
l’originalité ou l’art du poëte ne pouvait donc guère se produire,
soit par l’invention du fond, soit par celle de la forme poétique. Ensuite
ces chanls, nés de l’improvisation du poëte, étant répétés par
d’autres citharistes, le nom du premier inventeur ou chanteur
se perdit dans la foule des reproducteurs postérieurs. Enfin, par
suite de l’influence que les peuples thrâko-keltes exercèrent sur les
peuples d’origine gète (v. p. 38), les citharistes formaient, chez
les Gèles, une corporation presque sacerdotale; et bien que cette
corporation et son caractère sacerdotal se soient effacés de plus
en plus dans le Nord, le nom abstrait du Skald (sonnerie) qu’on
donnait aux poêles Scandinaves, prouve encore qu’anciennement
les poêles formaient un corps (cf. Viropata, la Tuerie d’hommes, v.
§ 177), qu’ils étaient généralement au service d’un prince, et faisaient
partie de ce qu’on appellerait aujourd’hui une chapelle-musique.
La spontanéité et l’originalité du poëte durent s’effacer pour
toutes ces raisons, ët c’est pourquoi les poésies se transmettaient
sans nom d’auteur, comme étant des oeuvres non individuelles.
Cependant, plus tard, chez les Scandinaves, le poëte passait pour
un artiste; mais le nom d’artiste était emprunté au nom du forgeron
(smidr; cf. v. ail. scuop), et rappelait moins4’art sublime que
l’industrie grossière. Chez tous les peuples d’origine gèle, le poëte,
parce qu’il maniait habilement la parole, était aussi considéré
comme un orateur; et c’est comme orateurs, aussi bien qu’à cause
de leur caractère sacerdotal, que les citharistes ou poêles gèles,
comme les brahmanes au service des rois indiens, étaient souvent
employés en qualité d’ambassadeurs (v. Athen., 14, 24). Encore plus
tard la tradition épique des'Goths, des Germains et des Scandinaves
nous montre des héros, tels que Volker, Horand, Verbil,
Svemlin, etc., qui maniaient aussi bien l’instrument de musique
que l’épée, et qui en qualité de musiciens (fidlari) ou de poêles-
orateurs remplissaient les fonctions de messagers et d’ambassadeurs
(cf. les Troubadours messagers, et Petrarcha poëte et ambassadeur).
Comme dans l’enfance des sociétés et chez les peuples
primitifs la poésie est l’organe et le résumé de tous les actes intellectuels,
le poëte passait aussi, aux yeux des peuples gètes, pom'
le représentant de la tradition, et pour l’organe des sciences divines
et humaines.
c) La Tradition.
§ î ï . Idée et caractères de la tradition. —• La tr adi-
lion comprend l’ensemble des résultats de l’expérience, des procédés
pratiques, des règles de conduite, des notions et des idées
scientifiques qu’une génération reçoit de ses pères et qu’elle
transmet à son tour à ses enfants. Si l’homme vivait seulement de
la vie physique, celte vie, par cela même qu’elle s’anéantit complètement
par la mort, ne profilerait nullement à l’espèce; et
comme, dans ce cas, les individus ne seraient jamais plus avancés
les uns que les autres, mais éternellement équivalents les uns aux
autres', comme dans les espèces animales, il n’y aurait pas agrandissement
du fond de la tradition, puisqu’il n’y aurait pas de tradition
du tout, et partant il n’y aurait point possibilité de progrès.
Mais moyennant la raison et l’intelligence qui, par leur caractère
général, appartiennent, non à l'individu, mais à l’espèce, l’homme,
supérieur à l’animal, est mis en rapport intime avec ses semblables,
avec l’humanité; et bien que sa vie physique, sa partie mortelle
périsse dans le temps et dans un lieu, sa vie morale et intellectuelle,
ou sa partie immortelle, se propage à travers les âges et à
travers les espaces. Plus l’individu vit intellectuellement, plus cette
vie profite à l’humanité. Déjà par cela même que l’homme vit en
société, il participe continuellement à une tradition générale et
vivante qui, parlant à ses sens et à toutes ses facultés par toutes les
manifestations de la vie sociale, morale et intellectuelle (v. p. 89),
ainsi que par les jugements, les moeurs, les maximes, et par-la religion
de ses semblables, lui transmet, presque à son insu, le trésor
de l’expérience, de la sagesse et des idées de son époque. Ici cependant
nous devons donner au mot de tradition un sens plus restreint,
comme signifiant le fond de sagesse et de science transmis d'une
génération a 1 autre sous la tonne particulière de l'enseignement et
de la doctrine. Nous distinguerons d'abord les moyens par lesquels
s opère celle tradition, savoir le langage parlé et l’écriture; ensuite
"ous parlerons du fond de la tradition ou de l’objet de l'enseignement;
et enfin nous traiterons de la forme de la tradition ou de la
manière dont l’enseignement et la doctrine se propagent et se
transmettent.