jamais ils ne perdirent de vue le point d’où ils
étoient partis; qu’on retrouva toujours , dans leurs
monumens les plus riches, l’empreinte des types
les plus pauvres ; qu’enfin ils ne fe permirent jamais
de fubftituer la licence d’un caprice aveugle
à la fervitude du befoin.
Les modernes ont pris le change fur cet article
d’une manière bien remarquable. Ils ont pris l’enveloppe
pour la réalité ; & ne partant plus du
befoin , mais uniquement du plaifir, comme terme
de leurs inventions, ils ont exagéré toutes les
conféquences de ce fyftême, ou plutôt ils les
ont confondues; & l’abus du plaifir d’une imitation
qui n’a plus le befoin pour bafe, a enfanté
dans l’architeélure ce que nous fommes convenus
d’appeller caprice, c’eft-à-dire des productions dont
on ne peut juftifier l’emploi au tribunal de la
nature , du befoin ou de la convenance.
Le troifième genre de plaifir dont nous avons
reconnu l’exiftence dans l’architeâure, eft celui
de l’ornement, qui femble parler aux yeux plus
qu’à l’efprit. L’ornement peut fe divifer en deux
parties : l’une qui dépend du fyftême d’imitation
dont on vient de parler & dont on reconnoît.
les traces- dans les tores, les profils, les trigly—
plies, les mutules , &c. L’autre qui confifte dans
l’application d’objets étrangers à la conftruélion ,
& qu’à la rigueur l’architeéhire poiirroit comporter:
tels font les rinceaux ,-feftons, feuillages, &c.
La première partie n’eft afliijettie qu’aux convenances
de l’imitation des types ; la fécondé l’eft
à une imitation pofitive & direéle de la nature
dans fon exécution ; mais quant à fa compofition,
à fon emploi, elle ne reconnoît que les convenances
du caractère, du goût & de l’harmonie des édifices.
Cette troifième efpèce de plaifir a donc avec
le befoin une connexion moins réciproque, une
liaifon moins intime ; les loix qu’on peut lui
donner femblent plus arbitraires. Les Grecs chez
qui il prit naiffance, eurent cependant l’art delà
fouinertre , jufqu’à un certain point, aux convenances
, finon du befoin, au moins de l’utilité.
L’ornement n’étoit chez eux qu’une forte d’écriture
allégorique , dont les .caraCtères généraux
8 c allez vagues défignoient toujours quelque ehofe
de relatif à l’édifice où ils fe trou voient. ( Voye%
Ornement). Le goût & le .plaifir s’emparèrent,
il eft vrai, bientôt de cene efpèce d’allégorie; & l’ornement
vint à faire partie de l’architedure, & s’identifier
avec elle au point qû'é le plaifir des yeux
femble y avoir feul pu trouver fon compte. C’eft
alors que l’abus de ce plaifir a commencé : les
Romains le portèrent à un affez haut degré ; mais
les modernes ont de beaucoup enchéri fur eux ;
& c’eft dans leurs monumens que l’abus du plaifir de
l’ornement fuffiroit pour expliquer ce qu’eft le caprice.
J’ai appellé le caprice, en architecture , l’abus
du plaifir & non l’abus de la raifon , parce qu’en,
effet le caprice nous porte particuliérement à
Hjéconnoître la véritable four ce du plaifir. Ce
n’eft pas que la raifon ne fouffre aufii très-fou*
vent de cet abus ; mais ft dans l’architeCture on
vouloit tout foumettre au jugement rigoureux de
la froide raifon, on fent bien qu’il y auroit dans
cet art plus d’un genre de plaifir dont il feroit
difficile de rendre un compte bien exaCt, ou dont
les-conféquences feroient quelquefois mal aifées
à foutenir. La raifon interrogeroit le befoin avant
d’approuver ; & celui-ci fe refuferoit fou vent à
reconnoître & à avouer les inventions du plaifir.
Si le caprice devoit être dans l’architeCture l’abus
de la raifon , le caprice s’exerceroit également fur
les chofes de néceffité, fur les objets relatifs au
befoin. Il n’eft pas, il eft vrai, fans exemple que
les principes même de la folidité aient été attaqués
en réalité où en apparence par les travers de
certains -peuples : mais alors ces fortes d’écarts
ne s’appellent plus caprices; c’eft le mot de folie
ou de déraifon qui leur convient, comme dans
l’architeCture gothique. L’on a fait voir de même au
mot Bizarrerie , la différence qui fe trouve entre
ce qu’exprime ce terme & ce que fignifie celui
de caprice ( voye^ Bizarrerie ) ; & l’on obfer-
vera de nouveau ici que la caufe ordinaire de la
coafufion qui rè'gne fou vent entre ces deux mots
& les idées qu’ils repréfentent, c’eft que le caprice
fe trouve prefque toujours compris dans la bifar-
rerie, fans qu’il foit vrai que la bifarrerie fe rencontre
dans le caprice.
Le caprice, avons-nous dit -, entraîne ridée d’in-
conféquence & fuppofe l’oubli des règles. La bifarrerie
réfulte de la réflexion, & annonce un
projet décidé de les méprifer ou d’en faire de
nouvelles, la déraifon ou la folie ne laiffe fup-
pofer ni l’oubli des règles , ni leur mépris ; car
on ne peut oublier ou méprifer que ce qu’on ? fu ,
ou ce que l’on connoît ; & la folie n’a jamais
rien oublié. Les abus naiffent du caprice ; les vices
font enfans de la bifarrerie ; mais de la folie il
ne réfulte que folie. Au refte la folie ou la déraifon
eft incalculable en architeQure ; 8c ce feroit
une autre folie que de vouloir la combattre : elle
eft l’abftraélion de l’architeéhire, 8c l’on ne peut
s’en prendre à l’abftraâion.
D ’où je conclus que le caprice ne fauroit être
ni la bifarrerie ni la déraifon ; que. par lui-même
il emporte l’idée d’abus plus que de vices ; que
ce qui attaque les principes de la folidité eft folie
ce qui attaque les formes conftitutives & les principes
de l’art e ft. bifarrerie ; que le caprice eft
ce goût qui fait un mélange indifcret des formes
& des principes, & par un jeu en apparence
puéril & peu dangereux,. & plus par l’attrait in-
confidéré du plaifir, que par aucun autre motif*
tend à dénaturer le fyftême qui fait le charme
de l’architeélure; fyftême qui confifte dans l’union
la plus intime qu’il, eft poffible entre les loix du
plaifir & 8c celles du befoin.
Il eft bien confiant que le caprice ne met ordinairement
le trouble entre ces deux principes 5,
que par le mélange inconfidéré qu’il en fait, «u
par le développement outré qu’il donne à 1 un
des deux. Mais il eft confiant auffi que c’eft prefque
toujours en faifant prévaloir le plaifir fur le
befoin, qu’il parvient à rompre l’harmonie nécef-
. faire entre eux ; car fi jamais le befoin venoit a
prédominer, dans l’architeéhire , & a en exclure
1e plaifir, il ne femble plus alors que le mot de
caprice pût convenir à cette efpece d’excès ; ce
feroit celui de rigueur & d’auftéritê- qu’il faudroit
lui donner, à moins qu’on ne fuppofe qu’elle
fût elle-même, comme il peut arriver, & comme
on l’a vu quelquefois chez les peuples avides de
changement & de nouveauté, le produit d è lin -
eonftaiice, de la mode & du plaifir que celle-ci
met à paffér d’un extrême à l’autre. |
Le caprice eft donc bien certainement l’abus
du plaifir en architecture, foit qu on confidère
ce plaifir métaphyfiquement, comme principe de
l’art 8c conflituant en partie fon effence , foit qu on
prenne ce mot au moral, dans l’acception relative
aux moeurs des peuples, & aux effets que cette
paffion- produit par-tout où elle fe fait fentir.
Si l’on 'veut éprouver par des exemples la
yérité de cette théorie , qu’on compare le réfultat
de l’ar.chiteélure chez les différens peuples , &
l’on verra que la meiure du caprice dans ces diverfes
^Modifications de Vefprit humain , eft évidemment
celle du penchant plus ou moins irrefiflible que
les hommes ont vers le plaifir ( & par ce mot} entends
topt ce qui flatte les fens ou limagina-
C ’eft fur-tout dans les régions bruîees du foleil
que le caprice femble avoir pris naiffance. ( Voye{
A siat. A rchit. ). C ’eft-là que dans l’intempérance
de toutes les idées, loin des calculs de la
raifon, au milieu des plaifirs exceffifs de lima-,
gînaiion la plus défordonnée, il exerce de terns
immémorial (on empire arbitraire. L’habitant des
climats chauds, comme je l’ai déjà obfervé ailleurs,
fubjugué par une fantaifie rapide, en même tems
qu’énervé par l’excès de la chaleur, ne fauroit
trouver en lui de force pour réfifler aux preftiges
de l’imagination, & fe roidir contre les charmes
de l’illufion 8c du plaifir. Les facultés productives
fe trouvent- chez lui à un degre de fura-
bondance qui l’entraîne dans tous les écarts ;
& comme le plaifir le plus impétueux & le plus I
aveugle èft fon feul guide, le caprice en eft le
feul réfultat. En vain on chercheroit dans j archi-
teélure de ces pays un principe qui parut tenir
au befoin, à la nature, à la raifon : il femble que
la nature ne leur ait donné d’autre befoin que
celui du plaifir, & que la feule raifon qu’ils
écoutent foit celle qui favorife en eux ce penchants.
, , , '
Tout porte à croire que l’Egypte, fans la la-
geffe de fes lo ix , fans la vertu toujours active &
toujours puiffante de fes inftitutions morales &
teligieufes xeût vu fe. développer chez elle les
mêmes écarts de l’imagination 8c fa même intempérance
de plaifir; On tire cette conjecture & de
la nature du climat & des détails même de fon
architecture, & encore de fa fèvérite des loix
faites pour réprimer, dans tous les arts, les abus
de la fantaifie : car les loix ne font févères qû en
raifon du penchant que les hommes ont à les enfreindre.
Si donc on trouve peu dq caprice dans
l’architeCture égyptienne , c’eft que les barrières
pofées par la fageffe des prêtres, en renfermant
toujours cet art dans l’habitude des anciens ufages ,
le forcèrent de refter fidèle aux premières loix
du befoin , 8c s’oppofèrent à l’introduClion du
fyftême de plaifir, dont le mélange avec celui
du befoin conftitue, comme on l’a dit, ce qu on
appelle l’art de l’architeCture.
Si l’on vouloit appliquer encore aux autres arts
8c fur-tout à ceux du deffin ,1a définition & 1 explication
que je donne du mot caprice, on verroit
que ce faux goût n’eft auffi chez eux que le re-
fultat du même abus. Mais fi dans cés arts le caprice
s’eft également introduit, les armes qu’on a pour
le combattre font bien plus puiffantes. La nature
offre à ces arts un modèle vifible, dont la pre-
fence parvient tôt ou tard à diffiper les charmes
captieux de l’enchanteur.
Mais , dans l’architeClure , la force du caprice eft
d’autant plusdifficileà détruire, qu’elle fe fert contre
la raifon des armes même que celle-ci lui oppofe»
Il femble que c’eft au fentiment plus qu’à la raifon
qu’il appartient de combattre le caprice. Ce que
je vais dire le prouvera, & démontrera encore
qu’on ne s’eft pas trompé en appellant le caprice
l’abus du plaifir en architeélure , plutôt que l’abus
de la raifon.
Si vous mettez la raifon feule aux prifes avec
le caprice, il faura toujours éluder fes c o u p s &
voici pourquoi. L’architeélure , quelle que foit
l’affinité qui l’unit aux arts libéraux, n’eft cependant
auprès d’eux qû’uri enfant adoptif de la na-
ture. On ne fauroit fe le diffimuler ; cet art manque
toujours d’un premier principe de beauté, d’imitation
ou de convenance abfolue & direéle, qui
puiffe forcer le jugement d’en reconnoître l’évidence
& la nécemté. Les proportions , dit-on *
font fondées fur la nature 8c fur l’efprit, qui fait
fa règle de tous fes ouvrages. On en. convient r
mais, où étoit 1a néceffité d’introduire d'ans l’architeélure
ce fyftême ingénieux de proportions,,
& de fubordonner 1a ftruélure des édifices a des-
loix étrangères à eux ; & puis, ajoute le caprice y
pourquoi ces proportions ne font-elles pas immuables
; pourquoi ces variations,fi légères qu’elles
foient ; pourquoi ces exceptions fi nombreufesà un
fi petit nombre de règles? La raifon fèule peut
répondre à ces objeétions 8c les détruire. Elle
indique âffez que les édifices n’étant pas faits pour
les proportions , mais au contraire les proportions-
ayant été adaptées aux édifices , c’eft- toujours
le. plaifir qui doit céder au befoin» Mais ce tenv