
Mais nous allons voir Hobbes lui-même fe
‘déceler & convenir de ce principe. « Le pre-
» mier des moyens ( d i t - i l dans un autre cha-
» pitre ) par lefquels on peut acquérir domi-
» nation fur une oerfonne, eft lorfque quelqu’un,
» pour le bien de la p a ix , & .pour l ’intérêt de
» la défenfe commune, s’eft mis de bon gré'fous
39 la puiflance d’un certain homme ou d’ une cer-
33 raine affemblée , apres avoir convenu, de quelques
33 a r t ic le s qui doivent être obferves réciproquement. »
I l ajoute, ôc il faut le remarquer : « Cèjt par ce
p> moyen, que les fociétés civiles fe font établies. »
Voilà- donc les droits des peuples reconnus ,
ainfi que les obligations des fouverains envers
eux, par celui même qui les leur refufoit, ôc qui
nioit ces obligations. Les hommes , en mettant
tout ce qu’ ils avoient en commun ,fe.font mis fous
la puiflance de la fo c ié té p o u r la maintenir ôc
en être protégés. L a fociété , en confiant fon
droit à un ou à plufieurs , ne l’a fait qu’à la condition
de remplir à fa décharge les obligations
auxquelles elle eft tenue envers les citoyens. Il
n’ eft donc pas vrai que le fouverain à qui le
peuple a confié le pouvoir de le gouverner , ne
foit plus tenu à rien envers ce même peuple ;
car il lui doit tout ce que la fociété lui devroît
elle-même ; & ce qu’elle lui d ev roît, feroit de
le gouverner félon les conditions énoncées ou
tacites auxquelles chacun a foufcrit en la formant;
mais c’ eft trop difcuter une vérité trop évidente,
pour avoir befoin d’être démontrée.
I l en réfulte q u e , fi d’un côté , comme nous
l ’avons déjà fait voir , les citoyens doivent à
l ’état tout ce qui eft néceflaire pour fa défenfe
& fa confervation ; de l’autre , la fociété ou
le gouvernement qui le repréfente, ne peut rien
exiger au-delà, ni faire aucun autre ufage de ce
qu’ils fourniflent.
On obfervoit à l ’un des plus grands rois que
la France ait jamais eus', que fon pouvoir étoir
borné, ce Je peux tout ce que je v eu x , répondit
» le monarque équitable ôc bienfaifant , parce
» que je ne veux que ce qui. eft jufte, & pour
33 le bien de mes fujets » . Cette réponfe eft
belle, c’eft dommage qu’elle foit. remarquable ; ce
devroit être celle de tout fouverain.
Dans tout état gouverné par ces principes, les
tributs feront modérés, parce que l’utilité publique
en fera la mefure. Dans les autres, ils feront ex-
ceffifs , parce que. les befoins imàginaires que pro-
duifent les pallions & l’illufiôn d’une faufle g lo ire ,
dans ceux qui gouvernent, font infatiables ÔC qu’ils
en feront la règle.
On trouve dans des loix burfales, que les revenus
publics font ceux du prince ôc que fes
dettes font celles de l’état.. On ne fauroit ren-
verfer les principes plus à l’avantage du gou- j
vernement, ÔC plus à la ruine de l’état. Audi I
dans ceux où on le permet de publier ces maximes, 1
diroit-on que ce font deux ennemis , Sc qûe l’intérêt
du premier eft d’anéantir l’autre, comme fi,,
en le détruifant, il ne devoit pas être lui-même
enfeveli fous fes ruines ?
Quand on eft parvenu à cet étonnant oubli de
tout ordre ôc de tout bien public , ce n’eft plus
l’état que l’on fe r t , c ’eft le gouvernement pour
fon argent, & la rapacité met un prix énorme
à tous les fervices ; l’ épuifement des peuples ,
l’aliénation entière de l ’état même ne fuffit pas.
Comme il faut acheter, ôc ce n’eft pas le moins
cher , jufqu’à la baflefle des courtifans , qui
croÿenc effacer la honte de leur aviliflement par
celle de leur opulence , il faut aufli vendre, avec
une partie de l ’autorité, jufqu’au droit d’en tra-,
fiquer , ÔC de négocier de la juftice ; droit monf-
trueux qui foumet la vérité , la raifon & le fa-
v o i r , à l ’erreur, à l’ignorance & à la fortife ;
qui livre la vie , la liberté , l’honneur ôc la fortune
des citoyens, au fanatifme, à la cruauté , à
l’orgueil ÔC à toutes les paffions de quiconque a
le moyen de payer ce droit effrayant, qui fait
à-la-fois l’opprobre ôc la terreur de l’humanité.
Le gouvernement ne confulte que fes befoins ,
toujours avides ôc jamais prévoyant, quand il a
recours à des expédiens lî pernicieux. Le fort
des hommes eft-il de fi peu d’importance, que l’on
puifle donner ainfi au hafard le pouvoir d’en
difpofer ? Les princes qui ont le mieux mérité
du genre humain ne le penfoient pas.
Alexandre Severe n’éleva perfonne à la magif-
trature ÔC aux emplois publics, qu’il ne le f î t
publier auparavant, afin, que chacun put s’y op-
pofer , fi on avoir quelques reproches à faire à
ceux qu’il y deftinpit. Il difoit que celui qui
acheté, doit vendre, & ne fouffrit jamais que les
dignités fuflent le prix de l’argent.
A Rome , dans, les beaux jours de là république
, les ufages étoient encore plus favorables
à la liberté & à la fureté des citoyens. On nom*
moit des juges pour chaque affaire , & même du
.. confentement des parties. Denis d’Halicarnafle
écrit que quand les tribuns jugèrent feuls , ils fe
rendirent odieux. I l falloir , dit Tite - L ive ,
Taflemblée du peuple pour infliger une .peine,
capitale à un citoyen. On ne pouvoit décider
de fa vie que dans les grands états.
On ne voyoit point là de meurtre commis
avec le glaive de la juftice. L ’héritage de l’orphelin
n’ etoit point la récompenfe du déshonneur,
obtenue par la féduéiion du jug e , ôc la juftice
n’étoit point vendue à l’iniquité. L ’hypocrifie ôc
le faux z è le . n’infultoient point au mérite , &
n’outrageoient point la vertu. Enfin , rien ne ref-
fembloit à tout ce qui s’eft pratiqué , dans la
vénalité, contre les citoyens & contre l’état
mêfne ; car fi elle eft funefte aux individus , elle
ne l’eft pas moins au bon ordre ôc à la tranquillité
des républiques»
C ’eft une vérité démontrée par l ’expérience
do tous les tems, que plus l’adminiftration générale
fe divife , plus elle s’affoiblit, ôc moins l ’état
eft bien gouverné. Les intérêts partiels, toujours
oppofés à l’intérêt total, fe multiplient en raiion
du nombre des adminiftrations fubalternes. Plus
le nombre en eft confidérablë, moins il y a de
cohérence dans l ’adminiftration générale , & plus
elle eft pénible. Indépendamment des volontés
individuelles , chaque corps a la fienne , fuivant
laquelle il veut gouverner , que fouvent il s’op-
pofe à celle des autres , ôc prefque toujours à
l ’autorité fuprême ; tous. tentent d’envahir ôc de
prévaloir fur elle. On en a acheté une portion ,
on en difpute les reftes. Alors la puiflance générale
, trop partagée, s’épuife. L ’état eft mal défendu
au dehors, ÔC mal conduit dans l’intérieur:
le défor dre s’introduit, les intérêts fe croifent,
les paffions, les préjugés, l’ambition, le caprice
d’une foule d’adminiftrateurs prennent la place des'
principes, les règles deviennent arbitraires; locales
ôc journalières ; ce qui étoit ^preferit hier ,
eft proferit aujourd’hui. Sous cette multitude
d’autorités qui fe choquent, les peuples ne font
plus gouvernés , mais opprimés ; ils ne faVent
plus ce qu’ils ont à faire , ni l’obéiflance qu’ils
doivent ; les loix tombent dans le mépris , ôc la
liberté civile eft accablée de chaînes.
Ajoutons que plus le magiftrat eft nombreux,
plus il y a de befoins particuliers à fatisfaire, ôc
par conféquent plus de vexations à fupporter
par les peuples.
A Thebes, on repréfentoit les juges avec un
bandeau fur les y eu x , ôc n’ayant point de mains.
Ils n’ont confervé que le bandeau ; ce n’eft pas
pour être ce que lignifie le furplus de cet emblème
, que l ’on acquiert la poffibilité de vendre
c e qui n’eft déjà plus la juftice dès qu’elle eft à
p r ix . Malheur à qui eft obligé d’y avoir recours.
I l valoir mieux fouffrir la léfion de Pinjufte. Ce
n’eft pas affèz de payer fes juges, il faut les corrompre
, fans quoi l ’innocent eft livré au crime
du coupable , ôc le foible à l’oppreffion du puif-
fant. «. I l eft impoffible , écrit le célébré chan-
33 celier de l’Hôpital, à Olivier , d’aflouvir cette
» ardeur d’amafîer qui dévore les tribunaux , ôc
» que nul refpeél humain , nulle crainte des loix
33 ne peut réfréner. On • vous accufe , dit-il en-
33 core dans une autre occafion, en parlant à
33 des juges en préfence du fouverain , de beau-
» coup de violence ; vous menacez les gens de
33 vos jugemens, Ôc plufieurs font feandalifés de 3» la maniéré dont vous faites vos affaires. Il y
» en a entre vous qui fe font faits-commiffaires
33 des vivres pendant les derniers troubles , ôc
» d’autres qui prennent de l’argent pour faire
aa bailler des audiences. 33 Les mémoires ôc les
lettres de ce grand homme , font pleins de fem-
blables reproches qu’ii faifoit aux tribunaux.
Quiconque fert l ’é ta t, doit ea être p a y é , fans
doute ; il faut pourvoir à fon- entretien ôc à fa
fubfiftance ; c’ eft le prix de fon travail. A ve c des
moeurs, celui du mérite Ôc de la vertu n’eft que
J’eftime ôc la confédération publique. Après la
bataille de Salamine , Thémiftocle difoit qu’il
étoit payé de fes travaux ôc des peines qu’il avoit
endurées pour le falut de la Grèce , par l’admiration
que lui témoignoient les peuples aux jeux
olympiques.
D e pareilles récompenfes n’ oberent point l’état;
elles élevent les hommes , l ’argent les avilit. Ce
font les allions honteufes qu’il faudroit p a y e r ,
pour les rendre plus viles encore, s’il étoit permis
de les fouffrir p’our quelque caufe que ce fût.
Mais pour ce qui doit l’être à ceux que l’étac
emploie, les citoyens l ’ont déjà fourni par les
tributs dont ces dépenfes font l’objet en partie.
Pourquoi faut-il qu’ils foient encore obligés d’ acheter
particuliérement leur travail ôc leur faveur
? C ’eft furvendre plufieurs fois une même
chofe , • ôc toujours plus cher l’une que l’ autre*
L ’auteur même du Tefiament politique attribué au
cardinal de Riche lieu, n’a pu s’empêcher d’en
avouer I’injuftice , tout partifan qu’il eft de la
vénalité.
L e bien public n’eft pas ce qui occafionne ces
furcharges. L ’utilité de la fociété ne fauroit être
le défaftre de ceux qui la compofent : c ’eft prefque
toujours ce qui ne produit rien que la mifere
des peuples , qui coûte le plus. Entre toutes les
caufes qui ont cet effet, la fuperftition eft la principale.
Les prêtres de Plutarque ne rendent pas les
dieux bons ni donneurs de bien ; ils le font d’eux-
mêmes. Tout le monde penfe comme Plutarque ,
ôc agit au contraire. Ces amas d’idées incohérentes
que donne ôc reçoit l’efprit humain, eft
une de fes plus étranges contradictions ; rien ne
prouve mieux qu’il n’en connoît aucune, ôc qu’il
n’aura jamais la moindre notion de la chofe donc
il croit être le plus fur.
Sans parler de toutes celles qui s’excluent, i l
faut convenir que nos paffions nous rendent de
terribles magiciens ; dès qu’une fois elles nous
ont fait franchir les bornes de la raifon, rien no
nous coûte, ne nous étonne ôc ne nous arrête
plus. L ’imagination enflammée par l’intérêt ou la
fédusftion , voit Sc fait voir aux autres des v é rités
dans les abfurdités les plus monftrueufes ; ÔC »
comme le remarque T a c ite , les hommes ajoutent
plus de foi à ce qu’ils n’entendent point ; ôc l’efprit
humain fe porte naturellement à croire plus
volontiers les chofes incompréhenfibles. Majorent
fidem homines adkibent iis que non intelligunt : cupi-
dine obfcura creduntur. Hift. 1. I.
C ’eft une impiété envers les d ieux, dit Platon,
que de croire qu’on peut les appaifer par des
facrifices. C ’en eft une encore plus grande, que da
K k ij