
Toutes fes le t t r e s , toutes Tes réponfes annoncent
la trempe d’ame la plus forte & la plus phi-
lofophique. Un pape ( c ’étoit Paul IV ) , révolté
des nudités du Jugement dernier , fit dire à
Michel-Ange qu’il eut à les corriger. Alle^ dire
au pape , reprend l’artifte , qu’ il ne s’inquiète pas
tant de réforngr les peintures , ce qui Je fait a ifé'nent ,*
mais un peu plus de réformer les hommes, ce qui ejl
plus difficile. Vafari lui avoit fait part de la joie
de Léonard Buonaroti, fon neveu , à l’occafion
de la naiffance d’un fils qui devenoic le foutien
de fon nom & de fa famille. Je ne vois pas ,
lui récrivit Michel-Ange, qu il faille tant fe réjouir
de la naiffance d ’un homme, ni tant faire de fêtes
à cette occafion. Ces fêtes 8c cette joie on devroit
les réferver pour la mort de l ’homme qui a bien vécu.
U n prêtre de fes amis lui reprochoit un jour
de ne s’être point m a r ié , 8c regrettoit qu’ il n’eût
point laiffé d’héritiers de fon nom 8c de fes ta-
iens. De femme , dit Michel-Ange, j ’en a ï eu encore
trop d’une pour le repos de ma vie : c’ ejl mon art.
Mes enfans, ce font mes ouvrages ; cette pojlérité fufjit
à ma gloire, u Laurent Ghiberti a laiffé de grands
y biens & de nombreux héritiers. Sauroit-on au.-
5> jour d’ hui qu’il a v é c u , s’il n’eût fait les portes
y de bronze du baptiftère de Saint-Jean? Ses biens
» font diffipés-, fes enfants font m o r ts , mais les
« portes de bronze font encore fur pied ». On
lui demandoit fon avis fur le mérite d’un fcul-
p teu r , qui avoit pafle beaucoup de temps à copier
des ffatues antiques : « C e lu i, répondit-iL, qui s’ha-
»> bitue à fuivre , n’ira jamais d e v a n t , 8c qui ne
» fait pas faire bien de foi-même , ne fauroit pro-
» fiter du bien des autres. Chi va dietro ad altri
»> mai non gli paffa ïnanfi , e chi non fafar bent
y da Ce , non puo fervirfi bene delle eofe d’altri ».
Be lle fenténce: je voudrois qu’on la gravât fur
les portes & les bancs de foutes les écoles où
J’on enfeigne les arts.
Quand Vafari ne nous auroit pas confervé cet
axiome de Michel-Ange, <rti le liroit dans tous fes
ouvrages. Michel-Ange , comme je l’ai d i t , n’eut
réellement de maître en aucun genre. Il ne pou-
v o it en avoir dans la peinture 8c le d e ffin , dont
il fut le créateur : les ffatues & les monumens
antiques lui en offroient dans la fculpture & l’ar-
chiteéhire , mais fon génie l’avoit habitué à croire
que le génie n’a pas befoin de maître.
JJe la nature du génie de Michel - Ange & de fon
influence fur les arts,
C e n’eft pas quand on parle de Michel- Ange
qu’ il faut demander ce que c’eft que le g én ie ;
s’il falloir expliquer le g én ie , je l’expliquerois
par Michel-Ange. Cependant, je l’a v o u e , s’il eft
inutile de prouver le génie de cet homme extraordinaire
, il ne l’eft peut-être pas de l’expliquer.
Je compare l’hiftoire des arts chez les modernes
a celle de ces peuples gouvernés par des defpotes;
vous, cherchez l’hiftoire du peuple & vous n’ave*
lu que celle de quelques rois ; 8c ce n’eft pas fans
raifon : car- où il y a un defpote, il n’y a point
de peuple. J ’en dis autant de nos arts : vous
cherchez leur hiftoire, & vous n’aurez jamais
que celle de quelques artiftes. Il ne faut pas s’en
étonner ; car dès qu’il s’eft formé des écoles, je
n’apperçois que quelques maîtres 8c des bandes
d ecoliers. Il eft plus aifé aux peuples de fe donner
des rois que de fe faire des loix : il eft plus facile
aux arts de fe donner des maîtres que de fe créer
des principes. Vous cherchez en vain dans les arts
modernes ces principes qui puiffent affurer leur
durée; leur deftin n’a jamais dépendu que du hafard
de quelques hommes, & ces homifies n’ont dépendu
que du hafard de quelques circonftances. LTtalie a
réuni plus qu’aucun autre pays, les circonftances 8c
les caufes qui peuvent développer les arts ; mais
la plus grande de toutes lui a manqué : la nature.
O u i, la nature qui avoit fécondé les premiers
germes des arts chez les Grecs, qui toujours pré-
fente à leurs yeux, comme un foleil fans nuage,
les avoit mûris avec lenteur ; la nature ; il. faut
le dire, n’a point fait éclorre les arts che£ les
modernes ; ce font des plantes crues dans l’ombre ;
& je m’étonne encore plus de leur croiflàbce,
que d’autres ne s’étonnent de leur frêle exiftence.
Aufii voyez-vous que la nature chez les Grecs
avoit elle-même été réduite en principes, lorf-
qu’on n’eft pas encore convenu chez nous de ce
qu’on doit entendre par le mot de nature. C’eft
que les Grecs avoient la- nature pour modèle,
& nous , nous n’avons qu’un modèle pour nature.
Les modernes, dans les arts, reffemblent bien
à ces captifs enchaînés dans la grotte de Platon,
qui nés dans l’obfcurité, & le dos tourné à la
lumière, n’en reçoivent que des reflets, & ne voient
que les ombres des corps qui paffent à l’entrée
de là caverne. Les plus grands hommes font ceux
qui ont foupçonné la lumière qu’ils ne pouvoient
voir, 8c fe font figuré l’exiftence 8c la forme
des corps. Mais qu’il y a loin de-là à la vue
libre, faine & entière de la lumière, pure dont
jouiffoienr les Grecs! Les modernes n’ont jamais
pu que deviner la nature ; je croirois pourtant
qu’elle, a pu fe révéler à quelques artiftes privilégiés,
Raphaël & Correge lui ont furpris clés faveurs,
JAichel-Ange lui en arracha. On diroit que
pour l’en punir, la nature lui auroit refufé la grâce.
Combien cependant la foibleffe même des
moyens que les modernes ont eu en ^omparaifon
des anciens, ne doit-elle pas donner une haute
idée du génie de ces hommes, que leurs feules
forces ont élevés à ce degré de hauteur, qui fait
encore le défefpoir de leurs fuccefleurs ! 8c quelle
idée prendre du génie de Michel-Ange, élève de
Guirlandai & maître de Raphaël !
Que ce paffage eft brufque, & qu’il prouve
bien ce que j’avançois tout à l’heure , que les modernes
ent eu plutôt des artiftes que des arts. Chez
les Grecs nous v o yo n s des monumens où Part
exifte fans l’artifte : chez les modernes vous ne
voyez que des artiftes, qui vous font douter de
l’exiftence de l’art. Che z les Grecs l’art créoit les
artiftes ; chez les modernes les artiftes furent toujours
obligés de créer leur art. C ’eft bien-fans doute
ce qu’a fait Michel-Ange.
En Grèce vous fuivez la marche des arts comme
celle d’un fleuve qui a fa fou r c e , qui s’accroît par
degrés, & fe perd enfin dans l’océan des fiècles.
Chez les modernes ce fleuve n’eft qu’un torrent,
mais ce torrent c ’eft Michel-Ange.
Si le génie eft dans les arts ce qu’eft dans la nature
cette force productrice qui la meut fans ceffe , 8c
ne fait cependant que des combinaiforis nouvelles
d’élémens toujours les mêmes, j ’avoue que le mot
de génie rend' mal ce qu’a fait Michel-Ange. Q u e
d’autres aient produit dans leurs tableaux des com-
bi'naifons plus heureufes, plus touch antes, plus
raifonnées; Michel-Ange* a produit les élémens des
arts. On peut critiquer fes peintures, mais le peintre
eft au-deffus de la critique. C e ne font point fes
deflins , c’eft le deftin qu’on doit admirer en lui ;
il n’auroit pas produit des modèles parfaits dans les
arts, qu’il n’ en feroitpas moins le créateur de l’art
chez les modernes. I l y a donc entre le génie de
Michel-Ange 8c celui des autres grands hommes
modernes , la différence que- comportent l ’idée
d’enfantement 8c celle de création. Les autres,
d’élémeris donnés ont compofé de grandes chofes ;
Michel-Ange de rien a fait quelque chofe ; d’autres
ont donné plus de v ie à leurs tableaux, mais Michel-
Ange eft le principe de cette vie.
O u i, l’on doit le dire; c’eft dd néant que Michel-
’Ange a tiré l’art du deffin. Ce tte confidêration
feule lui affureroit toujours la première plac e, tous
fes fuccefleurs la lui cèderoient; mais, chofe étonnante
! aucun n’a pu encore même la lui difputer.
Ainfi, raffemblanten lui feul les efforts de plufieurs
fiècles, cet homme qui devroit être regardé comme
le plus grand de tous les deffinateurs pour avoir
été le premier, eft encore le premier de tous pour
avoir été le plus grand.
Quand on veut apprécier Michel-Ange , il ne faut
Jamais perdre de vue Guirlandai : ce rapprochement
dit plus que tout ce que je pourrois dirè. Si le Taffe
eût fuccédé aux troubadours , 8c le Cid aux myf-
tères de la paflion , je m’en étonnerois, car ce n’eft |
pas ainfi que marche l’efprit humain ; il ne franchit
pas de fi prodigieux efpaces , la nature l’a fournis
à paffer par des degrés. Cependant le modèle de la
poéfie eft de -tous les tems & de tous les pays. Le
coeur de l’homme 8cfes pallions, l’univers 8c fes
images, voilà ce que peint la poéfie. Une ame 8c I
des y e u x , voilà ce qu’il faut au poète : qui peut
affigner les termes de la nature pour produire dès
poètes ? On croit les voir dans le terme de la
perfe&ion des langues ; 8c ce font les poètes eux-
mêmes qui perfeéliônnent le langage. C e n’eft pas la
langue qui fait les poètes , ce font les poètes qui
ferment la langue.
Mais le modèle de la peinture 8c du deffin , le
corps humain que n’avoient vu ni pu -voir Guirlandai
8c tous fes contemporains ; ce modèle dont la
nature du climat 8c des meesrs a privé tous les
peuples modernes ; ce modèle auquel nous fup-
pléons par l’imitation des oeuvres de l’antiquité ,
que Michel-Ange vit à peine dans fes premières
années, comment parvint-il donc à le connoître ?
J’ai dit que Michel-Ange fo r ç a , fi l’on, peut d ire ,
la nature de fe découvrir à lui. C ’eft par l’anatomie
qu’il y parvint. C e fut par l’étude très-profonde
du mécanifme intérieur du corps humain quül
parvint à généralifer J s s idées. C e fut en pénétrant
cette conftruétion merveilleufe , 8c tous les
refforts qui la font m o u vo ir , qu’il étudia l’efprit
même de la nature. Et lorfque tous fes contemporains
foupçonnoient à peine dans la peinture
l’ imitation d’un feul'modèle ; lorfqu’à peine leurs
y eu x pouvoient en diftinguer le conteur ; déjà
Michel-Ange embraffoit par l’anatomie ceux de la
nature entière; déjà ce principe vivifiant animoit
toutes fes figures, 8c établiffoit entre elles 8c celles
de fes prédécefieurs le contrafte le plus extraordinaire.
Q u e de temps il fallut aux Grecs pour porter Part
du deffin à toute fa force 8c toute fa v é r ité .! Q u e de
fiècles entre les figures de Dédale 8c le Jupiter de
Phidias 1 Comme la nature s’eft plu en quelque forte
en G rè c e , à mettre de la lenteur dans l’accroiffe-
ment des arts 1 c ’eft qu e , fuivant fes loix 8c l’ordre
qui lui eft habituel, leur durée devoit être proportionnée
à la lenteur de leur croiffance.
Mais ici quel ordre de chofe différent ! La nature
a-t-elle changé fes lo ix , en a-t-elle interrompu le
cours ? Les années font-elles donc devenues des
fiècles ? Q u elle eft cette influence prodigieufe qui
accélère la marche des a t ts , 8c les précipite vers
leur perfeélion ? c’eft le génie de Michel-Ange.
J’ai dit que ce fut uniquement à la profonde
étude de l’anatomie qu’il dut la révélation de la
nature 8c la connoiffance de ces beautés générales ,
que la vu e de quelques individus .i foies. ne' peut
jamais donner. Mais ce fut fur-tout à cette étud e,
qu’il dut le cara&ère d’originalité qui le diftin^ue fi
particuliérement : il lui dut 8c fes qualités 8c fes
défauts. Michel-Ange ayant découvert par l’anatomie
une route inconnue avant lui 8c nfeconnue
depuis lui vers la nature, négligea toutes Celles
que l’imitation des ouvrages même de l’antiquité
auroit pu lui ouvrir vers la connoiffance de ce
beau intelle&uel ou id é a l, cet autre fecret de la
nature, 8c que les ouvrages feuls des Grecs peuvent
révéler. Q u o i qu’on puiffe dire à ce fujet : Michel•
A n g e ,s’il étudia l’antique, ne l’infita jamais. La feule
figure où l’on devroit retrouver les traces de cette
imitation , 1e Bacchus de F loren ce , n’offre aucune
reffemblancc de principes, de f ty le , de caraalère
de forme s, ni de deffin avec les figures du même
genre que le temps nous a confervées des anciens.