
considère que les rapports de parenté ont été établis dans ces traditions,
non d’après la réalité, mais sous l’influence de certaines
préoccupations et prédilections, et par suite de certains préjugés
et intérêts nationaux. C’est ainsi, par exemple, que les peuples
anciens aiment à faire passer pour leurs frères les peuples qui sont à
la fois leurs voisins et leurs alliés, bien que ceux-ci appartiennent
quelquefois à une tout autre race. Les traditions exprimant ce
prétendu rapport de parenté n’ont pu se former qu à 1 époque
où les deux peuples étaient voisins et alliés 1 un de 1 autre.
C’est pourquoi, connaissant l’epoque dans l’histoire ou ces peuples
étaient voisins et alliés l’un de l’autre, on peut déterminer l’âge
de ces traditions généalogiques; et réciproquement, sachant lage
de ces traditions, on peut déterminer l’époque à laquelle èes
peuples vivaient dans le voisinage et dans 1 alliance 1 un de 1 autre.
Quelquefois c’est l’orgueil national qui fait établir, contrairement à
la vérité, des rapports de parenté entre deux peuples. C’est ainsi
que les peuples keltiques et germaniques, ayant été vaincus par
les Romains, tenaient à honneur de se faire passer pour les
parents de leurs vainqueurs héroïques, qui^ à leurs yeux, surpassaient
toutes les nations par leur puissance et leur bravoure. Voilà
pourquoi les chroniques du Moyen âge représentent l<?s peuples
keltiques et germaniques soit comme fils des Romains, soit comme
issus des Troyens, les ancêtres des Romains. D’autres fois l’orgueil
national ou la rivalité s’attribue la place d’honneur dans la généalogie,
c’est-à-dire le rang d’aîné dans la famille. C’est ainsi que les
Aïoles rapportèrent une tradition d’après laquelle Hellèn le père
aurait eu trois fils : l’aîné Aïolos, la souche des Aiolés, le puiné Do-
ros, la souche des Dores, et le cadet ou le moins distingué des
trois, nommé Xouihos (p. jEx-outhos l’Éliminé), le père d’Achaïos
et d’ion. Quelquefois la place d’honneur est réservée au plus j e u n e
des frères. C’est ainsi que les Scythes agriculteurs, qui étaient
quelquefois opprimés par les Scythes nomades et guerriers, prirent
en quelque sorte leur revanche, en établissant une tradition d’après
laquelle, parmi les trois fils de Targitavus, le plus jeune Kol'a-skdis,
le père des Scythes agriculteurs, fut favorisé du Ciel de préférence
à ses deux frères aînés Hleipo-skais et Arpo-skaïs, les pères des
Scythes nomades et guerriers1. Dans une autre tradition genëalo-
* Voy. L e s S c y th e s , p. 13, et ci-dessous p. 92,
gique répandue parmi les Scytho-Grecs, la place d’honneur est
aussi assignée au cadet, comme au plus illustre à cause de la pureté
de son sang. 11 est dit dans cette tradition, que Héraklès (scylh.
Targitavus) et Echidna (scyth. Apia) eurent trois fils : l’aîné Aga-
thursos, le père des Thrâko-Scythes ; le puiné Gelonos, le père des
Kelto-Scylhes; et l'é cadet Slcuthès, le père des Scythes pur sang.
Les Germains, du temps de Tacite, avaient aussi une tradition sur
la parenté des différentes nations tudesques entre elles, et qui
semble donner la place d’honneur, ni à l’aîné, ni au cadet, mais
au puiné. Cette tradition porte que Mannus (l’Homme), le fils de
Tiuisko (Descendant du Ciel; le Soleil) et de la Terre (Àvia, Irda),
avait trois fils : 1° Ingvi(le Servant; cf. lat. ancus; gr. angelos; ail.
enkel), le père des tribus comprises sous le nom de lngvivanes
(Compagnons du Servant); 2° Irmin (le Vénérable, le Soleil, sansc.
aryaman), le père des tribus comprises sous le nom de Irmin-
vanes (Compagnons du Vénérable), et 3° Iskvi (Tenant du Frêne;
Fils du Frêne, v. p. 29), le père des tribus comprises sous le nom
de lskvivanes (Compagnons du Fils du Frêne). D’abord il est évident
que Tacite tenait cette tradition d’un Grec; car les noms, tels
que les donne l’auteur de la Germanie, lngoevones, Herminones,
Istævones, Tuisto, sont la transcription latine des formes grecques
Iggaiônes, Herminones, Islaiônes, Touistôn. Ensuite il est très-
probable que la tradition se soit formée chez les Irminones, c’est-
à-dire chez les tribus qui occupaient la zone moyenne de la Germanie,
avec lesquelles, depuis la bataille de Teutoburg, les Romains
étaient en rapport, et qui, par suite de leur position mitoyenne
entre les lskvivanes du Sud et les lngvivanes du Nord, étaient le
mieux en état de fournir des renseignements sur toutes les tribus
de la Germanie. Cette tradition a donc dû se former chez les Irmin_
vanes, à une époque où ces tribus occupaient la zone moyenne
de la Germanie, et ne s’étaient pas encore mêlées avec des tribus
du Nord et des tribus du Sud; ce qui n’a eu lieu qu’au premier
siècle avant notre ère. Si donc la division ternaive de toute la population
germanique, telle que la donne la tradition généalogique,
3 jamais eu quelque base -réelle dans l’histoire et dans la géographie
de la race germaine,'•elle ne peut avoir existé que dans
le siècle indiqué. Elle n’aurait pas pu se former plus lard ; car,
pendant les cinq premiers siècles de notre ère, les tribus et les