
qu’on voudra procéder d éfinitivement à l ’exécution
de ce grand p ro je t, on ne fe contente pas de ce
que mon expérience pourra me fuggérer de fef-
lou rce s, mais qu’on affemble de toutes les parties
de l’Europe les plus habiles maîtres , qu’on fouine
t te à leur délibération cette grande entreprife,
8c que l ’exécution en foit confiée à celui qui
propofera l’expédient le plus fimple , le plus ju-
■ dicieux 8c le plus convenable ».
A in fi parla Brunelejçhi. Ses réflexions l’avoient
convaincu que lui feui pouvoir venir à bout de
fon deffein. Mais politique aufli adroit que profond
architeéle , il fe dérobe encore une fois aux
acclamations publiques. Ca ché fous une feinte indifférence
j il veut que l’opinion publique lui faffe
violence . Il fuppofe des lettres qui l’appellent à
Rome ; rien ne peut s’oppofer à fon départ.
C e troiflème voyag e devoit être employé à
recueillir de nouvelles fo r c e s , 8c à fe préparer
définitivement au grand combat qu’il avoit provoqué
lui-même. D é jà s’étoient rendus de toutes
parts à Florence les architeôes les plus renommés
de 1 Europe. Il en vint de France , d’A n g leter re,
d ’A lk magne , dè l’Efpagne , de toutes les part es
de l'Italie. Les plus habiles deflinateurs d e là T o f-
cane s’étoient réunis pour cette importante con-
fultation. Brunelefchi arrive enfin. Il s’etoii moins
propofé dans cette grande convocation d’avoir des
collègue s , que des témoins de fes fuccès.
Q u i considérera l’état d’ignorance & de ténèbres
où toute l’Europe étoit alors plongée
( l ’an 1420 ) , ne s’étonnera point de tous les proje
ts bifarres & ridicules qui furent propofés dans
cette grave affemblée. C ’étoit à qui enchériroit
d ’extravagance & de merveilleux. Les uns proposaient
d’élever des piliers d’où feroient partis
des arcs qui euffent fou tenu la charpente deftinée
à porter cet énorme fardeau. D ’autres confeilloient
de conftruire un Seul pilier dans le milieu & de
faire la coupole en forme de pavillon. Ceux-ci
n’imsginoienr rien de mieux que de former une
montagne de terre qui eut fervi d’échafaudage à
toute la bàiifie. On eût jetté dans cette terre un
grand nombre de pièces de monnoie; l’ouvrage
f in i, on d e v o i r le repofer fur la cupidité du peuple
du foin de détruire 8c d’enlever l’échafaud.
Brunelefchi, comme on peut l’imaginer , fut
feul de 'on avis On le railla, quand on l’entendit
propofer d’élever une coupole d’une fi grande
hauteur & d'un fi grand diamètre. On ne le comprit
pas, quand il oit qu’il en feroit deux l’une
inclufe dans l’autre, & de manière à laiflçr entre
elles un aficz grand vuide. Mais on l’infulta, on
le traita publiquement d’in fen fé, quand on le vit
aflùrer que pour cintrer ces énormes v o û te s , il
n’emploiëroit aucune efpèce d’armure ou forme
intérieure de charpente.
Aihfi de cette fameufe confultatioji il ne réfuî-
#oit que plus de doutes & de difficultés. Les confuls
& les chefs de U fabrique, confondus, irréfolus,
ne favoient plus quel parti prendre au milieu de
tant d’avis extraordinaires 8c contradictoires. Brunelefchi
ceux. un moment le fruit de fes travaux
perdu ; il étoit près de quitter Florence & de renoncer
à fon entreprife. Un efpoir lui reftoit encore
dans la divifion des confuls ; il réfolut d’en
tirer pa rti, de faire feryir à fes fins jufqu’aux paf-
fions ik aux foiblefles de ces chefs. Il avoit reconnu
d’ailleurs combien il étoit difficile de perfuader un
grand nombre d’hommes dans des affemblées tu-
multueufes, combien la vérité feule & fans appui
court rifque d’échouer contre l’ignorance & la
prévention réunie s , 8t combien il étoit dangereux
d’en compromettre indiferètement l’honneur,
combien même il auroit à fe reprocher de l’avoir
ainfi expoiée à la proftitimon de juges inhabiles
8c incapables de l’apprécier.
I l va donc attaquer fèparément ceux qu’il n’a
pu vaincre en corps. Il vifite en particulier les dif-
férens chefs de l’affemblée. Il leur parie avec cette
force & cette fagacité qu’on trouve rarement dans
ceux qui propofent des projets mal concertés. Il
encourage l’u n , perfuade l’au tre , gagne celui-ci,
fe fait deviner par celu i-là, lai lie entrevoir quelques
parties de fes deffins ; fon fecret h réchappe
à demi. Il obtient que dans une nouvelle affem*
blée fon projet foit remis en délibération, qu’on
fe détermine enfin pour le Foin de l’ouvrage entre
lui ou quelqu’un de fes rivaux. Brunelefchi l,> accabla
de toute la force de fes raifons ; car il n’op-
pofoit que des raifonnemens à toutes les difficultés
qu’on lui fufeitoit. Son modèle étoit encore un
myftère dont il n ’a voit donné connoiffance à
perfonne. Plus il le tenoit caché , plus la curiofit^
de fes compétiteurs le prefîbit d’en découvrir le
fecrfct.
B'une le fch i fe faifoit tm plaifir d’exciter leur
inquiétude 8c d’ éluder leurs demandes ( 1 ) . I l faifoit
fagement. Sa découverte une fois publique &
rendue palpable dans un modè le , eût peur-être
bientôt perdu de fon prix ; fa fimplicité mêæe
pouvoit la diferéditer auprès des ignoranSi II rif-
quoit aufli qu’une main intrigante 8c mal habile,
en le fruftran* de cet ouvrage-, ne compromît
encore par fon inexpérience 6c l’ intérêt public &
la g-oire de l’inventeur. Tan t qu’il tenoit le noeud
de l’énigme il m aît ri foit fes co n c ito y en s , & fe
réfervoit fur la conduite du monument un droit
que la jaloufie ne pouvoit lui enlever. Enfin,
n’ayant point de confident ^ il ne pouvoit avoir
de rivaux.
Cependant il avoit aflez fait connoître fon projet
, pour ne devoir le foin de fa conduite qu’à
la confiance la mieux éclairée. Le fecret don: i*
s’enveloppoitne reflembloir point à cette réticence
( i l C’eff. à .Brunelefchi qu’on attribue la plaisanterie
du problème ironique , qui confiftoit à faire tenir un
oeuf fur un de fes Jxmts.Xe problème & fa Solution
conviennent mieux à la démorrftratioû d’une eoupole 5
qu’à celle du nouveau monde»
fîmutétf, cflîi lert quelquefois de rtiafquè à la
foiblefle. Le fentimentde la perfuafion avoit gagné
fes auditeurs. Le filence de fes concurrens acheva
fon triomphe : Brunelefchi obtint enfin le prix tant
defiré de les travaux. Son premier foin fut de fa-r
tisfaire aux demandes des magiftrats qui l’avoîent
choifi, 8c de difiiper de plus en plus leurs alarmes
par un expolé fidèle & abrégé des moyens
qu’il fe difpofoit à mettre en oeuvre dans cette
immenfe conftruétion. Jufqu’i c i , pour fe faire
croire, il a voulu refter incompréhenfible. Il favoit
que le peuple croit fouvent d’autant plus qu’il
voit moins. L e v o ile dont il avoit couvert fon projet
, en cachant la fimplicité de fes reflorts, en
ivoit exagéré le merveilleux. T ou te fa politique
avoit été de le foule ver allez pour laifler
entrevoir que l’exécution étoit poffible, pas aflez
pour qu’on la crût trop facile.
En e f fe t , le premier fecret de Brunelefchi con-
fiftoit dans la fimplicité de la conftrnétîon , dont
tous fes concurrens ignoroient les premiers élé-
mens. Habitués à la fauffe hardieffe du gothique ,
ils ne favoient autre chofe qu’élev er très-haut à
l’aide d’un grand nombre d’étaies & d’autres expédients
aufli p u é r ils , de miférables découpures
de murs évuidés 8c affoiblis par tous ces orne-
mens qui, comme des vers rongeurs, atténuoient
les édifices aux dépens de la folidité & du premier
principe de leur beauté. Il ne s’agiflbit dans
l’ouvrage dé la coupole que de ne pas affaiblir par
des ornemens fuperflus les murs où devoit répofer
toute la charge de la voûte. C ’étoit la moindre
connoiffance qu’eût acquis Brunelefchi : c’étoit la
plus importante de tontes celles qui manquoient
a fes rivaux. L e détail de ce genre nouveau de
conftruftion, compofoit les inftruâions qu’il rédigea
par é c r it , 6c qu’i l adrefîa aux chefs de la
fabrique.
Cependant la réferve que Brunelefchi avoit
toujours mife à laifler pénétrer fes m o y en s , 6c à
faire voir fon modèle qu’il tenoit toujours ca ch é ,
devoit lui attirer un retour de défiance de la part
de ceux même qui s’étoient vus forcés de le croire
•n quelque forte fur parole. O n ne lui permit
d’élever l’ouvrage que jufqu’à la hauteur de douze
braffes. C ’étoit encore une forte d’effai qu’on vou-
loit faire de fa capacité. Tan t de défiance eût été
capable de le dégoûter de l’entreprife * mais le defir
quil en avoit lui fit furmonter ce défagrément.
Une épreuve plus fenfible étoit encore réfer-
vee à fon amour-propre. La jaloufie avoit un
moment été contrainte au filence. Elle attendoit
que l’iffue de ce grand débat lui indiquât fa proie.
Bientôt tous fes ferpens fe réveillent. Elle fiffle aux
oreilles de tous les citoyens 8c des magiftrats, que
1 honneur de la v ille fe trouve compromis par le
choix d un feul homme ; que ce choix exclufif pour
une fi belle entreprife, annonce moins la capacité
e celui qui la f ix e , que la difette où la ville fe
»croit trouvée d ’hommes capables d’entrer en par-'
tagê a re c lui ; qu’ il eft imprudent de remettre dans
les mains d’un feul la deftinée d’un fi grand ou vrage
; que la honte de vcette entreprife avortée
rejailliroit fur toute la v i l le ; qu’il étoit enfin de
l’intérêt public de donner à Brunelefchi un affocié
qui ferait le furveillant de fes tra v au x , 6c le garant
de l’honneur de tous. Q u i le croiroit ? ce même
Laurent Ghiberti dont Brunelefchi avoit été le
r iv a l, 6c dont il avoit refufé de devenir le co llègu e,
accepta le partage honteux d’ un ouvrage où il n’a-
v o it en rien con couru , 6c dont fon incapacité feule
auroit dû le faire exclure.
A cette n o u ve lle , Brunelefchi ne fe pofsède pins ;
il veu t rompre fes modèles, brûler fes deflins ; il
alloit dans un inftant réduire en poudre le fruit de
vingt ans de recherches 6c de travaux. L ’idée de
partager avec un autre la gloire de fon invention
lui étoit infupportablé. Dans fon défefpoir, il alloit
dire un dernier adieu à Florence. Ses amis calmèrent
ce premier tranfport, 6c firent tout pour le
retenir. Il fe rendit enfin à leurs prières ; mais
l’efpoir de fe venger d’un rival o d ieu x , en mettant
au grand jour fa foibleffe, fit plus que les inftances
de fes amis. Il fe mit alors à faire un modèle en
relie f 6c dans les proportions de la coupole.
C ’étoit une chofe n o u v e lle , 6c que perfonne
n’avoit encore entrepris dans aucun édifice. G h iberti
voulut en avoir connoiffance ; fur le refus de
fon c o llègu e , il en entreprend un autre. Leur divi-
non ne pouvoit qu’être furtefte à l’éd ifice, fi Brunelefchi
n’eût bientôt employé les moyens qu’il
méditoit d’écarter un rival aufli lâche qu’inutile.
Une feinte maladie fut le piège qu’ il tendit à fou
incapacité. G h ib e r t i, pendant fon abfence , reftoit
feul ch ef 6c ordonnateur du bâtiment 8c des ouvriers.
Son embarras, fes fréquentes indécifions
trahirent bientôt fon infuffifance ; des erreurs grof-
fières achevèrent d’en convaincre. Brunelefchi fut
enfin nommé feul architeâe 8c direâeur en ch e f
de tout l’édifice.
D ès ce moment, il y donna tous fes foins 8c en
preffa l’exécution a vec toute l’ardeur d’un artifte
qui en faifoit le monument de fa g lo ir e , mais en
même temps a v ec toute l’attention néceflaire pour
le rendre éternel. Au cun détail ne lui échappoit. II
conduifoit de l’oeil tous les ouvriers , 8c ne fe fioit
qu’à lui feul du choix des matériaux. I l ne fe plaçoit
pas une pierre , pas une brique qu’il ne l’eût examinée
par lui-même. ( Je cite ce tra it, parce qu’il
renferme une leçon ). Son génie s’enflammoit à
proportion des. progrès de fon ouvrage. Chaque
jour v o y o it paroître de nouvelles machines pour
fimplifier les procédés de la bâtiffe ou en abréger
les opérations. Il a vo it remarqué que plus les travaux
s’é le vo ien t, plus les ouvriers perdoient de
temps en v o y ag e s fatigans pour eux-mêmes. Afin de
remédier à cet inconvénien t, il établit fur la voûte
de l’é g life , des abris commodes 6c approviftonnés
pour tous les befoîns de la v i e , enforte que les
ouvriers ne quittoient plus leur attelier que 1*