
Les rapports qui exiftent entre des colonnes & des
idées, entre des Tons & des corps, font fi éloignés,
que le raprôchement qu’ on peut en faire tient à des
fyftèmes abftraits, & vient, le plus fou vent encore ,
de ce que l’on confond les moyens avec le but auquel
ils tendent.-
A in fi, par exemple, le but de la poëfie eft d’exprimer,
de peindre & d’émouvoir en nous les pallions.
Ses moyens font les idées ou les images immatérielles
des chofes , & lés lignes des idées, c’eft-à-dire
les fons articulés.
L e b u t , au contraire, de l’ architecture qui n’ex-
prime r ien , eft de produire en nous des fenfations
par l’impreflion des idées abftraites, par la vue des
objets fenfibles. Ses moyens font les proportions &
les formes de la matière.
L ’une, par des moyens intellectuels, tels que les
idées, nous fait voir les chofes S l’autre, par les
chofes & les moyens les plus matériels , nous fait
appercevoir les rapports les plus intellectuels ; l’une
parle à l ’âme par l’imagination, l’ autre par l’entendement.
Toutes les deux parviennent à nous plaire, mais
par des voies prefqu’oppofées. L a poëfie s’adrefle directement
à l’ âme , pour émouvoir les fens 5 l’architecture
s’adreffe aux fens pour affeCter l’âme. L ’une,
dans fes vaftes tableaux, peint & repréfente la nature
entière ; l ’autre n’exprime que les rapports des chofes ;
celle-là crée en imitant la nature 5 celle-ci imite la
nature en créant comme elle. L a nature eft le modèle
de la poëfie, la nature n’eft que le guide de
l ’architecture. .
Leur ejfence eft aufli variée. L a poëfie naquit du
plaifir ; l’ architecture du befoin. Aufli la première
ne doit nous faire appercevoir l’utile que fous le
voile de l’agreable 5 la fécondé ne nous d o it l’agréa-
bîe que fous la forme de l’utile. Ainfi, dans les arts
de p la ifir, l ’utile ne doit s’y montrer que lorfqu’il
peut nous procurer le même plaifir , que ce qui
auroit été imaginé uniquement pour plaire.
Dans les ans de be fo in , comme I’architeChire &
l ’éloquence, l’agrément ne doit y paroître que motivé
par la néceffité. L ’utile eft dans les uns le principal
3 dans les autres , il n’eft qu’accefToire.
L 'ejfence des arts varie encore dans les relations
qui les unifient à la nature,& dans les moyens d’imitation
qu’elle leur a communiqués. On ne s’ étendra
pas davantage fur les preuves d’un fyftême qui ferait
feul le fujet d’un ouvrage 3 & l’on ne répétera pas
ic i ce qui a été dit fur l’imitation fpéciale de l’archi-
tefture. ( Voye^ A rchitecture. ) Il nous fuffit de
voir que chaque, art ayant fon ejfence , fes moyens &
fiSr fia qui lui font particuliers, c ’eft de cette con-
Boifiance que doit réfulter la définition d’un art.
L ’architeéhire dans fbn ejjence eft un art fondé fur
le befoin & la néceffité, & dont l’imitation n’a rien
de p'ofitif 3 il tire dje la Nature & des autres arts imitatifs
, des analogies de principes, & ne peint rien
de matériel 3 fa fotme n’ eft qu’une enveloppe de proportions
, de raifons & de rapports qui affeétenc
d ’autant plus notre âme■> qu’ ils y font plus finalement
& plus grandement exprimés.
Sa fin eft double : l’une , indépendante de l’a r t ,
eft de former à l’homme dès abris sûrs , commodes
& folides , fuivant les befoins divers des climats, des
pays j- & la nature des matériaux. L ’autre eft d’employer
à leur embelliffement lés richeflès des autres
arts , d'affe&er agréablement la vjie , de porter à
l’âme par l’organe qui lui eft propre, les fenfations
agréables que le rapport des grandeurs, & le mélange
harmonieux des parties avec le tout peuvent lui communiquer.
Son but enfin eft de fatisfaire à la néceffité,
de plaire à l’entendement, & de contenter le goût
par des difpofitions tout à la fois folides, commodes
& agréables , enfin de réunir le plaifir au befoin.
Ses moyens font de deux genres : la fcience de
la conftruéhon , & la connoiffance des belles proportions.
Les mis font matériels & ne tendent qu’au
befoin 3 les autres font intelleéhiels, & ne vifent qu’au
plaifir..
D ’où il réfulte que l’architeéhire d o it , fe définir :
un art mixte , enfant de la néceffité 6» du plaifir, dont
le but eft de nous fervir 6» de . nous plaire par Cunion
des formes les plus convenables aux befoins du corps,
& les plus analogues aux affe fiions de notre ame.
Cette définition , en indiquant les principes de
cet a r t , en fait fentir aufli toute la difficulté. Obligé
de nous fervir en nous plaifant , & de nous plaire
en nous fervant, on voit qu’il n’y en a point dont
la partie utile & la partie agréable foient réparées
entr’elles par un plus grand intervalle, & d’un accord
plus difficile. Quoique l’éloquence foit dans le même
cas, dn peut dire cependant que le plaifir & le befoin
y font bien plus voifins , bien plus dépendans
l’un de l’autre 3 & que la parole qui eft leur agent
commun, les unit en quelque forte l’un à l’autre. Mais
quel rapport y a-t-il entre les formes de la néceffité
dans l’architeéhire , & les formes d’ou réfulte fa
beauté ? Quelle analogie entre des murs, des piliers,
une couverture , & l’invention , des proportions , la
variété des ordres, l’accord des parties , & l’harmonie
de tous lés rapports enfemble ? Quelle relation
y a-t-il , entre le befoin de défendre le corps des
injures de l’air , & le plaifir de l’âme attaché aux fenfations
délicieufes de l’ordre & de l’harmonie appliqués
aux édifices? L e befoin d’exprimer fes idées pat
la parole, dût faire naître Y art qui y ajoute de l’agrément
: aufli l ’éloquence fe retrouve par-tout, meme
chez les peuples fauvages. Mais l’expérience nous
prouve que tous les peuples ne font point fufcep-
tibles de Y art de l’arcliiteftiire 5 & que les befoins
dans certains pays peuvent être en contradiérion avec
les formes capables de recevoir les principes d’ordre
& d’harmofiie qui confirment Y art.
En e f fe t , fi les jouiflances de l’âme & les plaifîrs
de l'oeil font attachés à certains rapports, & dépendent
de certaines proportions, il faut avouer que
«es rapports exiftent en eux-mêmes & abftraétion
faite de l’application qu’on en peut faire aux befoins
èi aüx ufages de la conftruélion. L ’art de bâtir
fe les appliqua , mais ne les inventa pas. Les idées
d’ordre , d’harmonie , de fymétrie pouvoient ,
fans être méconnues , ne pas être applicables aux
formes d’ufage, commandées & exigées par le befoin.
U fallut en Grèce le concours le plus heureux de
caufes & de citconftances , pour que la forme ordonnée
par la nature des chofes , fût celle qui convînt
le' mieux aux proportions analogues au plaifir.
A confidél'er l’arçhiteéhire Grecque , du côté de la
beaiité, on croirait que , faite uniquement pouf le
plaifir des y e u x , jamais elle ne reçut la loi de la
néceffité. 5 & fi on l ’envifage du côté de l’utilité ,
aucune ne porte plus vilïblement * l’empreinte du
befoin 3 en forte qu’on croirait que ‘jamais elle ne
facrifîa au plaifir.
Il faut avouer que cette heureufe rencontre pou-
voit ne jamais naître 3 que cette réunion du befoin &
du plaifir dans l’architeéhire , eft peut-être une des
plu.s précieufes découvertes des Grecs 3 & que Y art
qui en a été le fru it, eft un des plus grands fecrets
que l’homme ait dérobé à la Nature. Il eft certain
aufli, que c’eft de cet équilibre entre les deux parties
de l’architééhire, & de la poffibilité de l’y conferver,
que réfulte dans chaque pays la mefure de Y art.
Compofé , comme on le v o i t , de deux natures en
quelque forte ennemies , ou du moins fans union ,
ni rapport direét qui les lien t, il doit y exifter un
combat perpétuel entre les loix du befoin & celles du
plaifir. C ’eftde leur accord que naquit Y art en Grèce :
C ’efl leur défunion qui en fait la perte. Si l’on con-
fidèrè Y art des Grecs tranfporté à Rome , on l’y voit
déjà contraint de s’adapter à des formes q u i , n’étant
plu$ celles de fon * o rigine, tendent à en pervertir la
pureté. Bientôt regardé comme objet de luxe &
de décoration, il fembla oublier fa deftination 3
l’agréable l’emporta fur l’utile 3 l’ornement déguifa
la forme 3 la forme s’altéra 5 & quand toute elpèce
de concert entre le beau & l’utile fut rompu , Y art
difparut, étouffé en quelque forte fous fes propres
r-icheffes.
C ’eft d’après cette poffibilité de concert, entre la
partie utile & la partie agréable de l’architeéhire ,
qu’on peut juger dans chaque pays du degré que Y art
peut atteindre ou conferver. Comme le befoin eft la
bafe de l’architeélure, Sc ne peut jamais fe plier aux
loix du plaifir, . mais feulement fe rencontrer avec
lu i, s’il exifte des pays où les formes du befoin répugnent
entièrement à celles auxquelles font attachées
les impreffions du plaifir , Y art ne fauroit jamais s’y
montrer . Et, s’il en exifte où la mobilité des moeurs
& des ufages laifle varier les formes du befoin au
gre de la fantaifie qui les cr^e & les abandonne
tour-a-tour , où l’union de plu fleurs températures
permette 1 emploi de toutes les conftruéhons, fans en
«eceffiter pofitivement aucune, où la fatiété de tou t,
produife le defir de tout effayer & de tout renouveller,
on y verra Y a r t, toujours indécis, varier farts
celle , parce qu’il nç pofe point fur la baie folid*
d’un befoin confiant & uniforme. Tombant toujours
d’un excès dans un autre , il facrifiera' tour-à-
tour l’utile à l’agréable, l’agréable à l’utile 3 toujours
voifin de cette réunion , il s’en éloignera toujours5
& dans cette perpétuelle viciffitude, il laiffera douter,
par la difcorde qui règne entre le plaifir & le befoin^
& non par leur accord , ainfi qu’autrefois en Grèce,
lequel des deux donne ou reçoit la loi.
U art cependant n’ exifte point fans cet accord,
Comme la partie utile ne fauroit nous plaire feule,
la partie agréable ne peut auffi mériter notre approbation
qu’à l’appui de l’autre.« L ’éloquence & l’archi-»
?» teéhire, dit l’abbé Batteux , mériteraient des repro-
»» ch es, fi le deflein de plaire y paroifloit. C ’eft chez
»» elles que l’art rougit quaud il eft^apperçu. T o u t ce
»» qui n’y eft que pour l’ornement eft vicieux : la raifon
»» en eft que ce n’eft pas un amufement qu’on leur
»3 demande, mais un fervice. Que penferoit-on d ’un
33 édifice fomptueux qui ne ferait d’aucun- ufage : la
»3 dépenfe comparée avec l’inutilité formerait une dif-
33 proportion défagréable pour ceux qui le verraient, &
33 ridicule pour celui qui l’ aurait fait.»» Il en eft de même
de chaque partie de l’ornement , & de tout ce qui
conftitue l’embelliffement de l’architeéhire. Ainfi les
ordres chez les Grecs ou les colonnes , n’étant que
la repréfentation des premiers fupports inventés par
le befoin, & embellis par le plaifir , ne fe plaçoient
jamais qu’aux endroits où ils étoient indifpenlable?
pour la folidité même de l’édifice.Mais, comme cnez
eux les ordres étoient faits pour les édifices, & noix
les édifices pour les ordres , il réfultoit de l’emploi
néceflaire des colonnes , un plaifir vrai qu’on ne peut
éprouver à la vue des édifices modernes , qui ne
femblent faits que pour y placer des ordres , le plus
fouvent inutiles & menteurs. C ’eft à cette vérité qui
caraétérife l’architeéhire Grecque, qu’on doit le plaifir
qu elle produit, tandis que celle qui n’aura point le
befoin pour bafe de l’agrément , ou déplaira par fon
impofture, ou ne produira que des illufions d ’un
moment, dont le plaifir celle dès qu’on eft détrompé.
T o u t a n fuppofe aufli des règles qui en fixent les
bornes, le, pouvoir & les moyens : mais ces règles
feront différentes, & produiront des effets différens,
en raifon du plus ou du moins d’accord dont nous
avons parlé. C h e z les Grecs , où un heureux tempé-
ramment avoit uni entr’elles les formes du befoin &
celles de l’agrément, & leur avoit donné une corref-
pondance réciproque , le nombre des règles dût être
borné. Toutes les obfervations de g o û t , claires dans
leurs principes ,. fenfibles dans leur application , dévoient
être inconteftables , comme elles étoient
aifément conçues de tout le monde. Les règles fe
rapportant toutes au principe de n’admettre comme
beau , que ce qui étoit ‘bon & utile , il étoit
aifé de les exécuter dans un pays , où l’utile & le
bon fe trouvoient concourir fi précifement avec