
n'ayant point prévalu dans le refte du monde , Tes
monumens , quoique peut-être les plus antiques , ne
reçoivent point cette dénomination dans- le langage
ordinaire , & dans le feus comparatif & admiratif que
les artiftes lui donnent, 8c fous lequel nous traiterons
ici ce mot.
Antique en matière d’arts, & dans la bouche des
artiftes eft devenu fynonime de beau , d’excellent , de
parfait. Cela ejl antique : cela neft pas antique : on
voit dans Vantique ; toutes ces locutions fi familières
à ceux qui profeffent les arts , ne défignent autre
chofe , & n’indiquent qu’une eftime très-raifonna-
ble , quoique Couvent peu raifannée , des ouvrages
des Grecs & des Romains. Elles ne doivent exprimer
dans l’acception reçue , qu’une mefure comparative
des monumens antiques aux modernes, ainfi
que du degré plus ou moins grand de reffemblance
entre ceux-c i, & les chefs-d'oeuvre confacrés.
Il feroit aufli abfurdé qu’inutile , de renouveller
ici ces querelles ridicules du fiécle pâlie, qu’élevèrent
l ’orgueil & la flatterie , pour mettre en balance avec
toutes les inventions du génie des Grecs & des Romains,
les imitations pompeufesde la vanité d’un grand régne.
C e combat où l’on fe battoir avec des armes fi
inégales , pouvoit cependant être éternel, parceque
l ’amour-propre qui le foutenoit, ne fe croit jamais
b a ttu , & le procès ne pouvoit fe juger faute de juges,
puifque l’arbitre qu’on eut choifi eût été néceffairement
juge. & partie.
Mais cette difpute qui p ou voit, en matière de
fcience , n’être au moins que ridicule , dès qu’il s’a-
gifloit de comparer ce que favent les modernes avec
ce qu’on ignore avoir été feu des anciens , devint,
en matière d’ a rts, le comble de l’abfurdité & de
la mauvaife-foi, de la part des détracteurs de l’antiquité.
Aujourd’h u i, qu’un.fîècle de plus d’expérience,
quel’accord univerfel de toutes les nations de l’Europe,
le s nouvelles découvertes de l’antiquité , une foule
de monumens reproduits à la lumière , l’impuiffance
plus avouée que jamais de le s , furpaffer 8c de les
égaler même, les tentatives en tout genre d’inventions
reconnues vaines 8c abufives ; aujourd’hui que
tout enfin concourt à aflùrer aux anciens une fu-
périorité inconteftable, il n’y a plus lieu de croire
qu’une fèmblable difpute puiffe jamais s’élever , &
Vantique eft devenu la régie invariable des ouvrages
de l’art.
L a fupériorité de l'antique fur le moderne tient a
plufieurs caufes qu’il eft effentiel de connoître pour
n’en point devenir admirateur ftupide ; 8c pour fça-
voir en-même tems le difeernement qu’on doit «apporter
à l ’étude qu’on en fait.
L a plus fo r te , fans doute, eft l’originalité ou le
mérite de l’invention qui s’y trouve. C e mérite ,
qui n’en eft point un pour les hommes, en eft un
pour leurs ouvrages. C ’eft un grand avantage dans
îçs ans qui tiennent à l’imagination plgs qu’à la
réflexion, d'avoir peu de prédéceflem'5, Les grand»
artiftes de la Grèce , ceux qui portèrent les arts à
leur perfection , eurent le bonheur de n’avoir été
précédés que par des hommes médiocres, qui, en leur
indiquant la route du beau 8c du v ra i, fe contentèrent
de la tracer -, fans la frayer. Aufli leurs ouvrages
ne portent aucune empreinte , ni de peine „
ni de facilité. On y découvre à la fois, & cette har-
dieffe compagne de l’invention , dont les'pas ne
laiffent aucune trace après eux , 8c cette modération
dont la marche tranquille 8c. réglée n’annonce aucun
effort, nilebefoin d’en faire. Le degré de force qui accompagne
les inventions des Grecs , eft le réfultat de
l’accord le plus parfait entre toutes les qualités néceffai-
res pour produire 3 & ce jufte tempéramment ne s’eft
point rencontré chez les grands hommes modernes qui
paffent pour créateurs ôefinventeurs en différais genrès.
Quoiqu’il en foit , les ouvrages antiques.■ portent
toujours le premier de tous les caractères , celui de
la force 8c de la hardieffe , qui tient à l’invention ;
car tout inventeur eft fort. C ’eft le propre de la
foibleffe d’imiter 3 par conféquent toute imitation'refte
au-defîbu,s de fon modèle.
Trifte conféquence , dira-t-on 5 pourquoi nous im-
pofer la nécefuté d’être foibles , en nous impofànt
celle d’imiter ? Pourquoi ne pas afpirer à l'originalité,
en laiffant les routes battues par les Grecs, 8c en ne
fuivant comme eux que celles de la nature ? Les autres
raifons de la fupériorité des Grecs dans les "arts
du deflln, vont répondre à cette objection.
Première raifon : la beauté des Grecs.
Quand l’hiftoire ne nous apprendroit pas que les
Grecs l’emportoient fur les autres nations par la beauté
du corps 3 l’influence connue du climat lé plus doux
8c le plus tempéré , l’eftime particulière que ce peuple
faifoit de la beauté, ne laifleroient aucun doutç
fur cet objet. Cette qualité étoit chez eux un moyen
de parvenir à la gloire 8c à l’immortalité.
E t comment n’eût-il pas été beau , ce peuple partagé
des dons les plus précieux de la Nature.; ce
peuple qui refpiroit fous le plus beau ciel, l’air de
la liberté qui l’embellit encore , ce peuple où
l’homme feiitant dans toute fon énergie fa valeur
8c fon prix , devoit acquérir de la fierté feule de ce
fentiment , une beauté que l’efclave n’aura jamais?
Nul doute que la beauté n’ait, été la première qualité
des Grecs comme çlle eft le premier principe de
la perfection des arts.
Les arts ne font, point 3 comme 011 les définit imparfaitement
, la fimple imitation de la Nature , mais
bien la plus belle imitation de la plus belle Nature.
Dès lors, il n’appartient ni à tous les tems , ni à
tous les pays de voir briller les arts, En Grèce, tout
femble s’être réuni pour opérer 8c porter au plus
haut point cet heureux concours.
Deuxième raifon : éducation relative a la beauté.
Non çontens de ce que la nature avoit fait pqui?
e u x
eux, les Grecs avoient compris que , dans l’homme
ainfi que dans les animaux , la beauté pouvoit s’accroître
8c fe perfectionner par les foins, le régime,
l’exercice 8c un grand nombre d’inftitutions. De-là
le foin tout particulier qu’ils prenoient d’augmenter
la beauté de leurs enfans. Le gouvernement
propofoit des récompenfes pour encourager ces louables
attentions. Elles firent naître l’étude de la Gym-
naftique*: Cet art lié à la médecine tendoit à g é lifier
les vices du corps, ou en arrêtoit les progrès 3
diminuoit ou accroiffoit l’embonpoint ; Corrigeoit
les mauvaifes influences de l’excès de nourriture. La,
Gymnaftique étoit, la médecine de la fanté , la plus
Utile , fans doute , 8c celle dont les Grecs faifoient
le plus de cas. Elle preferivoit le régime qu’011 devoit
fuivre , 8c les exercices qu’on devoit faire. Les
jeunes fpartiates étoient obligés , tous les dix jours1,
de paroître nus devant lés Ephores, qui ordonnoient
la diette la plus auftère à ceux qui paroiffoient dif-
pofés à un excès d’embonpoint incompatible également
avec les belles proportions , 8c avec la vigueur
du corps.
Troifiéme raifon : moeurs 6* inftitutlons favorables
aux arts.
Dans aucun autre pays , l’influence du climat,
8c celle des inftitutions fociales ne furent dans un
équilibre plus parfait 8c plus convenable aux arts.
Chez Un peuple où , l’on difputoit le prix de la
beauté , comme aujourd’hui l’on difpute celui du
luxe 8c de la parure qui en ont pris la place, la
nudité pouvoit devenir le plus bel habillement d’un:
beau corps. Les vêtemens des Grées étoient formés
de manière qu’ils laiflfoient à la Nature la liberté de
donner aux membres leurs juftes proportions. L ’habitude
de la nudité achevoit le développement régulier
8c naturel de chaque partie. Jamais ils ne connurent
ces modes bizares,-qui ne tendent qu’à gêner,
altérer ,8c déformer la Nature. Ces inventions modernes
d’une fauffe modeftie étoient abfolument ignorées
des femmes de la Grèce. Ainfi , l’on voit que
tout ce qui'peut contribuer à augmenter 8c conserver
la fanté, à favorifer le développement, la beauté,
la fymétrie 8c la perfeéfcion du corps humain fut mis
a i ufage par les Grecs. C ’eft par là , fans doute,
qu’ils font devenus un modèle d’imitation pour ceux
qui cherchent la Nature dans fes formes les plus
nobles 8c les plus gracieufes.
•Mais quelle école pour les artiftes, ditWinckelmann,
que ces lieux publics, ces gymnafes où les jeunes gens
nus, fans autre voile que la chafteté publique 8c la pureté.
des moeurs, exécutoient leurs divers exercices , 8c
difputoient les prix de la foi;ee 8c de l’agilité ƒ C ’étoit
la que fe . dévoiloient aux yeux de l’obfervateur attentif
les différais mouvemens des mufcles , 8c cette
prodigieufe variété d’attitudes 8c d’expreflîons dont
la vérité ne fauroit fe faire fentir dans les polirions
Contraintes d’un modèle inaétif. Cette multiplicité
de modèles produifit l’heureufe inutilité d’un feul.
Architecture. Tome /,
De l’aYantage de voir journellement le corps humain
dans tous fes. âges, 8c dans tous fes développemens,
naquit l’analyfe raifonnée 8c comparée de la beauté
8c de fes différais modes. De-là cette facilité de
raffembler en un feul être les facultés 8c les qualités
éparfes dans le grand nombre ; 8c de former en idée
cette réunion de toutes les perfections qui, réalifées
dans un feul objet, ont produit le beau idéal.
Il n’eft point de notre fujet d’indiquer les routes-
que l’art fuivit chez les Grecs pour arriver à ce
point : il nous fuffit d’avoir donné les principales
raifons de la fupériorité à laquelle il devoit atteindre
, 8c de. la néceflité pour nous d’en imiter les
principes.
Qu’on ne nous dife donc plus que nous avons
dans la Nature le même modèle 8c les mêmes reffour-
ces qu’eurent les Grecs. Quand on nieroit l’influence
du climat fur la perfection des corps , 8c toutes les
autres influences morales dont nous n’avons pas
parlé ; au moins eft—il certain que ne faifant rien
de, ce qui tend à perfectionner la Nature , 8c la contrariant
par tous les ufageS qui peuvent en arrêter le
développement, nous ne faurions donner à l’art d’aufl?
beaux modèles, que les Grecs. Que fera-ee encore ,
s’il eft reconnu que nos modes , nos moeurs, nos
bienféances tendent à cacher la Nature aux yeux de
l’artifte , autant qu’en Grèce ils en facilitoient la
vue?
Où fera donc parmi nous l’école publique de
Nature ? A moins qu’on n’appelle de ce nom les
académies , où des modèles -fouvent défectueux , gagés
pour fe laiffer défigurer par la variété des poftlires
bizares 8c faùffes dont on corrige à peiné la
monotonie de la vue toujours la ' même du même
individu , vendent aux peintres 8c aux fculpteurs
leur ignoble nudité. Qu’on oppofe , fi on le veut, ce
modèle mercenaire à l’affemblée; des jeux olympiques
; 8c qu’on compare les réfultats.
Dès que nous avons adopté les arts des Grecs,
il n’eft donc plus polfible de renoncer .à l’imitation
de leurs ouvrages. Par eux feuls nous pouvons arriver
àla connoiffance vraie de la Nature. Elle s’eft trouvée
tellement réfléchie-, empreinte 8c embellie'dans leurs
imitations , que, fans ce - miroir fidèle , privés que
nous fommes. de la vue de l’original, nous ne fau-
ribns en acquérir de véritables notions. C ’eft ici plus
que jamais le cas de. dire avec Cicéron , que l'art
eft un. guide p'us sûr pour nous que la Nature. Les
artiftes Grecs jayant travaillé d’après elle , tandis
que les nôtres ne peuvent opérer que d’après
un individu ifolé , il en réfulte que la Nature exifte
plus dans les imitations inanimées des Grecs que dans
les modèles . vivaas de nos écoles. Renoncer a l’imitation
de \Antique , fans pouvoir y fuppléer par
les reffources puilfantes que les Grecs feuls ont eues,
c’eft. renoncer entièrement, & à la Nature, Sc aux
arts. Qui ne fait que les meilleures produirions modernes
, n’ont de mérite qu’en proportion de l’imi—