
pérament que le goût indique, & dont les Grecs
nous ont fait voir l’heureufe pofiibilité , ne peut
fe foumettre à aucun calcul ; & dès l’in fiant que
la raifon autorife la inoindre licence , vous voyez
que le caprice eft là pour prendre, fi l’on peut
d ire, la raifon en défaut. Le double piège qu’il
lui tend, confifte à outrer avec elle la févérité
de tous les principes, & à déduire dans la plus
grande rigueur les plus auftères conféquences. Dès-
lors, remontant de principe en principe, la raifon,
dans l’architeéhire, fe trouve forcée d’avouer
qu’elle manque d’un principe fondamental , tel
que les autres arts en trouvent dans l’imitation
dire&e de la nature ; & le caprice ne manque
pas d’en conclure que tout peut être arbitraire
dans un art, dès que tout ne fauroit y être fondé
en principes fur une évidence inconteftable. Vous
le verrez de même s’autorifer de la plus légère
inconféquence de la raifon , pour acquérir le droit
d’être inconféquent quand il lui plaira ; fe prévaloir
de quelques exceptions pour prouver l’ab-
fence & la nullité des règles. Son artifice avec
la raifon eft de la forcer à une rigidité de principes,
dont les conféquences néceffaires banniraient
tout plaifir de l’architeélure, ou d’y introduire
un relâchement à la faveur duquel les'convenances
du befoin fe trouvant facrifiées à l’arbitraire
du plaifir, il parviendrait à ufurper l ’empire
de l’architeéhire.
La raifon aura bien plus de peine encore à
triompher des détours captieux & de la perfide
mauvaife foi du caprice dans la partie d’imitation
qu’on a vu être la fécondé efpèce de plaifir en
architeéltire. Car la raifon , il faut le dire, a moins
préfidé à cette heureufe métamorphofe dont nous
avons déjà parlé tant, de fois, que le pip* fenti-
pient du plaifir. Il faut dire auffi que fi la raifon
fe conftituoit feul arbitre en ce genre entre le
befoin & le plaifir, elle exigeroit peut-être de la
part de l’un ou de l’autre des facrifices qui ten-
droient à les défunir. C ’eft bien là fans doute que
le caprice attend & femble défier la raifon. On
fait affez que cette imitation eft une de celles qui
échappent à la févérité du raifonnement, qu’elle
ne peut ni remonter direélement à la nature
proprement dite , ni être jugée par les règles
ordinaires de la méthode d’imiter, propre aux
arts en général. D ’après cela , on fent combien
le çaprice peut ici fe jouer de la défenfe de la
raifon ; combien celle-ci même. rifqueroit de fe
compromettre , en luttant contre un adverfaire
qui cherche moins à avoir gain de caufe qu’à ne
pouvoir être convaincu d’avoir tort.
Le troifième genre de plaifir, celui de l’orne-
ment, que nous avons vu dépendre de l’imitation
de la nature dans fon exécution , de celles des
types de l’écriture allégorique dans fon effence,
fe trouve encore dans fa compofition & dans l’emploi
que l’architeélure eft en poffeffion d’en faire,
pjpui§ dépendant du régime & des principes de
la raifon. Il eft une foule d’ornemens qu’on ne
fauroit foumettre à fon examen, & que la plus
fimple analyfe de la méthode feroit difparoître,
comme on voit les bluets des champs s’évanouir
au moindre fouffle. C’eft dans cette partie de
1 architeéhire que le caprice règne avec plus d’empire
& de fécurité. Il craint peu les attaques de
la raifon ; car dès que l’ornement a perdu la propriété
que les Grecs avoient fu lui donner, d’être
plus ou moins une écriture allégorique, la raifon
ne fauroit s’engager à le foutenir, fans rifquer
de fuccomber & d’ajouter par fa défaite au triomphe
du caprice. Si la plus légère exception diélée par
le goût & le fentiment du plaifir, a fufH pour
ébranler les règles des proportions & de l’imitation,
on peut juger de ce que les abus qui dévoient
réfulter de remploi parafite de l’ornement,
fur-tout chez les peuples modernes, ont fourni
d’armes au caprice pour y établir le règne de
l’arbitraire. C’eft ce que les monumens ne nous
prouvent que trop.
On peut y voir réalifé le fyftême infidieux dont
je viens de rendre compte ; & rien ne pourroit
mieux le faire concevoir que le tableau de tous
les abus modernes qui fe font gliffés dans l’archi-
teélure fous l’apparence captieufe de Limitation
de l’antique.
On y verroit les partifans du caprice s’autorifef,
de la largeur des entre-colonnemens de Gpalatr»
en Dalmatie, pour efpacer leurs colonnes de la
manière la plus vicieufe , fans fonger que la rareté
des colonnes précieufes, dont l’architede de Dio-i
clétien faifoit la compilation; que la nature [même
& la dureté des marbres pouvoient l’avoir induit
à ce défaut de proportions. Si des frifes bombées
fe préfentent dans ces ruines, iis adoptent
cet accident, réfultat fortuit de la coupe des
pierres, & en font une forme d’architeélùre. ( Voyeç
Bossage ). Si dans les bas fiècles des arts & de
l’empire Romain , la rareté des marbres & 1’infuf-r
fifance des matériaux propres aux plates-bandes
fit imaginer l’ufage des arcades für colonnes, cet
ufage prévaudra en dépit de vingt fiècles d’une
pratique contraire. Quelques colonnes accouplées
dans les monumens de Palmyre , malgré l’exemple
généralement contraire des édifices de l’antiquité
& de ceux de la même ville, vont fervir d’au-,
torité au plus grand de tous les abus, dansTem-,
ploi des colonnes ; & il faudra que les difpofi-
tions les plus bifarres, les agrouppemens les plus
monftrueux de colonnes trouvent une juftificationf
complette dans l’avant-corps de la colonnade de
Palmyre. Deux frontons mutilés à Baalbeck ( voye%
Baalbeck ) auront le pouvoir de difcréditer tout
le fyftême d’imitation de la charpente , & détruiront
les preuves que la nature, la raifon, la tra*
dition s’étoient accordées à nous tranfmettre dans
les édifices de la Grèce & de l’Italie. Quelques
légers reffauts dans le fronton d’une niche de la
même v ille, démontreront fujfifanunent que
formes de l’architrave ne doivent point s’affujettir
à repréfenter ce qu’exprime fon nom. Si l’on trouve
dans la privation des bafes à des monumens doriques,
une preuve de l’oûgine des colonnes,
on en concluera la fuppreffion de l’abaque dans
le chapiteau. Enfin il n’y aura pas d’abfurdité ,
dont le caprice & fes feélateurs n’aient un exemple
direél ou détourné à vous oppofer dans les mo-
numens même de .l’antiquité.
Quelle piaifante morale que celle qui juftifieroit
la tyrannie & la colère par les exemples de Céfar
& d’Alexandre, & qui trouvant une autorité pour
chaque v ic e , dans chacun des grands hommes
qui l’ont eu en partage, concluroit, ou qu’ils
ne font pas des vices, puifqu’ils fe font trouvés
aflbciés à de grandes vertus, ou qu’il doit être
ermis de les avoir tous, dès que chaque grand
omme en a eu un ! .
Te l eft précifément le raifonnement du caprice
dans l’architeéhire moderne. Elle femble avoir-fait
un choix de toutes les erreurs éparfes de l’antiquité
; & de toutes les licences locales qu’on con-
noît, il s’-eft formé une efpèce de code, dont
les principes ont dû produire des conféquences
analogues. C ’eft alors qu’on a vu naître tout ce
que le caprice fous le beau femblant & le mafqtie
de la raifon pouvoit produire d’écarts & d’incon-
féquences raifonnées. Bientôt on n’a plus même
connu l’art de les placer & de les faire exeufer
par un emploi modéré. L’architedure moderne
n’eft devenue que le recueil des erreurs de
l’antiquité : les exceptions font devenues les
règles; les abus ont pris la place des principes;
les licences ont été confacrées par l’efprit de
fyftême ; & l’empire de la'bifarrerie pouvoit fe u l,
en fuccédant à celui du caprice, rendre celui-ci
moins odieux & moins révoltant.
La bifarrerie ne mérite pas d’être combattue : c’eft
la maladie mortelle de l’architedure. Les artiftes
attaqués de ce goût incurable, ne font dignes que
de cette pitié qu’on accorde au délire. En effet,
dans ceux qui en font les inventeurs , il paroît
être le fruit d’une complexion défordonnée, &
du déréglement de l’organifation morale. On a
vu aux mots Bisarrerie 6* B oromini combien
cet excès monftrueux de la fantaifie étoit loin
de pouvoir fe comparer aux effets du génie. Il
n’en eft pas tout-à-fait ainfi du caprice : quand la
différence que j’ai établie entre ces deux écarts
de l’efprit ne feroit pas fuffifamment fentir toutes
les nuances qui les diftinguent, les exemples de
quelques-uns des plus grands hommes modernes
empêcheraient de les confondre.
Michel-Ange, fait pour dominer fon fiècle &
lui donner fon nom , né avec un génie trop impétueux
pour pouvoir fuivre les traces même de
l’antiquité , trop fier pour imiter , trop hardi pour
■ pouvoir jamais l’être , créateur, plus que ref-
taurateur des trois arts qui lui méritèrent une
triple couronne, Michel-Ange fut le premier à
introduire dans Parchiteéhire les écarts de l’imagination
& les illufions du caprice. ( Voye^ Buo-
NAROTi ). Le crédit de fon grand nom & l’im-
pofante autorité de fes ouvrages ont contribué
fans doute à enhardir les feélateurs du caprice. 11
ne falloit rien moins que l’excès révoltant de là
bifarrerie , pour faire comprendre à quel point
l ’on s’étoit: égaré dans les routes du plaifir; &
combien dans ce chemin le moindre écart peut
produire de terribles égaremens.
Si la raifon eft infuffifantepour combattre le
caprice en architecture, c’eft que l’adreffe de celui
ci confifte toujours à attaquer dans cet art,
& d’abord, les objets qui font le moins fufeep-
tibles de fe foumettre au calcul du raifonnement.
L’architeéhire çefferoit bientôt d’être un art, fi
le goût & le fentiment du plaifir ceffoient d’y
influer. Mais fi le caprice eft l’abus du plaifir, il
eft clair que c’eft au goût, juge premier dans cette
partie, qu’il appartient d’entrer en combat avec le
caprice. Le befoin & le plaifir , en s’affociant, fem-
blent avoir pris pour modérateurs la raifon & le goût.
Chacun de ces deux arbitres a fans doute le droit
d’infpeâion fur l’autre; mais fi le goût vouloit
connoître feul & eh dernier reffort de tout ce
qui concerne le befoin, vous voyez combien ce
dernier pourroit facilement impofer à un juge
auffi incompétent. Si dè même -la raifon s’érige
feule en juge -des différends du plaifir, la fubtilité
de celui-ci parviendra toujours à décliner fon tribunal
, & à éluder fes arrêts.
Telle a fans doute été là mal-adreffe de ceux
qui n’ont employé que le raifonnement pour attaquer
le caprice ; ils n’ont pu faifir l’ennemi qu’ils
pourfui voient1; il leur a toujours échappé quand
ils ont cru le tenir ; & fou vent même ils ont
reçu de lui des traits qu’il fait encore lancer même
en fuyant. Ces pourfuites inutiles l’ont enhardi ;
& la raifon, laffe de l’affaillir fansfuccès, a paru
lui céder une viéloire qu’elle défefpéroit elle-même
de remporter.
Faites marcher contre lui la raifon cfe concert
avec le goût, & alors vous envelopperez ce perfide
ennemi du plaifir. La raifon lui prouvera que
tout ce qui ne fauroit être motivé par le befoin
eft inutile, & que tout ce qui èft inutile devient.
vicieux. Le gofit lui fera voir qu’indépendamment
du befoin matériel, première règle de l’architecture
, il ' exifte encore dans cet art d’autres befoins
qui font ceux de l’efprit, de l’harmonie , de la
- convenance ; que ces befoins incorporés avec
l’architeâure font devenus auffi impérieux que
les autres; mais qu’étant fubordonnés aune imitation
intelleéhielle & moins pofitive, la rigueur
exceffive qu’on porteroit dans leur obfervance
détruirait une partie du plaifir qui doit en réfulter.
Analyfant enfin le principe même de tous nos
plaifirs dans la nature, le goût lui fera comprendre
que les loix auxquelles ils font fournis éprouvent
auffi plus de variété, de conyariété & de nuances