
Le second principe nous intéresse ici plus particulièrement; il
consiste en ce que la différence de signification entre les consonnes
repose, dans l’origine, sur la différence des organes de la
bouche par le concours desquels elles sont prononcées. Ainsi les
labiales (P, V, B), les gutturales (K, CH, G) et les dentales (T, TH, D)
diffèrent, entre elles, par leur signification, parce qu’il y a différence
entre les lèvres, le gosier et les dents, ou entre les organes
qui les produisent. Mais les consonnes homorganiques ou prononcées
par les mêmes organes, soit les labiales, soit les gutturales,
soit les dentales, ont eu originairement, comme homorganiques, la
même signification. Car la différence qui existe entre les consonnes
homorganiques, par exemple entre la dure T, 1 aspirée TH, et la
molle D, est purement eustomique ou euphonique, c’est-à-dire qu elle
repose, non sur la signification, mais sur la prononciation, soit
dure, soit aspirée, soit molle, selon la convenance de la bouche
(eustomie) ou la commodité de l’organe vocal (euphonie). La langue-
souche a dû avoir une prédilection pour l’une ou pour l’autre de ces
consonnes homorganiques. Or, quelle est celle des trois consonnes
qui est la primitive, et dont lestautres homorganiques. ne sont, en
quelque sorte, que les variétés euphoniques ? En comparant, quant aux
consonnes, les mots qui se correspondent dans les langues primitives
de la famille iafétique, on reconnaît que les consonnes dures
(p, t, k) sont antérieures à leurs homorganiques aspirées (f, th, ch),
et à leurs homorganiques molles (b, d, g). Ainsi, la dentale dure t
usitée dans la langue souche s’est maintenue dans le sanscrit tan
(étendu), le grec teinô, le latin lenuis; elle est devenue aspiré«
dans le norrain thunnr, et molle dans l’allemand dünn. La forme
primitive patar (protecteur, père) a maintenu ses consonnes pri-
mitïves dures en sanscrit, en grec, en latin, etc.; mais la labiale
dure s’est changée en aspirée dans l’allemand \ater; et l’anglais
fallu?»’ a changé en aspirées et la labiale et la dentale. La forme
primitive, du mot désignant le pied était patas, du thème pafa (frapper,
fouler, tomber). La labiale dure primitive s’est aspirée dans le
gothique fotus, et la dentale dure primitive s’est changée en une
molle dans le sanscrit pada-s, dans le grec pod-s, et dans le latin
ped-s. La gutturale dure k est plus primitive que les gutturales aspirées
et chuintantes dj, tch, ch, sh, et que les gutturales molles g,f
Le gothique a conservé la consonne dure primitive dans kniu (plie,
brisé, genou, de knika); le sanscrit l’a changée en dj dans dja»»oa.
La consonne initiale dure dans le gothique kenna est plus primitive
que les consonnes correspondantes dans le sanscrit djaw, dans le
slave zrïati, et dans le grec gnoskô. Les consonnes dures primitives
se sont conservées dans le grec kartos (dur, fort); elles se sont
aspirées et amollies dans le sanscrit hrd (coeur), dans le lithuanien
szirdis, dans le grec kardia, dans le latin cordis, dans l’allemand
he»'z, etc.
On doit donc conclure de là que dans la langue-mère ou souche
des idiomes primitifs de la famille iafétique, les consonnes dures
ont été les consonnes primitives, qu’elles ont prédominé par le
nombre, et que dans les langues qui s’en sont séparées et différenciées
(v. p. 47), la plupart des consonnes aspirées et molles
se sont substituées comme variétés euphoniques aux consonnes
dures primitives. Ce fait non-seulement se constate historiquement,
mais s’explique et se justifie aussi philosophiquement. En
effet, la nature de la consonne, comme telle, se manifeste mieux
dans l’explosion de la consonne dure, que dans l’aspiration des aspirées
et dans l’adoucissement des molles. La consonne dure est donc
la consonne par excellence, celle qui, par sa prononciation énergique,
est plus propre que les aspirées et les molles à exprimer
la signification particulière à chaque classe de consonnes. D’ailleurs,
les hommes primitifs, ayant l’organe vocal plutôt fort que
souple, et visant à une prononciation plutôt énergique que douce
et harmonieuse, ont dû préférer, dans l’origine, les consonnes
dures aux aspirées et aux molles : et voilà pourquoi, dans la langue-
mère des idiomes iafêtiques, les consonnes dures ont été prédominantes
par le nombre. Plus tard, lorsque les idiomes de la famille
iafétique se furent détachés de leur langue-souche, les principes
qui présidaient au développement des langues, y devinrent plus
actifs. Or, parmi ces principes, un des plus constants, c’est la
tendance eustomique et euphonique par laquelle les articulations
sont rendues plus faciles ou plus commodes à prononcer; et voilà
pourquoi les-idiomes iafêtiques, à mesure qu’ils se sont développés
et perfectionnés, ont aussi remplacé de plus en plus les consonnes
dures par des consonnes homorganiques aspirées ou
molles.
§ 90. (tnrnrtèrei!i de l’idiome scytlie primitif. —