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eft foutenu par une figure de Neptune , qui femble
y faire l’emploi de Caryatides. Des Tritons en
forment les volutes, & les quatre faces du tailloir
font occupées par quatre figures de femme. Ce
fingulier chapiteau étoit furmonté d’un piédefial
q u i, félon toutes les apparences, fervit de fup-
port à une ftatue. Maintenant il ne fupporte qu’un
mauvais entablement.
On a raifonné diverfement fur l’ utilité & l’emploi
de ces colonnes. Quelques-uns ont p'enfé qu’elles
a voient été élevées pour fervir de phare au port ;
& ce fentiment eft appuyé fur ce qu’effeaive-
ment elles fe trouvent dans la dire&ion du canal.
Mais outre qu’un fanal fe place ordinairement fur
la partie du port la plus avancée dans la mer,
ces colonnes n’étant point percées intérieurement,
elles, auroient été de l’ufage le plus incommode
pour le fervice de la lanterne. Ne feroit-ce pas
plutôt ( & ce fentiment paroîtra le plus vraifem-
blable ) un terme pofe à la voie apprenne qui abou-
tifîoit à Brundufium. Pourquoi n’auroit-on pas élevé
un monument à l’extrémité de cette voie publique ,
comme on enavoit élevé un à Romepour marquer la
première pierre milliaire. D’ailleurs Brindes étoit
dans cette partie la.frontière de l’empire, & continua
long-temps d’être le feul port de l'Adriatique où
les Romains venoient aborder. .
Cette ville avoit confervé jufqu’à Charles-Quint
plufieurs autres refies d’antiquité, tels que des débris
d’aqueducs & de thermes. Mais les nouvelles
murailles ont été conftruites aux dépens de ces
édifices. On ne fauroit dire combien ce prince
a dévafié l’Italie , en démoliflant tout ce qu’il
rencontroit de monumens, pour conftruire partout
, de leurs décombres, une foule de murailles
aufii triftes qu’inutiles.
BRUNÉLESCHI ( Philippe) archite&e florentin
& le reftaurateur de l’architeéhjre chez les
modernes.
Ce n’eft pas d’aujourd’hui qu’on a obfervé l’étrange
renverfement d’idées qui règne dans l’ordre
locial, où le travail & les conditions-utiles n’ont
en partage que le mépris ou tout au moins l’oubli,
tandis que les regards de l’admiration fe fixent
fur l’oifive opulence. Il me femble que les chofes
ont dû aller ainfi, deppis qu’on a fait un partage
fi inégal des biens & des maux, que la pauvreté
eft devenue compagne du travail, lorfque la ri-
«heffe s’eft afïbciée à l’oifiyété : dès-lors l’eftime
& le mépris opt dû fe répartir en raifon inverfe |
de Futilité de? profelfions. Je ne ^ois rien là qui !
doive étonner. C ’eft l’ordre des chofes qui devroit
changer .& nop la pâture dç nos ppinions à çet
égard.
Je m’étonne davantage d’un autre genre d’injuf-
tice dont le nom de Brunelefchi viçnt de réveiller
en moi l’idée. Je parle dp cette faufle proportion
d’eftime & de gloire qui attend encore les, humains
dans cette autre v ie , dans cette efpèce de mondé
jjnaein^ire, sfopt ja renommée eft fopveraine,
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Sc qui fembleroit ne devoir plus participer aux
| tnjuftices & aux paftions d’ici-bas. Par quelle étrange
fatalité les noms de ces premiers inventeurs , dont
les pénibles veilles & les fueurs fécondes ont
préparé la riche moiflon de leurs fuccefleurs, fg
trouvenuils obfcurcis fur le livre de la poftérité
par ceux-là même qui en ont emprunté leur éclat?
En y réflêchiflànt , il m’a paru que ce tort
de la renommée avoit fa fource dans une caufe
à-peu-près femblable à celle du préjugé qui règne
dans la vie civile. Comme la pauvreté qui environne
.les profeftions laborieufes, contribue plus
que toute autre chofe à les rendre méprifables, de-
même , il règne dans les premières inventions des
arts, je ne fais quelle rudefle & quel air de négligence
auquel la poftérité bien fouverrtfe méprend,
& qui répand fur elles une efpèce de diferédit.
L’hiftoire de tous les arts attefte la vérité de ces
meprifes ; mais elle n’en fait pas aflez concevoir
les raifons, ni fentir l’injuftice.
Un art n’eft en général que le réfultat de con-
noifiances acquifes fur un certain objet, & l’aç-
quifition de beaucoup de connoiflances eft le fruit
du temps & du travail âe beaucoup d’hommes.
Les arts du génie ne font pas moins fournis que
les autres à cette progréffion lente & fucceflive
d eflais & de découvertes. La lenteur de leur
perfeéfion eft la preuve de cette marche affez
uniforme du génie de l’homme dans preftjue toutes
fes inventions.
Cependant s’il ne falloit confidérer cette longue
fuite d’hommes auxquels nous devons le progrès
d’un art, que comme la fucceffion uniforme des
anneaux qui compofent une chaîne , on ne voit
pas quel droit l’un auroit plus que l’autre à
l’ëftime de la poftérité. Amenés chacun par le
hafard du temps à la place qu’ils ne pouvoient
point choifir, ils ne devroient leur éclat qu’à l’heure
du jour où ils auroient paru , & Fhiftoire finirait
par les confondre tous dans la même nuit. C ’eft ce
qui arrive par rapport aux arts mécaniques dont
on ignore les inventeurs , fans qu’on cherche à
honorer beaucoup ceux qui les perfeéfionnent
par la perfuafion où. l’on eft que leur perfeâion
effautant l’ouvrage du temps que celui de l’homme.
Il n'en va paf de même pour les arts du génie.
On aime à rechercher leur origine, on veut découvrir
leurs premiers inventeurs, 8çde tous les
noms qui en compofent la lifte, la renommée
publie les uns & laiftç à l’hiftoirç le foin de confier
ver lçs autres.
Ce choix de la renommée , s’il n’eft pas tou*
jours jufte, prouve du moins que dans les arts
du génie, la fuçceftion n’établit pas l’uniformité
confiante du mérite à l’égard de ceux qui les
exercent, Il prouverait indépendamment de tout
ce qu’on pourroit dire , que les hommes ont fil
difçerder dans cette férié d’artiftes qui fe font fiiCr
cédés » ceux qui furent les maîtres de leur fiècle, tl’a-
yec ceux qui ne furent que les élèves de leur inwtre*
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D ’où viennent donc les erreurs de la renommée
dans la difproportion des rangs qu’elle afligne
à ces noms privilégiés ? Elles viennent de ce q u e ,
confondant fouvent le génie de l’homme a vec le génie
de fon fiè c le , on fait entièrement honneur à l’un
de ce qui appartient en grande partie à l’autre.
Elles viennent de ce que appréciant uniquement
les réfui rats, fans les comparer au même ou à
la peine que l ’artifte a eu de les obtenir, on; le
fait injuftement propriétaire de toüt ce qu’il re.-.
çueille, qu’on le fuppofe enfin avoir acquis toutes
les richefl’es dont il n’eft bien fouvent que l'heureux,
héritier.
Ainfi s’aggrandif une réputation aux dépens de
beaucoup d’autres; ainfi s’accumulent fur une feule
tête les couronnes qui devroient fe diftribuer fur
plufieurs, & tel grand homme femblë être le plus
grand de tou s , dont la fupériorité ne confifte
quelquefois qu’à être venu après les autres.
La renommée qui ne recueille que le b ruit, peut
& doit ainfi juger. Elle apprécie les ouvrages plus
que les hommes. L ’hiftoire juge les hommes avant
leurs ouvrages , ou du moins jtige réciproquement
les uns par les autres. Elle calcule toutes les cir-
conftances, elle rapproche les temps, elle ifole les
faits, elle fait comparaître les hommes avec leurs
feules aétions , & dénués de ce concours d’applau-,
diflemens ou de cenfures, dont le bruit étouffa
quelquefois la vo ix de la vérité. Elle fait entrer
dans fa balance une foule de confidérations qui
doivent échapper aux décrets de la renommée.
Elle a fur celle-ci un autre avantage, c’eft de
juger les hommes après leur m o r t , & lorfque des
fiècles d’expérience ont fixé invariablement la méfiée
de leur génie. C ’eft alors qu’exempte de partialité
& libre de toutq,paflion, elle peut v o ir ,^
fi l’on peut d ire , à nud le génie des hommes &
connoître le fecret intime de leurs forces. A fon
tribunal difparoiffent tous ces moyens empruntés
dune grandeur précaire , qui foüvent impofèrent
à la multitude ignorante. L à il faut reftituer tous
ces larcins adroits , toutes ces reffources empruntées,
tous cesvols déguifés dont on s’étoit fait
Un patrimoine; il faut bien fouvent y expier les
louanges d’un jour que l’intrigue ufurpa, que mendia
la baffefle, ou que la frivole nouveauté obtint
du délire paflager de certains fiècles.
Mais là aufli fera vengé des injuftices du fort
& des caprices de la renommé e, l’homme vrai-,
nient grand par lui-même & fort de fon g é n ie ,1
dont les conceptions hardies & précoces ont hâté
ja marche de .l’invention & aggrandi fa carrière,
p y reprendra la place qui lui appartient, çet
nomme qui n’eut point de maître & le devint
de tous fes fucçeifeu rs, qui ne reçut aucune
r^gle & ne laiffa que des modèles, dont le coup
d effai eft devenu le défefpoir de fes copiftes, qu’on
nn.ita beaucoup & qu’on n’ a poin t;furpaffè. Si de
pompeux imitateurs , enrichis, (de . fes . dépouilles
• fiers , de leurs rjehefles ? |ïemlpiéjjt infulter à
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fon auftère fimplicité & dédaigner fa mâle rudefle
; fi de nombreux copiftes, à force de fe multiplier
autour de leur modè le , ont pu parvenir
à le faire oublier , l’hiftoire faura les écarter &
rétablir ,1e génie dans tous fes droits.
C ’eft de Brunelefchi que j ’ai voulu parler. J'ai
voulu le replacer à fon rang , à la tète de tous les
arcbite&es modernes.
j Brunelefchi n’eût rien laiffé à faire à fés fuccef-
i fisurs;? fi » à la grandeur & à la force dans la conf-
| triiclion , à l’ordre & à l’harmopie dans la difpo-
fition , il eut joint encore la richefle & l’économie
de la décoration. D u jufte équilibre de ces
divèrfes qualités réfulte , comme je penfe l’avoir
p ro u v é , le beau parfait en a,rchiteéhiré ( Voye%
. B e a u ). C ’eft suffi par l’application de cette me-
fure , qu’on parvient à découvrir aifément le degré
d’eftime que comportent .les monumens & leurs
auteurs. Mais cette mefure, il faut encore qu’une
main impartiale facile la diriger , félon les circonf-
tance soùles hommes fe font trouvés, & les temps
qui les virent naître. O n verra que Brunelefchi ne
doit point être ju g é a vec trop de rigueur dans
: la. paftje. d,e la décoration dont il renouvella le
bon gofit , & dont la perfeftion étoit réfervée
au fiècle qui le fuivir. Semblable au foleil levant
entouré de nuages & de vapeurs que fa chaleur
n’a pu encore diflipe r, le génie de Brunelefchi
s’élevoit & fortoit des nuages de l ’ignorance
gothique.
Pour bien juger de çe que ce grand homme
a fait pour l ’architeéhire, il ne faut jamais perdre
de vue l’époque où il parut.
Le règne de la barbarie établi depuis la mort
de Juftinien par les irruptions des Lombards ,
des Arabes & des Sarrafins, fembloit avoir anéanti
pour toujours les vrais principes des arts & fur-
tout de l’arcniteéhire. La témérité la plus v a in e ,
& le ridicule de la légèreté avoient remplacé la
grandeur & la force dans la conftru&ion ; le détordre
& la confufion difpofoient de l’ordonnance
des édifices, .Je.monftrede la bifarrerie étoit devenu
le génie de la décoration. T ou te s les traces
de la nature étoient effacées ou confondues dans
ces monumens fanraftiques. D éjà cependant Jean
de Pife , Arnolphe fu r -tou t, avoient entrevu qu’ü
pouvoir y avoir des routes plus fimples pour
arriver au vrai beau. Arnolphe fut le premier
q u i , défabufé de la faufle hardieffe & de toutes
]e.s puérilités ^gothiques qui défiguroient l’archi-
teéiure de fon ...temps , éflaya de produire à
moins de frais de bien plus grands effets. Le vafte
plan de l’ègl.ife. de fainte Marie-des-Fleurs, le
iy fteme de . fa çonffruéfion, la trop grande fimplicité
même de fa décoration de vinrent, fi l’on
peut d i r e , lés préludés du bon goût.
On ne fa.uroit,dire cependant fi dans la conception
de ce plan, Àrnojphe n’entreprit pas àu-
deflùs dès forces dé fon fiècle,»au-deflus des Tiennes
Pr0f>jp-Jl femble les avoir moins confultées qu’a