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Qu and ori connoît la forme des ftatues humaines
de l’E g y p te , la matière dont elles fe fa ifo ien t,
le peu de hardie fie des ftatuaires, qui n’ofoient jamais
leur féparer les jambes, & qui lesadofîbient
d ’ordinaire à un montant de marbre réfervé tout
au long de la figure par derrière, on s’étonne peu
qu’indépendamment des caufes religieufes qui purent
provoquer l’ufage des caryatides, l’idée foit
venue d’employer , au foutien des édifices , des
figures taillées , dont la folidité ne le cédoit à aucune
efpèce de colonnes. Si l’on a égard au ftyle
des fia tu'es égyptiennes , à la roideur de leurs mou-
vemens , à l’immobilité de leurs attitudes , on.
conviendra encore que nulle,part les ftatues ne
furent mieux faites pour prendre la place des colonnes.
Nulle parties obje&ionsmultipliées contre
remploi des caryatides, & qu’on rapportera plus
b a s , ne furent moins fenfibles Sc moins applicables.
Au fii fuis-je porté à croire que nulle part cet
ufage n ’a été aufii général qu’en Egypte. Pfam-
méticus, dit l’hiftorien qu’on vient de citer ,a v o it .
confacré au dieu de Memphis un périftile auquel
des figures colbffales de dix - huit pieds de haut
fervoient de colonnes. Les deffins des voyageurs
modernes dans l ’E g yp te , ne fauroient nous
donner de notions affez certaines de fes mo-
mimens peur qu’on puiffe affirmer , d’après
Paul Lucas , que des chapiteaux ornés de têtes
d ’I fis , rapportés par ce v o y a g e u r , forment quatre
bufies adoiTés . comme fon defiin le donne à entendre.
C e feroit de véritables caryatides. Mais il
p a roîtroit, d’après le témoignage de Pockoke , que
ces têtes ne font que de fimples mafques fculptés
fur les quatre faces du dé ou pierre quarrée qui
çonfiitue' le chapiteau.
A u re f te , nous pouvons prendre la plus jufte
îdée des caryatides égyptiennes par celles q u i ,
ja d is , étoient dans la place de T i v o l i , & qui
Supportent aujourd’hui l’entablement de la grande
porte d’entrée du Mufezum vaticanum. Ces figures
turent trouvées à la v ille d’Adrien. Leur f ty le indique
qu’elles font du nombre de celles que cet
emp ereu r, fi jaloux d’imiter les pratiques é g y p tiennes
, fit faire en Egypte,, à l’inftar de celles
qu’on y v o y o it . Il ne feroit pas impofiible de
fuppofer qu’elles auroient été des copies de celles
de Pfamméticüs, Leur hauteur eft de onze pieds
a vec la plinthe. O n croit ordinairement que ces
coloffes caryatides étoient placés à l’entrée du can ope
de la v ille Ad rien n e ; long-temps négligés a T i v
o li , ils viennent de reprendre , à l’entrée de la
rotonde du M u fe um , la p la c e , la fon aion & la
dignité qui leur conviennent. L e chapiteau qui-
s’é lè v e au-deflits de leur t ê te , eft remarquable
pour être celui qu’on obferve fréquemment dans
les monumens de l’E g y p te , c’eft-à-dire, le chapiteau
à camp une, ou en forme de cloche. (Voyer
ÂRCHIT. EGYPT. ). O n retrouve la même forme
atitt caryatides grecques de la villa A l b a n imais
dans une proportion plus heureufe. Celui des ca-
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ryatldcs égyptiennes paraît un peu malgré pour la
maffe totale de la figure, à moins qu’on ne veuille
fuppofer qu’il fût deftiné à recevoir des orne-
mens à-peu-près dans le goût de ceux de bronze,
dont on les a récemment plutôt enrichis que décorés.
.Rien n’eft plus impofant que l’a fp e â de ces
figures caryatides au lieu qu’elles occupent encore
aujourd’h u i, malgré toutes les difconvenances de
leur ajuftement 8c l’incohérence des détails d’ar-
chiteéhire qui les accompagnent. Mais combien
j ’aime à me repréfenter l’effet de ces coloffes religieux
, entourés, dans leur propre p a y s , de tout
l’appareil du culte , de toutes les idées qui en
fortifioient l’impreffion, & de la vertu de cette harmonie
puiffante que chaque peuple fait donner aux
produirions de fon génie! Q u i p o u vo ir , fans une
forte d’horreur fombre 8c religieufe, marcher au
milieu de ces galeries myftérieufes, dont chaque
colonne étott un dieu ! Q u e lfilen c e éloquent dans
toutes leurs formes ! quelle puiffance énergique
8c fublime dans la roide immobilité de leur maintien
! quel accord majeftueux entre les riebefles
de l’art & la magnificence de la matière,-entre
la hauteur des proportions & la grandeur des
idées ! Non , de quelque charme que la Grèce
aimable 8c légère ait fu revêtir & les formes
des dieux & leurs riantes demeures, je n e fa u -
rois quitter fans regret ces temples immenfes
comme la divinité, & ces plafonds d’azur parfe-
més d’étoiles d’o r , & foutenus par des d ieu x , &
ces murs où la fagefie a écrit fes oracles fur des
pierres indeftruéribles, en caraélères éternels.
L ’idée d’employer des fiatues an foutien des
édifices , n’eft donc pas , comme on le voit
bien positivement, une idée particulière 8c originale
des Grecs. Si la religion fut en E g y p te ,
comme on nefauroit en douter ,1a mère de cette
invention , la politique, à en croire V it ru v e , l’au-
roit accréditée & propagée en Grèce. V o i c i , felori
cet éc rivain, l’occafion ou le motif de ces figures
de femmes »employées par les archite&es à l’ufage
dont il s’agit ; du moins on peut y vo ir l’explica-
tioh du nom qu’on leur donne.
Les habitans de C a r ie , ville du Péloponrièfe,’
s’ étoient joints aux P érfes , dans une guerre que
ceux-ci firent aux autres peuples de la Grèce. Une
v iâ o i r e complète 8c glorieufe mit les Perfes en
fu ite , termina cette guerre , mais ne fatisfit point
les juftes reffentimens des Grecs. Ils tournèrent
leurs armes contre les Cariâtes, prirent leur ville,'
la ruinèrent, & paffèrent les hommes au fil de
l'épéç. La vengeance des vainqueurs réfervoit aux
femmes caryatides un traitement plus cruel encore
que la mort. Réfervées pour la pompe du triomphe
, elles fuivirent la marche félon l’ ufage ; mais
par un raffinement, jufqu’alors inconnu , d’opprobre
& d’humiliation, on les força de prolonger ce
fpeétacle au-delà de là-journée du triomphe. Pour
en perpétuer le fouyenir , on ne permit point
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aux femmes de diftinftion de quitter leurs robes j
accoutumées.Réduites à traîner, dans une honteufe
captivité, les vêtemens 'd e leur ancienne opu- j
len ce, elles devinrent l’aliment journalier d’une
curiofité infiiltante, ou d’une pitié barbare. La
inefure de ces outrages 8c leur durée dévoient en core
s’étendre 8c s’accroître au - delà du terme
de leur vie. La fculpture fe chargea d’en éter-
nifer la mémoire, par la repréfentation durable
de leurs traits 8c de leurs figures , & pour comble
d’infulte,leurs fimulacres condamnés à gémir fous
le poids des entablemens & des combles des édifices
, de vin ren t, pour les générations fu tu res,
un monument de la trahifon des Cariâtes, 8c un
exemple formidable du châtiment qu’ils fubi-
rent. . . .
L ’archite&e hiftorien qui nous a conferve ce
trait d’hiftoire , ne nous dit point quelle fut la
ville qui fe plut à éternifer & à multiplier ainfi
ces trophées de la vengeance. Mais fi l’on s’en
rapporte littéralement à fes expreffions, ces effi-
.gies de fervitude auroient lervi de fupport à plus
d’un édifice ; plus d’un architecte fe feroit em-
preffé de fatisfaire Ôc de flatter, par la répétition
de ces images ca p tive s, l’amour-propre 8c le ref-
fentiment de fes compatriotes. Idto qui tune ar-
chitetii fuerunt eedificiis publicis defignaverunt earurn
imagines oneri ferendo colloçatas. V itru ve ,L . i.
Seroit-il donc invraifemblable que les belles
figures de femmes caryatides, qui foutiennent le
petit périftile de la v illa Aibani fuffent d e -v é r itables
femmes de C a r ie , foit qu’on y v o ie des
répétitions de celles dont V itru v e nous a p a r lé ,
foit qu’on veuille y voir des originaux transportés
de G re c e à R om e ? Pour m o i, je n’ai jamais pu
voir ces belles fiatues fans me rappeiler l’hiftoire
des femmes de. Carie , 8c fans trouver la plus
grande analogie entre elles 8c celles dont V itru v e
nous a donné la defeription. Je doute qu’au défaut
de preuves authentiques , il y ait de conjec- '
tures plus voifmes de la vérité. La grandeur 8c
la nobleffe de leurs vêtemens nous annoncent
des femmes d’un rang diftingué. Leurs c o ls , leurs
bras chargés de jo y a u x , de bracelets, étàlent le
plus grand luxe ; leur coëffure eft recherchée,
leurs attitudes 8c leur maintien eft celui de matrones
refpe&ables. T e lle s durent parôître , à la
fuite du triomphe, ces malheureufes captives ,
auxquelles on ne permit d’étaler leurs richeffes,
que pour rendre leur fervitude plus honteufe 8c
leur punition plus éclatante. Nec pajji funt fiolas
ncque ’ornatus matronales deponere, uti non uno trium-
pho .ducerentur, Jed ceterno fervitutis exemplo gravi
contumeliâ prejjoe panas pendere viderentur pro ctvi-
tate.
Une infeription grecque trouvée fur une de
ces caryatides, nous apprend qu’elles furent l’ouvrage
de deux ftatuaires athéniens , Criton 8c
Nicolaüs. S’il faut s’en rapporter à l’opinion de
Winck elmann , ces deux fculpteurs arrivèrent à
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Rome vers le temps de Céfar. Mais ces figures
furent-elles faites à Rome , ou vinrent-elles de
la Grèce ? c’eft ce que l’infcription, dont les caractères
annoncent une époque afl’i z reculée , ne
fauroit nous apprendre. Quand on compare entre
elles les fiatues en queftion , on y trouve une
certaine uniformité de f ty le qui dénote un travail
contemporain, mais on y apperçoit auffi certaines
difparates de fymmétrie , d’où il réfulte que ces
caryatides étoient en bien plus grand n omb re,
qu’elles furent dépareillées dans le ch oix qu’on en
f i t , 8c difpofées dans l’édifice romain qu’elles ornèrent,
de manière à faire croire qu’elles n’auroient
point été faites pour la place.
Le lieu où elles furent trouvées ne fauroit donner
beaucoup de lumières fur la conjecture préfente.
La vigne de S troz zi, fituée à deux milles de la
porte S. Sébaftien, fur l’ancienne voie A ppierine, v it
reparoître , 8c à deux époques allez diftantes l’une
de l’au tre , ces beaux 8c rares monumens de l’art
grec. Comme cette v o ie é t o i t , fur-tout aux approches
de R om e , bordée des deux côtés de tombeaux
, dont quelques-uns étoient accompagnés
de jardins 8c de maifons de campagne t ce que
nous apprenons par les inferiptions du tombeau
d'Hérode A t ticu s , on penfe que ces ftatues dé-
coroient , ou le fépulcre de quelque Romain
o p u len t, ou fa maifon de campagne voiftne de
ce monument. Q u e lle que foit la vraifemblance de
ces hyp othè fes, il eft difficile de vo ir dans le
tombeau ou la maifon de plaifance d’un Romain ,
des ftatues caryatides y de f ty le 8c déformé grecque,
avec une infeription g recqu e, fans être tenté d®
leu r foupçonner l’origine que je viens d’indiquer.
Les chapiteaux de nos caryatides offrent des
variétés de forme ou d’ornement qui m’ont encore
induit à fuppofer qu’elles n’avoient pas été
faites pour figurer fymmétriquement enfemble, ou
que Celles que nous voyon s ne font que le refte
d’un bien plus grand nombre. Une d’elles a la
tête enveloppée d’un v o ile qui s’é lèv e jufqu’au-
deffus du chapiteau ; le chapiteau d’ une autre eft:
liffe 8c fans ornement ; la plupart des autres font
ornées avec autant de richeffe que de goût. Les
formes de ces chapiteaux fe rapprochent beaucoup
de celles des chapiteaux à campane de l’Egyp te.
O n auraoccafion de parler.plus bas de leur ajuftement
avec les formes de l’entablement qu’ ils fup-
portoient à R om e , 8c cela d’après les fragmens
.d e corniches que Piranefi a recueillis dans le lieu
même de la fouille , 8c dont il a compofé la totalité
du périftile que l’on peut vo ir dans le recueil
de cet illuftre graveur. ( Voyeç la fig. 68 ).
Le monument le plus authentique en fait des
caryatidesfe vo it à Ath èn e s, à un petit édifice
qui fait partie du temple de Minerve - Poliade.
C ’eft: un périftile ou portique compofé de fis ftatues
également éloignées l’une de l’aiitre. Quatre
ornent encore la plus grande face ; elles paroiffent
fe reffembler entièrement 8c dans leurs attitudes
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