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qui en ont abufé aux dépens de la puiffànce c i- »v i le , que c’eft rendre les fouverains odieux, en
rejetant fur eux des horreurs dont ils ne font
pas coupables.
L ’intérêt a dit que les préjugés religieux
étoient utiles , même néceffaires aux peuples ; la
ftupidité l’a rép été, ôc on l’a*cru. Si le vol n’ é-
toit point puni par la loi c iv ile, ils ne le répri-
meroient pas plus qu’ils répriment l ’adultère ,
qu’ils condamnent aufïï fortement, ôc qu’ils menacent
des mêmes peines. Il - faut donc d’autres
opinions pour que les républiques foient heureufes
& tranquilles ; c a r , fans doute , elles ne fauroient
l ’être avec des citoyens dnjuftes 8c méchans.
On lit dans VEfprit des loix : ce II ne faut pas
33 beaucoup de probité pour qu’un gouvernement
3? monarchique , ou un gouvernement defpotique,
33 fe maintienne 8c fe foutienne. L à force des
33 loix dans l ’un , le bras du prince toujours
31 levé dans l’autre, règlent ou contiennent tout ;
33 mais dans un état populaire, i l faut un reffort 33 de plus, qui eft la vertu. »
Cette propofition , prife dans un fens ftrict ôc
é t r o it , ne paroîtroit ni jufte , ni favorable au
gouvernement monarchique ; ôc c’eft avec raifon
que M. de Voltaire a remarqué que la vertu eft
d’autant plus néceffaire dans ce .gouvernement,
qu’il y a plus de féduèHon que dans tout autre.
Mais celui qui -a dit ailleurs , « les moeurs
33 du prince contribuent autant à la* liberté que
» les loix ; il peut , comme elles, faire des
33 hommes,des bêtes, ÔC des bêtes, des hommes ;
33 s’i l aime les âmes libres , il aura des fujets ;
33 s’il aime les âmes baffes , il aura des efclavès :
33 veut-il favoir le grand art de régner ? qu’il
» approche de lui l’honneur ôc la vertu ; qu’il
33 appelle le mérite perfonnel ; qu’il gagne les
33 coeurs ; mais qu’il ne captive point l ’efprit. »
Celui , dis-je, qui a fi bien fenti le pouvoir &
l’utilité de la vertu, n’a pas pu pënfer qu’elle
fû t moins néceffaire dans un endroit que dans un
autre : quelle différence y a-t-il entre le glaive
de la loi , 8c celui dont le prince eft armé? L ’un
Sc l’autre menacent, ôc Tobéiffance qui en réfulte eft également l ’effet de la crainte. Si elle produit 3a tranquillité dans les états defpotiques, c ’eft
que les hommes abrutis y ont perdu le fentiment
de leur dignité , & jufqu’à celui de leur çxiftence;
ce fo n t , pour me fervir d’une expreflïon dont on
ne peut augmenter l’énergie , des corps morts
enfevelis les uns auprès des autres ; mais par-tout
ailleurs , la crainte ne produira jamais qu’une
tranquillité incertaine & inquiété j elle eft à l’ame
ce que les chaînes font au corps ; l’un 8c l’autre
tendent fans ceffe à s’en délivrer.
L a loi menaçoit - elle moins après Céfar ,
Tibere , Caïu-s , N é ro n , Domitien ? S i pourtant
les Romains devinrent plus efclaves , ce f i que tous
les coups portèrent fur les tyrans , & aucun fur la
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tyrannie. L ’ empire en fu t- il plus affermi ? Les
progrès de fon affoibliffement fuivirent ceux de
la perte de la vertu. Ce qui rendit Rome incapable
de recevoir la liber té, lorfque Silla la lui
offrit , rendit les Romains incapables de fentir
leur efclavage , ôc les empêcha de défendre ôc
de foutenir l’empire ; toute l’autorité de la loi
n’en put empêcher la perte , comme elle n’avoit
pu empêcher celle de la vertu 8c des moeurs.
L a politique des Grecs ne connoiffoit rien de
fi puiffant que la vertu pour foutenir les républiques.
En vain commandera la loi , & la force
avec elle ; elle n’affurcra point le repos ni la
durée de l’éta t, fi c’ eft la crainte 8c non l’amour
de la juftice qui fait obferver fes ordonnances*
Lorfque les Athéniens fouffrirent que Démétrius
de Phalere ies fît dénombrer, dans un marché
comme des efclaves ; lorfqu’ils combattirent avec
tant de peines 8c fi peu de courage contre Philippe
, ils étoient auffi nombreux que lorfqu’ils.
défendoient feuls la Grece contre le grand monarque
de- l’Afie , & qu’ils firent tant d’autres actions
héroïques ; mais ils étoient moins vertueux
& moins touchés des chofes honnêtes. Une nation
qui fait des loix pour condamner à mort quiconque
propofera d’employer à un autre ufage
l’argent deftiné pour les fpedtaeles , prépare fes
mains aux fers, 8c n’attend que l ’inftant de les
recevoir pour les porter.
Dans tous les tems, 8c dans tous les gouver-
nemens , on a d i t , point de monarque fans noblejfe ,
point de not>leJfe fans monarchies J aimer ois mieux,
dire , point de monarchie fans moeurs y point de-'
moeurs fans un gouvernement vertueux.
Tout eft perdu quand l’or eft le prix de tout ;
quand le créd it, la confidération , l'es dignités 8c
l’ eftime de fes femblables font devenus le lot des
richeffes* Qui eft - ce qui préférera la v ertu, le-
jufte, l’honnête, aux defirs d’en acquérir, puifque-
fans elles on n’eft rien , 8c qu’avec elles on eft
tout ? Quis enim virtutem ampleêlitur ipfam3 proe-
mia fi tollas ? Alors ce n’eft plus le mérite des.
avions qui détermine à les faire ; c’ eft le prix,
qu’ elles vaudront. A Rome , les couronnes triomphales
8c civiques, c’ eft-à-dire, les plus illuftres,.
étoient des feuilles de laurier 8c de chêne ; les.
autres étoient d’or. Quoi donc ! ceux qui obte-
noient les premières n’étoient-ils pas affez recoin-
penfés d’avoir augmenté la gloire de leur patrie *
ou d’en avoir fauvé un citoyen ? Mais, ce n’eft plus
ce qui touche , ÔC ce ne font plus des couronnes,
qu’il faudroit ; ce font des monceaux d’or. Il eft.
fi vrai que quand il refte des moeurs a un peuple,
c’ eft l’honneur feul qui le touche , que les couronnes
de lierre que Caton fit diftriuuer, furent
préférées aux couronnes d’or de fon collègue
c’eft que fi la couronne eft d’o r , elle a perdu fa.
valeur.’
Le luxe exceflïf, en dépravant los moeurs 8c.
<L> Xi lJ À'
multipliant les befoins à l’excès, a produit cette
avidité fi funefte à la vertu 8c à la profpérité des
empires. Comment faristaire à des fuperfluités fi
vaftes , avec une récompenfe honorable ? Les
marques de diftinétion, l’eftime de fei concitoyens
font déprifées ; on veut étonner par fa magnificence
, 8c non pas faire admirer fa vertu : on
veut dépouiller la confidération avec fes habits ,
comme Hérodote difoit que les femmes dépouil-
loient la honte avec la cheraife.
Ce n’eft ni la raifon, ni l’expérience , mais le
déréglement du luxe même , qui a énoncé cette
maxime répétée avec tant de complaifance , qu’un
grand luxe eft néceffaire dans un grand état.
Caton l’ancien foutenoit qu’une cité , oùunpoiffon
fe vendoit plus cher .qu’ un boeuf, ne peut fub-
fifter ; 8c Caton avoit raifon : tous les défordres
naiffent de celui-là, 8c il n’en eft point^ q u i, pris
à p a r t, ne doive caufer la perte des états.
Pour ne parler ici. que de celui de ces défordres
, qui eft le plus analogue au fujet que je
traité , que de maux ne .réfulte-t-il pas de l’excès
des impôts dont on eft obligé d’écrafer les peuples
pour fuffire à l’avidité de ceux qui neconnoiffent
de grandeur 8c de bien que leurs énormes fuperfluités
!
Ces gens faftueux ne favent pas ce que coûte
de gémiffemens la dorure qui les couvre : allez
donc, hommes fomptueufement pervers , orgueilleux
inhumains , allez dans cette chaumière,
v o y e z -y ' votre femblable exténué par la faim,
n’ayant plus la force de défendre la fublîftance
qu’on lui arrache pour en galonner l ’habit de
vos valets : femblable à Saturne , ou plutôt à des
bêtes féroces encore , vous dévorez les enfans de
l ’état. Si toute affeétiort naturelle eft éteinte en
vous , fi vous l ’ofez , fans mourir de douleur,
regardez ces viéHmes innocentes de vos débor-
demens , pendues à un fein que vous avez flétri
par la mifère ; vous les nourriflez de fang, ÔC
vous en faites verfer des larmes à leurs meres :
vous répondrez à la nature de la deftruélion de
tant d’êtres qui ne voient le jour que pour être
immolés à votre meurtrière opulence ; vous lui
répondrez de tous ceux qui n’auront pas été pro-
difits, 8c des poftérités .dont vous aurez caufé la
perte , en defféchant, par le befoin , les fources
de la génération dans ceux par qui elles doivent
être engendrées.
Mon deffein n’eft pas de porter plus loin , pour
le préfent j ces réflexions fur les effets du luxe.
Je n’examinerai pas non plus jufqu’à quel point
il peut être néceffaire ; mais je croirai toujours
que dans tout état bien adininiftré, qui par l’étendue
, la pofîtion & la fertilité de fon fo l,
produit abondamment au-delà de tous les befoins,
fa mefure doit être la confommation du fuperflu;
s’il l’excede, c’ eft alors un torrent que rien ne
peut arrêter. Je développerai plus loin ces idées.
C H A f e j#
Les loix ne réprimeront pas plus le luxe que
les moeurs ; la cenfure put bien les maintenir à
Rome tant qu’il y en e u t, mais elle ne les- y au-
roit pas rétablies, quand la dépravation les eût
détruites. L a vertu ne s’ordonne point ; c ’eft
l’exemple 8c l’eftime qu’on lui accorde qui la font
aimer , ÔC qui invitent à la pratiquer. Si le prince
ne diftingue que le mérite perfonnel, s’il n’ac-
cueille que ceux qui font honnêtes 8c modeftes,
les hommes le deviendront. Sous les Antonins ,
il eût été difficile d’être pervers 8c faftueux ;
il le feroit encore fous un prince de nos jours ,
qui a fait à fi jufte t itre , & par tant de qualités
réunies, l’admiration de l ’Europe, après l ’avoir
étonnée.
Avec de quoi fuffire feulement au néceffaire,
il eft rare de fonger au fuperflu ; le goût de la
dépenfe 8c des voluptés ne vient qu’avec les
moyens d’y fatisfaire : ces moyens ont deux
fources originaires 8c principales ; les richeffès
qui s’acquièrent aux dépens des revenus publics ,
ôc celles que procurent les bénéfices du commerce*
Mais le commerce des fuperfluités , qui feul
produit des gains affez confîdérables pour exciter
le luxe , fuppofe un luxe préexiftant, qui lui a
donné l ’être. Ainfi les gain3 du commerce qui
l ’entretiennent ôc l’accroiffent, ne font que des
moyens fecondaires ôc acceffoires ; la mauvaife
économie des revenus publics en eft la première
caufe, comme elle eft aufli celle qui fournit à fa
fublîftance.
Une adminiftration fage & . bien ré g lé e , qui
ne permettroit aucunes déprédations dans la recette
8c dans la dépenfe de fes revenus, qui ne
laifferoit aucune pvflîbilité à ces fortunes immenfes,
illégitimes 8c fcàndaleufes, qui fe font par leur
maniement , tariroit , fans autre règlement , la
fource ôc les canaux du luxe ; comme il s’augmente
toujours en raifon double , rriple, quadruple
ôc davantage de fes moyens , les profits
du commerce lui deviendroient bientôt infuffifans;
les richefles du fife ne fervant plus à renouveller
celles qu’il diflïpc , il fe confumeroit lui-même ,
8c fîniroit par fe détruire, ou du moins fe modérer
: les grands feuls le foittiendroienr par o f -
tentation ; mais ce feroit, au plus, l ’affaire d’une
génération ; celle qui la fuivroic ne feroit point
en état d’en avoir ; ils ne laiffèroient que des
defeendans ruinés, & peut-être n’y auroit-il pas
grand mal : plus rapprochés des. autres citoyens,
ils en fentiroient mieux la reffemblance qu’ils
ont avec e u x , ôc que les rïcheffes font méconnaître
à leurs poffeueurs. Solon difoit : Que celui
qui a dijfipê fon bien ,. foit roturier.
Il n’y auroit pas à douter de l ’efficacité de'
ces moyens, fur-tout fi on y joignoit l’exemple ,
ôc que tout ce qui eft augufte fût fimplev Dans
les gouvernemens fages , on n’a pas été moins
attentif à réprimer le luxe de la fupçrftition, que