l’efpèce d’horréur qu’il a pour la guerre :
elle eft le plus grand des -fléaux, le plus cruel ennemi
du bonheur des nations ; quoique militaires ,
nous médirons avec.une douce fatisfaéiion , les
confeils que les philofophes pacifiques donnent
aux peuples 8e à leurs chefs ; nous liforis avec plai-
f i r , les rêves des gens de bien , 8c même les déclamations
des enthoufiaftes ; échauffés par le zèle
ardent de ces défenfeurs de l ’humanité , nous défi
rons , comme eux , que l’art de la guerre foit
anéanti ; fon hifloire réduite en cendres , fon nom
oublié , 8c que les nations réunies ne forment plus
qu’une feule famille ; emportés par notre fenfibi-
lité , nous ofons même efpérer quelquefois que
nous ferons les témoins de cette révolution aufti
grande qu'heureufe : mais bientôt la trifte vérité
efface un tableau trop enchanteur ; elle anéantit les
douces efpérances que nous avions conçues ; nous
ne voyons plus que l’impoffibilité de former de
toutes les nations un feul peuple de frères ; la paix
perpétuelle eft placée pour nous au rang des projets
chimériques, 8c contraints de renoncer à la ligue
philofophique dans laquelle nous étions entrés ,
nous fommes forcés à dire, avec touts les militaires
, que l’art de la guerre, cet art qui, malgré
nos voeux ardents, fera toujours un des plus utiles.
& des plus eftimés, doit avoir une place diftin-
guée dans Xhifloire de la nation françoife.
Mais ne feroit-il pas poffible de fatisfaire en
même temps les militaires , les philofophes & les
âmes fenfibles, 8c d’accorder l’agrément avec l’inf-
truftion ? Il fuffiroit peut-être, pour cela , de bannir
de notre hifloire générale touts les détails fur
l’art de la guerre , 8c de confacrer un ouvrage particulier
à la defcription des rencontres-, des batailles
& des fièges auxquels nous avons eu quelque part.
Ain fi , tandis que le guerrier s’inftruiroit en méditant
fur celui-ci, qu’il y trouveroit des objets faits
pour fortifier 8c éclairer fon courage, le citoyen
paifible, la femme tendre, le philofophe fenfible
parcourroient celui-là fans craindre d’y rencontrer
des tableaux tracés avec du fang , faits pour affliger
leur coeur & faire couler leurs larmes.
L’ouvrage militaire que nous demandons feroit
un des monuments les plus honorables & les plus
utiles à la nation françoife ; prouvant invincible- |
ment que dans touts les remps 8c dans touts les
lieux notre courage a égalé celui des peuples les
plus renommés ; montrant aux généraux que le def-
tin des batailles eft dans leurs mains, qu’ils ne
peuvent impunément commettre les fautes les plus
légères , ou fe laiffer entraîner par les penchants
même les plus naturels ; leur apprenant ce que
l’étude des ouvrages didactiques n’enfeigne pas, à
connoître les hommes., à fentir le prix des inftants ,
à faifir les occafions les plus fugitives ; il leur tien-
droit lieu de cette lente & tardive expérience qu’ils
n’acquièrent fouvent qu’aux dépens de leur propre
gloire, du bonheur des peuples pour lefquels ils
combattent, 8cde la vie des hommes qu’ils commandent.
Cette hifloire enfeigneroit à nos guerriers
fubalternes , que leur ignorance peut quelquefois
faire à l’état des bleffures profondes , & que l’in-
fubordination ,1’inconftance 8c la témérité font nos
ennemis les plus redoutables;elle montreroit enfin
à touts les François qu’ils ne doivent ni être ef-
fray és par de légers revers , ni découragés par les
défaites même les plus fanglantes , parce que notre
amour pour nos rois eft fi tendre , nos fentiments
pour l’honneur fi durable, notre fanatifme pour
notr-e gloire perfonnelle , 8c fur-tout pour celle de
la nation , fi ardent, que nous ne finirions pas toujours
par fixer la vidoire fous nos drapeaux ou
par obtenir du moins une paix honorable.
Mais une bonne hifloire des batailles 8c des
fièges, n’eft-elle pas une des entreprifes les plus
vaftes 8c les plus difficiles qu’un militaire , homme
de lettres , puiffe concevoir ; pour l’exécuter dignement,
pour donner une idée jufte de toutes les
efcalades, de routes les furprifes 8c de touts les
fièges auxquels les François ont eu quelque part ,
depuis celui de Trêves par Pharamond en 420 ,
jufqu’à celui de Newyork par MM. Wafington 8c
Rochambeau en 1783 ; pour-fournir une defcription
détaillée de toutes les rencontres , de roms
les combats, de toutes les batailles auxquelles ils
ont affifté depuis celle de Tournai par Clodion en
434 jufqu’au combat de Gondelour par M. de
Buffy en *-783 ; il faut avoir reconnu foi-même
toutes les places qu’on doit montrer à fes'leâeurs ,
8c parcouru touts les champs de batailles fur lesquels
on doit les conduire; il faut avoir fous-les
yeux le récit qu’en ont donné les auteurs contemporains
; ilrfaut avoir confulté les mémoires des
généraux Sc eénx des officiers particuliers , renfermés
dans les grandes bibliothèques ou dans les dépôts
des bureaux de la guerre ; il faut avoir lu
dans leur propre langue l’hiftoire de touts les
peuples ;. il faut enfin avoir comparé les hiftoriens
des différentes nations , des diverfes feâes , 8c des
différents partis. Celui qui entreprendroit d’élever
ce va fie monument, fans avoir raffemblé touts ces
matériaux 8c s’en s’être procuré touts ces fecours ,
ne conftruiroit qu’un édifice fans utilité , 8c qui
même s’écrouleroir bientôt. Ce n’eft pas un roman
hiftorique efquiffé à grands traits qu’il faut aux
H I S
militaires , maïs une relation bien circonftanciée ,
une hiftoire exafle 8c vraie jufques dans fes
moindres détails. Comme ils ne peuvent, en effet,
reftifier leur théorie par des expériences , il faut
qu’ils ayent recours aux obfervàtions, 8c ces obfer-
vations ne font autre chofe que les faits dont Xhiftoire
a confervé le fouvénir. Eh quelles leçons reçoivent
ils , fi l’ignorance, la légèreté ou l’efprit
de parti, ont tronqué ou défiguré ces faits qui
pouvoient les inftruire.l *
Nota. Pour prouver que la plus grande partie
des relations qu’on a données de nos batailles font
plutôt des romans que des hi(loires, nous ne citerons
pas le trait fi généralement connu de l’abbé de
Vertot ; mais une anecdote plus récente. Un de nos
généraux, que la modeftie me défend de nommer ,
un de nos généraux qui, depuis plufieurs années ,
travaille à reconnoître dans fon commandement 8c
dans les pays qui l’environnent, non-feulement
les pofitions qu’on devroit occuper dans telle ou
telle circonftance, mais même celles qu’ont prifes
les grands généraux des derniers fiècles , a dit 8c
prouvé le 12 oélobre 1784, en revenant de.recon-
noître le champ de bataille de Confarbruk , qu’aucun
des écrivains qui avoient fait la defcription
de la bataille de ce nom n’en avoient connu le
champ ; que Quinei 8c Feuquières lui-même en
avoient donné des idées fauffes ; que ces deux écrivains
avoient omis des circonftances très importantes
; ainfi les détails vrais de cet événement important
8c inftrudif auroient été enfevelis dans
l’oubli, fi cet officier général n’avoit lui-même fait
fur les lieux, une efpèce d’enquête par tradition
qui lui a procuré le moyen de découvrir la vérité.
Un des hommes de génie de notre fiècle dit:
« que l’on pourroit faire ufage des vues dont les
hiftoriens de l’antiquité font remplis , quand même
les faits qu’ ils préfentent feroient faux , 8e que les _
hommes fenfés . doivent regarder l'hifloire comme
un tiflu de fables dont la morale eft très appropriée
au coeur humain *. Généralement- parlant, Jean
Jacques a raifon : mais nous ne pourrions être -de
fon avis . s’il avoit eu l’art militaire en vue ; la
plus oetite circonftance falfifiée on feulement modifiée
peut en effet rendre méconnoiffable un objet
militaire ; oubliez, par exemple,' de parler d’un
ravin qui partageoit le champ de bataille , creufez
le plus ou le moins qu’il ne l’étoit dans la nature ,
placez mal une maifon , bâtiffez-la en pierre de
taille, tandis qu’elle étoit conftruite en briques,
plantez une futaye claire femée , oîi l’on voyoit
un taillis très fourré , 8c vous aurez totalement
changée la bataille ; le changement que vous aurez
opéré fera prefque indifférent au commun des
leéleurs , mais il intéreffera infiniment les militaires;
il peut avoir pour eux les fuites les plus
funeftes ; il peut leur donner des idées fauffes ,
leur faire adopter des principes erronés, les induire
à faire des démarches hafardées ou dange-
reufes; il peut, en un mot, les mettre plus loin
de la vérité qu’ils n’y étoient avant d’avoir fait des
efforts pour en approcher.
Par qui, cependant ,font écrites la plupart des
hifloires militaires ? Eft-ce par des hommes qui,
comme Xénophon , Polibe , Cæfar, Mont-Luc , la
Vieille-Ville 8c Feuquières , puiffent dir q, j'a i fa i t ,
fa i vu ? Eft-ce au moins par des écrivains qui ayent
fuivi les armées 8c qui ayent acquis quelques con-
noiffances fur l’art de les conduire, de les faire fub-
fifter 8c combattre ; la plus grande partie de nos
hiftoriens ne connoiffent de l’art de la guerre que
le nom, car ils n’en poffèdent même pas le vocabulaire;
ils n’ont vu ni un fiège, ni une bataille ,
ni des camps, ni même des troupes. Ils fe font enfermés
dans leurs cabinets , au fe in delà capitale ,
ou de quelquë autre grande ville , 6c là , fur des
relations ou infidelles , ou mal faites , ils ont com-
pofé des hifloires dont le ftyle nous féduit, mais
dont les faits nous égarent. Cette réflexion ne
doit-elle pas nous rendre très indulgents pour les
généraux , très circonfpeéls à prononcer fur lés
faits militaires, 8c très defireux d’avoir une hifloire
des batailles 6c des fièges écrite par un homme de
lettres auffi verfé dans l’art de la guerre , que
Montefquieu dans les loix , Fontenelle dans les
fciences, 8e Buffon dans l’hiftoire de la nature.
Il feroit poffible à un guerrier doué d’un grand
amour pour l’étude 8e pour le travail, de raffem-
bler touts les matériaux littéraires néceffaires à la
conftrudion de l’édifice dont nous parlons ; mais
pourroit-il auflChifément raffembler les matériaux
militaires dont il ne pourroit fe paffer ? Quel temps
ne lui faudroit-il pas pour parcourir prefque toutes
les parties de l’Europe, 8c y aller reconnoître le
champ de toutes les batailles que les François ont
données ? Que ne lui en coûteroit-il point pour
les faire deffiner 8c pour en graver des plans comparés
? Ces opérations paroiffent au-deffus d’un
particulier. Le gouvernement feul peut faire les
dépenfes que ces courfes répétées occafionne-
roient, qu’une multitude de plans rendroit indif-
penfables ; il peut feul ouvrir à l’écrivain qui entreprendroit
cette intéreffante hifloire, les dépôts où
il faudroit qu’il fouillât, 8c lui fournir touts les
renfeignements dont il auroit befoin. C ’eft donc
de la volonté feule du gouvernement que h narion
8c le militaire peuvent atrendre un ouvrage utile.
Si le gouvernement, jaloux de la gloire du nom
françois, fe réfolvoit jamais à faire compofer cet
ouvrage , l’écrivain , qui en feroit chargé , de-
vroit-il fe borner à donner le récit des fièges 8c des
batailles ? S'il s’en tenoit à fournir ces deferiptions
ne compoferoit-il pas un ouvrageffans fuite 6c fans
liaifon , &. par conféquent fans intérêt? Ne feroit-
il pas obligé, d’ailleurs . de faire précéder le récit
de chaque journée par une longue introduâion
deftinée à faire connoître les atleurs 8c le lieu de
la fcène g E: oh fent aifêment combien toutes ces
introduâions feroient longues , difficiles & fafti-
_die.ufes. Ne vaudroit-il pas mieux qu’il entreprît