
Battu par le vent et la pluie, s’il n’a pas trouvé le creux
d’un rocher ou le tronc d’un arbre pour se garantir,
il a ramassé des branches, il les a entrelacées, il a
bouché les interstices avec des feuilles ou des gazons
et s’est formé un abri : ce fut là sa première maison.
Se pourvoir d’un gite, d’une arme, d’un outil, furent
donc les premiers actes de l'homme déshérité, le jour où
la justice de Dieu le jeta sur la terre..
Ces meubles primitifs dont on pourrait étendre encore
la liste, sont si nécessaires et si naturels à l’homme, et
leur absence le mettrait si bas, qu’on ne pourrait pas
regarder comme faisant partie de l’espèce humaine les
créatures qui n’y auraient ni songé ni pourvu.
A cet aperçu des besoins du corps, ajoutons un mot
de ceux de l’âme.
Je ne pense pas qu’on ait jamais mis en doute que les
premiers hommes eussent un langage : vivre en société
ou seulement en famille, sans moyen de s’entendre, est
impossible. Ces premiers hommes avaient donc, comme
nous, un mode de communication intellectuelle ou d’échange
des idées par la parole.
Ceci admis, nous en déduirons que cette langue parlée,
si elle n’a pas été précédée par celle des signes, a dû en
être bientôt suivie, ou plutôt que les deux langues ont
été simultanées. Si l’on n’a pas vu de peuple muet, on
n’en a pas trouvé non plus qui ne joignit les gestes aux
paroles et qui ne remplaçât souvent les uns par les autres.
Les gestes et les signes oraux conduisent aux signes
fixes et muets. Remplaçant à la fois le discours et le
geste, ces signes stables suppléent au silence de l’individu
qui, absent, veut communiquer sa pensée à un tiers,
la lui rappeler et la faire survivre à lui-même en matérialisant
ainsi le souvenir. Ceci encore rentre si bien
dans la nature de l’homme, qu’on ne pourrait pas citer un
seul peuple, une seule famille qui n’ait eu ses signes de
convention, ses marques indicatives ou caractères mémo-
ratifs, son écriture enfin , écriture bien imparfaite d’une
langue non moins pauvre ; mais toute chose complexe
a commencé par une chose simple. Dans ces milliers
d’idiômes qui se sont succédé sur la terre, il y en a eu un
premier, avec son premier mot et bientôt son premier
signe, qui ne pouvait rester longtemps seul, car dès
qu’une idée s’est manifestée, l’homme s’est efforcé de la
rendre palpable à l’oeil et à la main. Ce n’est même que
de ce désir de matérialiser la pensée qu’est née non
seulement l’écriture, mais l’amour de l’art. Ajoutons-y
celui de la propriété. Le prix de ce que l’on possède
n’est que celui qu’on y attache : toute possession est la
matérialisation d’un désir ou la conscience d’un droit-
La propriété est donc l’expression et la réalisation de
l’idée •• l’amour de la conservation en est la conséquence.
Acquérir et conserver, tels sont, Messieurs, le principe, le
mobile et le noeud de toutes les associations humaines,
en d’autres termes de la famille et de la société. Ne vous
étonnez donc pas de l’importance que j’attache à ces
signes d’un autre âge. Si cette société venait à se dissoudre,
ou si les hommes frappés par un grand désordre,
comme déjà ils l’ont été, se trouvaient disséminés par
couples rares sur la surface terrestre, c’est encore par
cette même suite de besoins, de dangers, de pensées, de
désirs, de tentatives et d’ébauches, enfin par cette filière
d’armes rustiques, de meubles informes, d’outils grossiers,
d’images grotesques, de signes indescriptibles ou
problématiques, que passerait l’humanité.