
Michel-Ange crut fansdouteque l’anatomie feule
étoit la bafe du deffin , comme il crut que le deffin
feul conftituoir la peinture; c’eft ce qui peut expliquer
& ce qui manque à fon deffin & ce qui
manque à fa peinture.
L ’anatomie fans doute ne fauroit jamais trop
entrer dans l’étude de l’artifte , puifqu’ indépendam-
inentd e foute l’utilité qu’on lui connoît, elle peut
feule remplacer par des données certaines, & par
des points de vue généraux, l’abfence très-réelle
de ce modèle de la nature dont nous foin mes priv
é s . S eu le , elle peut étendre & agrandir fa v u e ,
& par tout ce qu’elle lui découvre de refiorts
cachés & invifibies, lui faire voir jufqu’à un certain
point la nature dans un modèle. Mais cette
étude outrée aura suffi fes inconvéniens : Michel-
Ange nous les apprendra.
D ’abord habitué à ne ccnfidérer' l’homme que
dans cette charpente d os & de mufcles qui en
conftituent la forme effentiel’e ; accoutumé par
conféquent à ne vo ir que l’homme mécanique,
on perd de vu e l ’homme moral : l’a&ion des mufcles
devient un langage uniforme qui bientôt n’exprime
plus rien, que la force corporelle 8c le fa voir
de l’artifte; le jeu des paffions n’eft plus que celui
des membres ; l’expreüion du corps nuit à celle de
l'ame ; le peintre enfin fait place à l’anatomifte.
C e n’eft pas que Mïchd-Ange ait outré dans fes
ouvrages l’expreffion des mufcles, comme l’ont fait
quelques-uns de fes v icieu x imitateurs, qui dans
leurs figures écorchées, ne nous ont préfenté que
le v ice de cette étude. Il fut fans doute éviter
l ’êcueil dangereux contre lequel ont échoué tant
d’artiftes. Il connut parfaitement l ’art de couvrir
le favoirdes mufcles par le fentiment de la chair,
il exprima dans le plus grand degré de vérité la
molleffe de la peau qui adoucit la rudefife des mufc
le s ; mais il crut que c e grand favoir le difpenfoit
de tout autre ; que l’expreffion favante du corps
humain remplaçoit celle, de l’ame. A u di prefque
toutes fes figures n’ont-elles que l’expreffion pro- j
fonde du deffin ; on n’y rencontre point tout ce
que l’on entend ordinairement par le mot d’ex-
preffion. L’art de rendre vifible les paffions & leurs
nu an ce s, de faire parler les différentes affeélions
de l’ame, non-feulement par les traits du v i fa g e ,
mais par l’action variée des mouvemens du corps ,
par la compofition des attitudes, par la recherche
favante des habitudes, & d e là liaifoji intime entre
les impreffions morales 8c leur développement extérieur
, cet art ne fut pas celui de Michel-Ange. Une
feule expreffiori domine dans toutes fes figures ,
c ’ed celle d’une terreur fombre.
Le peintre a beau cacher par l’art les refiorts ,
8c , f i l’on peut dire, le mécanilme de fon génie, il ne
fauroit impofer à l’ame de ceux qui le jugent ; les
fenfations qu’il leur communique ne font jamais
que le contre-coup de celles qu’ il a reçues lui-même:
les figures nè peuvent avoir d’autre penfée que
celle de l ’artifte qui leur donne la fienne : Michel-
Ange femble s’être plus occupé de faire mouvoir fes
figures que de les faire penier. Auffi le fpeélateur
y admire plutôt le mouvement du corps que ,1’e*.
preffion de l’ame ; mais de telle manière qu’on
juge l’un ou l’au tre , comme l’artifte n’eft arrivé
que par les re(forts de l’anatomie à l’expreffion du
deffin , la beauté anatomique fait prefque du tort à
la beauté corporelle ; on admire les refiorts au lion
de la machine, la charpente a la place de l’édifice ;
& la fcience pour la beauté.
Et puis ce profond favoir de mufculature rappelle
l ’ame à des idées tnftes. L ’amour de nous-mêmes
eft toujours le premier principe du plaifir que nous
trouvons à tous les arts; ce font des miroirs oit
nous aimons à nous regarder, mais nous voulons
nous y voir en beau. V o ilà pourquoi nous aimons
tant à nous vo ir dans les ouvrages des Grecs , où
l’expreffion de la beauté l’ emporte toujours fur celle
même des paffions. L’homme devient orgueilleux
de la nature dans les ftatues grecques : Michel-Ange
dans fes figures avertit l’homme du néant de fa
nature. Cette différeifce de fenfation réfulte de la
différence des principes qui ont-conduit les Grecs
& Michel-Ange dans la fcience du deffin. Le fentiment
de la beauté , voilà chez les Grecs le favoir
de l’anatomie ; l’organifation matérielle n’y fert
que de bafe à la beauté intelle&uelie qui eft la fin.
Michel-Ange s’arrêta aux moyens, & n’alla pas plus
avant. Il y a trop de l'homme dans fes figures pour
qu’elles puiffenr plaire. C ’eft le premier des défauts
qu’il dut au favoir outré de l’anatomie.
L e fécond eft l ’uniformité de cara&ère qu’on
remarque dans fes ouvrages. Il procède auffi de la
même caufe. Michel-Ange ne v o yo it toujours l’homme
que comme un compofé d’os 8c de mufcles. La
prodigieufe habileté qu’il avoit acquife à en exprimer
les refiorts 8c les jeux v a r ié s , l’habitua à
préférer dans les peintures les fujets où il pouvoir
Faire briller fon favoir en ce genre : fon choix eft
remarquable. Il femble qu’il ne connut qu’un feul
m od e , celui de la- force, & il l’appliquoit fans
aucune variété à toutes fes figures ; chez lui très-
peu de différence entre les âges & les fexes. Il
n’avoit qu’un t ype pour toutes fes têtes. Loin qu’on
y reconnoifle les proportions antiques & ces modifications
heureufes qui varient les phyfionomies, on
apperçoit, qu’un principe toujours le même en fixoit
les contours, & ce principe é toit celui de l ’oflarure
dont la grâce n’a jamais fuchez lui déguifer l ’auftériré.
E n fin , pour le dire en un m o t , Michel-Ange ne
confidéra la peinture que fous le rapport purement
technique de l’ imitation du corps humain. Il ne
confidçra cette imitation que fous le rapport du
deffin , & le deffin que fous le rapport de l’anatomie
, ou la connoiffance des forces qui meuvent
le co rps , & des organes qui concourent à l’aâion
de tous les membres.
C ’eft pour avoir porté au plus haut degré l’expreffion
des mufcles 8c le caraélère de la force,
qu’il manqua l’expreffion de l’ame & la vérité des
caraftères.
éilt'avères. Mais au ffi, c’eft pour n’avoir pas ap-
perçu toute la hauteur du point où Michel-Ange
s’étoit élevé dans le deffin ; c’eft pour n’avoir pas
feriti la prodigieufe ..difficulté de cet e f fo r t , dans
un fiècle où il n’exiftoit aucun élément de cette
fcience, 8c dans des moeurs qui s’oppofoient à
fa d é cou ve rte, qu’on lui a quelquefois refufé
toute l’admiration qu’on doit au génie.
On a fait bien des fois la comparaifon de Michel-
Ange 8c de Raphaël. C e font certainement parmi les
modernes les deux feuls hommes qu’on puiffe comparer
entre eux : mais je ne trouve pas que jamais on
ait apporté à ce parallèle le difcernement convenable.
C ’eft l’égalfté plus que la parité de m érite, qui établit
le parallèle entre deux hommes ; cependant cette
égalité ne peut s’établir qu’en jugeant toutes les
circonftances où ils fe font t ro u v é s , le point d’où
ils font partis, 8c le terme auquel ils-vouloient
atteindre : 8c fi toutes -ces données font difiem-
blables, la comparaifon devient plus difficile, 8c
les points de rapprochement plus mal aifés à
faifir.
Michel-Ange afpira à l’originalité dans tous les
arts. Raphaël ne vifa qu’à la beauté. Pour atteindre
fon b u t , le premier méprifa les leçons de fes
contemporains , &L même des antiques ; le fécond
pour arriver au f ien , en reçut des uns 8c des autres.
L ’un eft inimitable pour n?avoir imité perfonne:;
Fautre ne i’eft pas moins par la manière dont il fut
imiter. L ’un facrifia la beauté à l’intérêt de fa gloire ;
l ’autre eût facrifié fon amour-propre à la beauté.
C ’eft toujours Michel - Ange qu’on vo it dans fes
ouvrages ; c’eft le peintre qu’on admire plus que la
peinture. Il ne veu t pas qu’on l’oublie un inftant.
Raphaël eut le grand art de faire oublier le peintre
dans fes compofitions. Michel-Ange, dans fes conceptions
gigantefques, a toujours l’air de défier la
nature ; il femble toujours être en combat 8c aux
prifes avec elle. R aphaël, dans fes inventions douces
8c tranquilles, femble avoir fait alliance av ec la
nature. Auffi femble-fcil que Michel-Ange en ait
arraché ce que Raphaël en a obtenu ; les beautés de
l’un font des conqu êtes, celles de l’autre font des
préfens.
Michel-Ange ne fuivit qu’une route dans le
deffin, ce fut celle de l’anatomie : il y a été fi loin
que perfonne n’a pu encore l’atteindre ; il femble
en avoir fermé les avenues •: il ae vôit.être lé premier
& le dernier dans ce genre. Raphaël eflaya de
toutes les routes , mais celle de l’antique fixa particuliérement
fon choix ; 8c c’eft ici qu’ il eft difficile
de fuivre le, parallèle. Michel-AngeAans fon deffin original,
ne peut fe comparer qu’à lui-même. Raphaël
dans fon deffin d’imitation, a de terribles points de
comparaifon. L e premier fe créa fon modèle : le
fécond créa fon imitation. Q u e l eft le plus glorieux
de s’être mis hors de toute mefure, ou de s’être
expofé à la plus grande de toutes ? -
. je compare ces deux grands hommes , plus
je vois qu’ ils ne font comparables que par le but
Archiietture, Tomç Jft
auquel ils ont a tte in t, nullement par les moyeas
qu’ils ont mis en oeuvre.
Michel-Ange & Raphaël font les deux prodiges
des arts modernes. Dans l’ un je vois ce' que peut
toute la force du génie fans fecours ; dans l’autre
ce qu’elle peut tirer des reflources d’autrui. Je ne
fais de qui des deux les modernes doivent être plus
fiers. Michel-Ange, eût été ce qu’il a é t é , fans les
anciens : fon génie eft , fi l’on p eu t'd ire , indigène.
Raphaël doit prefque tout aux anciens : fon
génie eft une- émanation de celui des Grecs. La
mufe de Michel-Ange, folitaire 8c farouche , ne
femble pouvoir accorder fa ly re qu’avec celle du
chantre de la Tofcane. Je crois vo ir la mufe de
Raphaël fuivre de loin les choeurs nombreux qui
environnent H om è re , 8c fe mêler aux chants du
père des poètes. Difons-le en un mot : Michel-Ange
eft le premier des modernes; mais Raphaël eft le
dernier des Grecs. Laquelle des deux places choi-
firiez-vous?
Michel- Ange a fait aux arts modernes ce que
quelques fouverains ont fait à certains peuples dont
ils ont précipité la civilifation. I l a précipité la
maturité des arts. Je dirois prefque que cet accroif-
fement trop rapide les a pour ainfi dire énervés.
Cette préeocité extraordinaire leur préparoit une
longue vieilleffe. C e feroit un reproche à faire à
la nature, f i , comme elle feinble nou sl’avou* fait
entendre, elle ne fe fû t , fi l’on peut d i r e , cru
quitte envers nous après avoir produit Michel-Ange
8c Raphaël.
Je crois avoir fait aflez comprendre que la
nature n’ayant pu devenir le principe des arts
modernes, leur fort a dû dépendre du génie de
quelques hommes extraordinaires ; 8c que bientôt
ils ont dû fe vo ir livrés à l’imitation ftérile de
cette multitude d’ arriftes qui compofent les écoles
nombreufes d’uii fi petit nombre de maîtres. A in fi
ce fut plutôt une forte d’infpiration qui éleva
quelques hommes privilégiés jufqu’à la connoif-
fanee-de la nature , que des principes émanés
d’elle. Dès-lors on ne doit s’étonner, ni de c e
que de très-grands hommes ont fuccédé à de fi
petits , ni de ce qu’ils ont été remplacés par des
fuceeffeurs fi fort au-deffous d’eux. Q u e dis-je ?
la foibleffe des u n s , f i t , fi l’on peut dire , la
force des autres : la force de ceux-ci a produit la
foibleffe de ceux qui leur ont fuccédé. Ainfi Michel-
Ange n’ a peut-être régénéré l’art du deffin , que
parce qu’il n’avoit pu trouver de nlaîrre ; c’eft
aux efforts qu’il fut obligé de faire , qu’il dut toute
la hauteur où il eft parvenu ; ç’eft pour n’avoir
point eu de. modèle qu’il parvint jufqu’à la nature
par la route de l’anatomie. Mais toute la
peine qu’il épargna à fes fuceeffeurs ne fervit
u’à les affoibiir ; c’eft parce qu’ils crurent voir
ans fes ouvrages le fupplément de la nature
qu’ils relièrent en deçà de leur modèle. T e l d e vo it
être le fort des arts modernes, que leurs chefs-
d’oeuvre étant le réfultat ifolé de l’ artifte , plus que