
Enfin , c’eft une vérité répétée par Montesquieu
, d’après Florus qu’il cite : les républiques
fini fient par le luxe , les monarchies par la pauvreté.
C ’ efl: donc accélérer ces effets , ôc fe mettre
volontairement dans la fituation forcée oii la né-
ceflité réduit les autres , que d’abandonner le
trafic de fes productions naturelles, pour fe livrer,
au commerce dont ces dangers font inféparables.
Les nations où ce commerce a prévalu, reffem-
blent à des -négocians qui , ayant dés magafîns
inépuifables de marchandifcs' de toute cfpèce, ôc
d’ùn débit afliiré , les auroient abandonnées pour
aller vendre celles de leurs voifins , ôc devenir
leurs commiffionnaires ôc leurs journaliers : ce qui
efl bien mal raifonner , même en politique^, fur-
tout dans les gouvernemens- où l’on veut être
abfolu ; car ôtez la propriété , ôc rien n’arrête
plus les hommes dont on attaque la liberté.
Il fe peut cependant qu’avec ces principes, on
ait tout ce que les arts de vanité peuvent produire
de plus perfectionné, de plus rare ôc de
plus agréable ; mais on n’a plus de provinces,
on n’a que des déferts , on facrifie le réel à l ’i l—
lufîon, on attire fur un état tous les maux qu’i l
puifle éprouver.
Les campagnes réftent incultes., parce que la
Valeur de ce qu’on en obtiendroit au-delà de ce
qui efl néceflaire pour la confommation intérieure,
déjà fort réduite par celle du lu xe, feroit
nulle.
Elles font abandonnées , parce qu’on - ne peut
plus s’y procurer la fubfiflance par le travail,
ôc que d’ailleurs les riches manufactures invitent
à les quitter , en offrant des travaux moins pénibles
ôc plus lucratifs.
Les befoins de l’état augmententfes richeffes
diminuent ; un peuple de propriétaires efl réduit
à la condition du mercenaire, la mifere le dif-
perfe ôc le détruit; une dépopulation afireufe Ôc
la ruine du corps politique en font les fuites.
On vantera tant que l’on voudra le miniftere
de Colb ert, voilà ce qu’il a produit ôc ce qu’il
devoit produire. I l fi^r brillant fans doute, ôc
digne des plus grands éloges ; mais il faut en être
bien ébloui , pour ne p^s. voir que fes règlemens
fur le commerce, dont l’agriculture ne fut point
la bafe, font des règlemens .de deftruCtion. Dans
la vue peut-être de flatter une nation faftueufe ,
ou féduite par un faux éclat, il préféra la gloire
d’être,pour tous les peuples,un modèle de futilité ,
ôc de les furpaffer dans tous les arts d’pftentation ,
à l ’avantage plus folide ôc toujours fur de pourvoir
à leurs befoins naturels , qui ne dépendent
ni des caprices de la mode, ni des fantaifîes du
goût , mais’ 'qui font les mêmes dans tous les'
tems ôc pour tous les hommes.
L a France poflede les denrées de néceflîté, ôc
avec la plus heureufe fituation pour les diftribuer.
Toutes les nations pôuvoient être dans fa dépendance
; il la mit dans celle de toutes. Il prodigua
les richeffes ôc les récompenfes, pour élever Ôc
maintenir des fabriques Ôc des manufactures faf-
tüeufes. Il n’avoit pas les matières premières; il
en provoqua l’importation de toutes fes forces,
ôc prohiba l’exportation de celles du pays. C ’étoit
faire un traité tout à l’avantage des étrangers ;
c’étoit leur dire, je m’impofe l ’obligation de con-
fommer vos denrées , ÔC de ne pouvoir jamais
vous faire confommer les miennes. C ’étoit anéantir
fes richeffes naturelles , la culture ÔC la population
de fes provinces, pour multiplier en même
proportion toutes ces chofes à leur profit.
On conviendra que quand des vainqueurs auroient
diélé ces conditions , elles n’auroient pas
été plus dures à celui qui. les auroit reçues. .
On voit quelles peuvent être les fuites d’un
pareil fyftême , par l’exemple de la Sardaigne ,
fl riche ôc lï floriffantê , ’lorfque Arifthée lui
donna des loix. Les Carthaginois défendirent *
fous peine de mort, aux habitans de cette ifle
de cultiver leurs terres. Jamais elle ne s’eft repeuplée
depuis ; ôc l’on fait que c’ eft par Une
vue d’adminiftration femblable , que les Anglois
dominent en Portugal, ôc que ce royaume femble
ne pofféder que pour eux les tréfors du nouveau
inonde.
Les fruits de cette police en France,-ne montrent
pas moins combien elle peut, être funefte.
Pendant tout le miniftere dé Colbert, le prix des
grains ne cefla de diminuer, jufqu’à çe que , ne
fuffifant plus pour rembôurfer les frais de leur
culture, on finit par en éprouver la difette.
Il fit tout ce qu’il put pour réparer ce mal;
mais il ne fit pas ce qu’il devoit; il perfifta dans
fes principes; des diminutions fur les tailles , des
çncouragemens accordés à la population ôc à l’agriculture
ne réparèrent rien. Qu’auroient fait
les propriétaires des denrées qu’ils auroient re cueillies
? Elles étoient fans débouchés , confé-
quemment fans valeur. Les engager à les cultiver,
c’étoit les engager à devenir plus pauvres de toute
la dépenfe de la culture.
Une faute de cette efpèce ne refte point ifolée ;
il faut que toutes les branches de l ’admiuillration
s’ en reflentent. Je m’abftiendrois de retracer l ’enchaînement
de malheurs qui fuivirent c e lle -c i, fl
je ne croyois pas qu’il efl utile de les connoître
pour les éviter , ôc lî d’ailleurs ils avoient moins
de rapport àvec le fujet que je traite.
Les* richeffes naturelles anéanties , les fujets fe
trouvèrent hors d’état de fupporter les impôts
néceffaires ; le gouvernement fut obligé de recourir
aux créations de rentes ôc d’offices , à la
multiplicité des droits fur les confommatiohs , qui
les diminuent d’autant, aux emprunts , aux trai-
tans , *ÔC à tous ces expédiens deftruéieurs qui
défolent le peuple ôc ruinent les empires.
Colbert IuL- même confomma les revenus par
anticipation ; Ôc les progrès du mal qu’il vit
commencer , s’accélérèrent dans un. tel degré de
vîteffe, qu’en 171.J , trente-deux ans feulement
après fa mort, les principaux revenus de l’état
fe trouvèrent engagés à perpétuité , l’excédant
dépenfe par avance fur plufieurs années, toute
circulation détruite , les maifons de la campagne
en mafures , les befliaux morts , les terres' en
friche , ôc le royaume inondé de toutes fortes
d’exa&eurs qui avoient acquis , fous les titres les
plus bizarres , le droit d’opprimer les peuples
fous tous les prétextes poflibles.
Je l’ai déjà d it, C’eft à regret que je retrace j
ce tableau. Jé ne refufe point à ce miniftre. le
tribut de reconnoiffanee que -lui doivent les arts
ôc les lettres ; mais je puis refufer encore moins
celui que l ’on doit à la vérité , quand de fon
témoignage dépend le bien public. ‘
Sans le trafic de fes vins , ôc quelques manufactures
groflieres que Colbert méprifoit, qui fait
dans quelle fituation , plus déplorable encore, la
France eût été réduite ?
Ce qui prouve que fes établiflèmens de commerce
étoient ruineux , c’eft qu’après' fa mort ,
dès qu’on ceffa de dépenfer pour les foutenir , la
plupart s’écroulèrent ôc ne purent fubfifter.
Sully , qui ne voyoit la gloire de fon maître
que dans le bonheur des peuples , ôc qui fa voit
qu’il ne la trouvoit que l à , connoifloit bien mieux
la fource de ce bonheur ôc des richeffes de la
France, quand il croyoit qu’elle étoit dans l ’étendue
ôc dans la fertilité"de fon fol. L a terre ,
difoit-il, produit tous les tréfors, le néceflaire
ôc le fuperflu ; il ne s’agit que d’en multiplier les
productions, Ôc pour cela il ne faut qu’ en rendre
le commerce f û r ’ôc libre, ce Votre peuple feroit
» bientôt fans argent, ôc par conféquent votre
y> majefté, fi chaque officier en faifoit autant, ■»
écrivoit-il à Henri IV , en parlant d’un magiftrat
ftupide qui avoit défendu le tranfport des bleds.
On fait qu’avec ces maximes, fon économie ,
ôc fur-tout la modération des impôts , il tira le
royaume de l’état de défolation où l’avoient réduit
des- guerres cruelles *ôc fanglantes. Il efl
curieux de lire ,, dans Bolingbrocke , les prodiges
de bien public qu’opéra ce miniftre , plus grand
encore par fon intégrité que par fes lumières,
dans le court efpace de quinze années que dura
fon adminiftration. I l femble que depuis on ait
craint de partager fa gloire en l’imitant.,
C ’eft une prodigieufe , avance pour bien gouverner
, qu’un grand amour du bien public. Ce
fentiment dominoit Sully. Il n’apperçut peut-être
pas toute l’étendue de fes vues ; mais il en eut de
juftes fur le commerce : il comprit qu’il ne produit
véritablement les richeffes , qu’autant qu’on
en poflede les matières. Il pouvoit, en allant plus
lo in , reconnoître que plus elles font de néceflîté ,
plus il eft fûr ôc profitable.
J ’en trouve encore un exemple chez les Anglois
; tandis que l’Efpagne , le Portugal Ôc la
Hollande envahiffoient toutes les mines des Indes
ôc de l’Amérique , par la feule manufacture de
leurs laines,.ils devinrent plus puiffans que tous ;
ôç cç commerce éleva leur marine à une telle fu-
périprité , qu’elle fit échouer toutes les forces de
l’Efpagnp, ôc les rendit les arbitres de l’Europe.
Tout autre trafic eft défavantageux, même
avec fes colonies. Quelques, richeffes que l’on en
tire , elles appauvriront la métropole , fi e lle.
n’eft en état de leur envoyer en échange des
denréeas de fon crû. C ’eft bien pis fi elle manque
pour elle-même de celles de néceflîté. Alors ce
ne fera que pour les nations qui les poffedent,
qu’ellé aura fait venir ces tréfors. V o y e z ce
qu’elles ont produit en Efpagne. Aucune puif-
fance ne poflede des colonies fi riches ; aucune
n’eft fi pauvre.
Tout ceci conduit à une réflexion ; c ’eft que
toute nation qui peut avoir un abondant fuperflu
des matieres .de première néceflîté , ne doit faire
le commerce, Ôc fe procurer les marchandifes
étrangères qui lui manquent, que par l ’échange,'
de celles qui excédent fes befoins. Il ne faut permettre
l’emrée de ces marchandifes dans le pays ,
qu’à condition d’en exporter pour une valeur
lemblable de celles qu’il produit.
V o ilà , peut-être, la vraie mefure du lu x e , ÔC
les feules loix qu’il y ait à faire contre fes excès.
Cette idée vaudroit la peine d’être développée
avec plus d’étendue que je ne le puis ici. Je
dirai feulement, qu’alors la confommation du fu-'
perflu devenant la mefure des progrès d u .lu x e ,
fon plus grand degré poffible feroit la plus grahde,
quantité poffible de ce fuperflu , ôc la culture'
univerfelle de toute la furface de l’état : d’où il
arriveroit qu’au lieu de les détruire , il contri-
bueroit à multiplier les richeffes naturelles , qui
font les feules réelles.
Je dis les richeffes naturelles ; c a r , pour celles
He convention, ce commerce, borné à des retours
en nature, n’en ajouteroit aucune à celles qu’on
auroit : vous n’auriez échangé que des denrées
contre des denrées ; il n’en réfulteroit pas un écu
de plus dans l’état , mais auflï il. n’y en auroit
pas un de moins. Ce qu’on auroit acquis eft bien
d’un autre p r ix ; la terre multiplieroie par-tout
fes tréfors ôc les hommes .; l’agriculture ôc le
commerce, dans un jufte rapport, leur offrant de
tous côtés les moyens de fubfiflance ôc de fe reproduire
; croiffant toujours enfemble en même
raifon ; ne Iaiffant rien d’inculte , rien d’inhabité ;
faifant enfin la grandeur ôc la profpérité de
l ’état par la multitude ôc l’aifance des citoyens,
fur-tout par la pureté des moeurs qui réfulteroit
de l’habitation des campagnes ; car c’e ft-là feulement
qu’ elles foivt innocentes Ôc qu’elles fe maintiennent.
Il s’enfuivroit encore j que l ’argent ne feroit