
Rome & les généraux dévoient en partie leur
gloire. Dans le cours de fepr cent ans, elle fut
accordée plus de trois cent fois ; après fon extinction
, les füccès devinrent plus rares , les vertus
folitaires & obfcures ; le vice éclatant avec audace
, régna & triompha feul ; les récompenfes prodiguées
par la faveur, dérobées par l’intrigue ,
perdirent leur prix ; les peines infligées par l’in-
juftice ne produifirent que l’indignation. Il n’y eut
plus de lien focial ,de patrie, d’ambition publique.
L ’intérêt particulier, le fafte, la molleffe , la tyrannie
, la rébellion anéantirent ces moeurs auflères ,
cette inflexible difcipline, cet art fublime de la
guerre, qui avoient élevé Rome au faîte de la
puiffance ; & détruifirent enfin cette fuperbe cité,
•qui , fçmblable à la difcorde, portoit fa tête dans
les cieux & fouloit aux pieds la terre.
Les nations modernes ne connoiffoient que
deux efpèces de récompenfes : les pécuniaires & les
diftinâives. Dans un gouvernement bien réglé ,
dans une conftitution militaire parfaitement ordonnée
, tout militaire doit recevoir ce qui lui efl
néceflaire pour vivre fuivant fon état & fon grade,
& pour réparer les malheurs que lui font éprouver
les accidents de la guerre. Dans une telle confti-
tution ,les récompenfes pécuniaires feroient inutiles.
Dans une autre moins parfaite, elles ne font que
la réparation d’unè injuflice , la compenfation
d’une dette qui n’a pas été acquittée. Quant aux
récompenfes diftinéïives , touts les gouvernements
Européens en ont une; c’eft un ordre militaire;
en France, l’ordre de S. Louis. Il y a différents
grades qui font prefque toujours conférés à l’ancienneté
des fervices à tour de rôle, & très rarement
à leur efpèce, ou à des avions d’éclat, jamais
aux vertus privées. Seroit-ce parce que les chefs
n’en font pas juges compétents ? Il- feroit jufle ,
& par conféquent très utile , de multiplier les récompenfes
diftinélives pour touts les militaires
comme on a multiplié les. peines. Il né fuffit pas
d’étouffer le vice , il faut produire des vertus.
RECONNOISSANCE. Examen de l’état d’un
lieu. La re connoiffance peut avoir pour objet une
province entière , une frontière , une pofition , un
camp ennemi, un champ de bataille , une rivière ,
une marche d’armée , une place de guerre, un
fo r t , une redoute, un village, une maifon , enfin
tout ce qui peut être confidéré relativement à l’at- ;
taqué & à la défenfe. Ainfi, pour bien faire une
reconnoijfance , il faut connoître tout ce qui eft relatif
à l’attaque à la défenfe de l’objet qu’on examine
; & pour être en état d’en faire de toute e f
pèce, il faut s’être inftruit de toutes les parties de
l ’art militaire.
Le fuccès d’une campagne, & quelquefois d’une
guerre , dépend de la manière plus ou moins
exaéfe dont on a fait les reeonnoiffances. M. le marquis
de Feuquières a marqué les fautes principales
qu’il a vu faire en ce genre.
La connoiffance des pays:, dit-il, sVcquiert par
REC
les cartes, par les conventions qu’on a avec ceux
qui les connoiffent ou qui en font, & encore infiniment
mieux par la vue & le féjour qu’on y fait;
Elle eft le fondement des entreprifes à former fur
les places, des marches , des campements , des
fubfiftances, de la fureté des convois & des batailles.
Ainfi on peut dire, que non-feulement le prince
& fon confeil, mais même touts ceux qui font
chargés d’exécuter fes projets , doivent ayoir une
connoiflance parfaite du pays.
Mes réflexions fur ce fujet ne tomberont que fur
les fautes que j ai^ vu faire , ou dont j’ai eu une
connoiflance entière.
Il efl certain qu’en l’année 1667 > fi le ro i, lorf-
qu’il déclara la guerre à l’Efpagne , avoit d’abord
porté fon armée devant Bruxelles , capital des
Pays-Bas catholiques, il fe feroit facilement rendu
maître de cette ville , dont la perte pour les Efpa-
gnols auroit entraîné celle de tout le pays, par
les raifons que j’ai dites ailleurs.
Cette faute a ete faite par le manque de connoiflance
exaéïe de la conftitution des Pays-Bas,
par rapport au plan général de la guerre qu’on y
vouloir faire, & qui en devoit précéder la déclaration
& les opérations particulières.
Dans cette occafion , la crainte que l’armée ne
manquât de pain pendant fa marche, n’étcit pas
d’un poids affez confidérable ; l’on fait qu’il eft facile
d’en faire porter au foldat pour fix jours , &
l’on pouvoir faire fuivre l’armée d’un allez puiffant
convoi de farine pour avoir de quoi la faire vivre
quinze jours. Ce temps étoit plus que fuflifant pour
foumettre les grofles villes fans défenfe qui font
auprès de Bruxelles , & qui, dans cette faifon , au-
roient facilement fourni du pain à l’armée. ~
La crainte de né pouvoir pas conduire avec l'armée
la groffe artillerie, & fuffifamment de munitions
de guerre pour exécuter l’entreprife fur
Bruxelles , n’étoit pas plus raifonnable. On y poU-
' v °h aifément pourvoir par l’affemblée des chevaux
& des voitures de la Picardie & de la Champagne,
dans une faifon où ils n’étoient pas occupés à la
culture ou àJa récolte.
D ailleurs , Bruxelles étoit fi dépourvue, que la
défenfe n’auroit pas été longue ; on auroit même
trouvé de la poudre en détail dans les grofles villes
voifines de Bruxelles , qui auroit fuffi pour le feii
de l'infanterie. I1‘ eft même raifonnable de croire
que :plufienrs places, même de guerre , auroienc
fuivi le mouvement de cette capitale , en qui la
fqrce & les finances du pays réfidoiem , parce
qu’elle eft le féjour des grands & la réfidence des
tribunaux.
Ainfi l’on comprendra aifément que fi l’on avoit
eu une connoiflance exa&e de la Flandres que l’on
vouloir attaquer, & des reflources que le roi pouvoir
trouver dans les provinces de fes états voi*
fines de la Flandres , il auroit été facile de porter
REC
d’abord la guerre dans le centre du pays, & de le
conquérir dans une feule campagne.
En l’année 1672 , le manque de connoiflance
cxaâe des niveaux des eaux, des canaux de la Hollande
& de leut effet, fut caufe que l’on perdit le
temps de s’approcher d’Amfterdam dès que le roi
fut maître d Utrecht, & que l’on n’occupa, pas
allez tôt Muyden , d’où cette grande ville tire la
plus grande partie de fes eaux douces.
Ce même manque de connoiffance des niveaux
des eaux, nous engagea dans la fuite à couper des
digues , qui firent des effets contraires à ceux
qu’on attendoit.
En .1691, le roi fe détermina à ne faire qu’une
guerre défenfive en Piémont pour l’année 1692 ,
fur ce qu’il fut repréfenté qu’elle étoit foutenable,
pourvu que fes forces en infanterie fuffent fupé-
rieures à celles.-des ennemis.
Les événements de la campagne de la même année
1692 , juftifièrent la fa.ufleté de ce projet.
Quoique Pignerol fût une place formidable pour
les ennemis , que nous fuflîons maîtres de Nice &
de Suze , & que M. de Catinat eût pour la défenfive
le double plus d’infanterie que M. le duc de
Savoye , ce prince ne lai-ffa pas de prendre Am-
brun derrière M . de Catinat, & de-là auroit pénétré
en Dauphiné, fans la petite vérole dont il fut
furpris, comme je l’ai dit ailleurs.
On n’a pas mieux connu les Alpes dans la
guerre qui a commencé en Piémont en 1705 ; nous
n’étions plus maîtres de Pignerol ; nous avions
rafé Nice après l’avoir prife ; nous poffédions feulement
Suze ; nous voulions la protéger, garder
Exiles & Feneftrelles , & empêcher que M. de
Savoye n’entrât en Provence. On fait qu’il en a
penlé coûter Toulon, & quarante-cinq gros vaif-
feaux que le roi avoit dans ce port, ÔTqu'il en a
enfuite coûté Suze.
Quoique la perte de cette place ne doive être
attribuée qu’à l’ignorante préfomption du maréchal
de Teffé , & au manque de connoiflance
exaéle du Pays , je nelaifferai pourtant pas de faire
voir ici en quoi réfide la.fauffeté du projet de défenfive
pour le Dauphiné ^que la connoiffance du
pays ne put jamais redreffer..
Le Pi émont eft un baflïn , autour de la moitié
duquel s’élèvent les Alpes; par conféquent celui
qui eft dans ce baflïn n’a pas plus de chemin à faire.
pour en fortir & paffer en*deçà , d’un côté du
baflïn que de l’autre. Il faut donc que les attentions
du général chargé de cette défenfive , foient
égales fur tout demi rond , ce qui fait qu’il eft inférieur
partout ou faffaillant fait un premier effort,
qui fera toujours général de fa part & couvert par
de fàufles dèmonftrations éloignées de fon véritable
objet.
, ^ ®ft même comme impoflible que cette infé-
r.10n.*e ne dure longtemps , parce que par la conf-
titution du pays eri-deçà des Alpes , il faut hien des
jours pour raffembler des troupes placées autour:
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du baflïn ; d’ailleurs la prodigieufe quantité de cols
& de paffages dans les montagnes après la fonte
des neiges , en rend toujours l’entrée facile à celui
qui veut pénétrer par le côté du Piémont, & la.
difficulté pour s’y oppofer prefque infurmontable.
Ces paffages partent prefque touts du même
centre, qui eft la plaine du Piémont, & ont pourtant
des forties en-deçà fort éloignées les unes des
autres. Ç ’eft ce qui fait que les différents corps de
troupes qu’on eft obligé de féparer pour s’oppofer
aux plus aifés de fes paffages , font trop éloignés
les uns des autres , & ne peuvent que très difficilement
avoir quelque communication enfemble.
En l’année 1708, le projet de défenfive dans
Suze, a été celui que l’on a fuivi de ce côté-là ; on
y a même employé un général qui n’avoit aucune
connoiffance du pays. Outre fes attentions pour la
Provence & le bas Dauphiné, il a été obligé d’en
avoir pour la Savoye , dégarnie de places , &
même pour le haut Rhône , jufqu’où l’on a cru,
durant quelque temps , que M. de Savoye vouloit
pénétrer, parce qu’il avoit un fort gros corps
de cavalerie qui auroit paru inutile pour des en-:
treprifes dans les montagnes.
Ces attentions raifonnables ainfi multipliées ,
ont donné le moyen à M. le duc de Savoye , qui
avoit paffé un corps de troupes confidérable juf-
qu’à Saint-Jean de Maurienne, derepaffer tout-à-
coup par les deflus de Mondane, & de prendre
Exiles, avant que notre armée , campée près du
fort de Barrault, pût fecourir cette place ; enfuite
de quoi nous avons encore perdu Feneftrelles dans
le Pragelas.
Voilà quelles ont été les principales fautes qu’on
a faites de mon temps, par le manque de connoiffance
exaéle du pays , par rapport à la conftitution
générale de la guerre de Piémont; d’où je con-
iclus qu’il n’y a que l’ignorance qui puiffe avoir fait
naître la penfée qu’il foit poftible de foutenir une
guerre défenfive de ce côté-là, exempte de quelques
inconvénients chaque année.
Je ne parlerai point ici de ce qui s’eft pafle dans
la guerre de Piémont en l’année 1690. J’en ai fait
une mention fuffifante dans mes remarques à l’ar-
:ticle qui traite des difpofitions & des projets de
guerre.
J’examinerai préfeatement quelles ont été les
fautes que le manque de connoiffance des pays a
fait faire à nous ou à nos ennemis, par rapport aux
événements particuliers dans le cours des campagnes.
A la fin de l’année 1673 » lorfque M. de Luxembourg
ramenoit de Hollande un corps confidérable
d’infanterie., mais peu de cavalerie , M. le prince
d’Orangeayant affemblé toutes les forces des Hol-
landois & des Espagnols , vint à la Meufe pour
combattre M. de Luxembourg entre Maëftrich &
Charleroy. Cela obligea la cour d’.ordonner à M.
•de Schomberg d’affembler toute la cavalerie du
Hainauit & de Flandres, pour venir au-devant de