
250 C H A
Ces nouveaux ufages difpenfèrent les citoyens
du fervice militaire ; mais ils les affujettirent aux
contributions nécefîaires pour l’entretien de ceux
qui le font pour eux. Leur tranquillité, celle de
l’éta t, ôc la conlervation de leurs biens en dépendent.
Les charges qu’ils^ fupportent pouf cet
objet , procurent donc lé bien général ôc leur
avantage particulier.
Mais les ennemis du dehors ne font pas les
feuls que la fociété ait à craindre; il faut encore
qu’une police exaéle allure fon repos intérieur
& celui de fes membres , enforte qu’ elle ne foit
point troublée par des factions , Ôc qu’ils foient
en sûreté, eux ÔC leurs poffeilions , fous la puif-
fance des loix.
L ’égalité des conditions Ôc des fortunes , qui
prévient les effets également funelles de l ’ambition
des riches ôc du défefpoir des pauvres, étoit
très - favorable à cette tranquillité. Par-tout où
les hommes font heureux ÔC libres , ils font nombreux
ôc tranquilles«. Pourquoi ne le feroient-ils
pas ? On ne veut changer fa condition que quand
d ie ne peut devenir plus pénible. C ’ell donc
moins par des règlemens ôc des punitions , que
par l’équité ôc la douceur du gouvernement, que
l ’on maintiendra la paix dans l’é ta t, ôc la concorde
parmi les citoyens ; c’ell en faifant régner
la jultice, la vertu ôc les moeurs , qu’on en fera la
prôfpérité.
La multiplicité des loix produit la multiplir
cité des infraélions Ôc des coupables. Lycurgue
fit peu de loix , mais il donna des moeurs à fa
patrie , qui la conferverent ôc la rendirent long-
tems puiffante. Et in republica corruptijfima plurima
leges, dit Tacite,
Il ell dangereux fur-tout qu’ il en exifte que les
citoyens croient devoir préférer, qui contrarient
les loix c iv ile s , Ôc qui aient fur eux une plus
grande autorité. Les chrétiens d’Irlande, ceux de
la ligue, ôc tant d’autres les méconnurent ôc perdirent
tous fentimens naturels ôc toute affeéîion
fociale , dès que la fuperflition leur en ordonna
le mépris , ôc que le fanatifine leur commanda de
s’ égorger.
Quand Montefquieu avance, contre Baile , que
y> de véritables chrétiens feroient des citoyens
3» éclairés fur leurs devoirs, ôc qui aùroient un
» très-grand ' zèle pour les remplir ; qu’ils fen-
» tiroient très-bien les droits de la défenfe natu-
» relie ; que plus ils croiroient devoir à la re li-
» g io n , plus ils penferoient devoir à la pa-
x> tr ie , » Montefquieu dit des chofes vraies,
quoiqu’elles paroiffent difficiles à concilier avec
les idées de quelques peres de l ’églife. Tertulien
voulant juftifier les chrétiens des vues ambitieufes
qu’on leur imputoit, ôc dont il,eût été plus rai-
fonnable de les foupçonner fous Conftantin , s’exprime
ainfi : cc Nous ne pouvons pas combattre
» pour défendre nos biens, parce qu’en recevant
c H A
» le baptême nous avons renoncé au monde & à
» tout ce qui ell du monde ; ni pour acquérir
» les honneurs, croyant qu’il n’y a rien qui nous
» convienne moins que les emplois publics ; ni *
» pour fauver nos v ie s , car nous en regardons la
» perte comme un bonheur. ». Nobis omnis glori& 9
6* dignitatis ardore frigentibus 3 &c. ( Tert. ap. ).
Cette doélrine n’ell certainement pas propre à
faire des défènfeurs de là patrie ; mais c’ell celle
de Tertulien , qu’il fera toujours poffible de ramener
à un fentiment plus conforme à l’intérêt
public, par la diftinâion qu’on a faite tant de
fois , dès préceptes ôc des confeils , des ordres pour
l’établiflèment du chrillianifme , d’avec le chrif*
tianifme même.
O r , par ces diftinélions, tout fe réduit à la
morale de l’évangile : ôc qu’elt-elle autre chofe
que la morale univerfelie gravée dans tous les
coeurs par la nature, ôc reconnue dans tous les
hommes. par la raifon ?
Celui qui aura les vertus fociales, fans être
d’aucune feéle , fera un homme julle ÔC raifon-
nable , pénétré des devoirs que la nature ôc fou
état de citoyen lui impofent, fidèle à les remplir ,
ôc à rendre tout ce qu’il doit à l’humanité ôc à la
fociété dont il fait partie.
Mais ne faites aucune diftinélion des tems»
ÔC confondez les confeils avec les préceptes , ôc
le même homme ne fera plus qu’un étranger exilé
fur la terre , où rien ne peut l’attacher. Enivré
des félicités éternelles, il n’a garde de s’occuper
de ce qui les lui feroit perdre. Le meilleur citoyen
fera partagé entre cet intérêt qui le dominera 9
ôc celui de fa patrie. C ’eft beaucoup encore s’il
les balance ; lequel préférera-1-il ? Pour contribuer
au maintien Ôc au repos de là fociété civile 9
dont il ell le membre , .pour remplir fes enga-
gemens envers elle ôc fes femblables , facrifiera-»
t-il le bonheur infini qui l ’attend dans la patrie
célelle, ôcrifquera-r-il en le perdant,de s’expofer
à des malheurs auffi longs ? Pour obtenir l ’un ôc
éviter l ’autre , il abjurera , dans fon enthoil-
fiafme, toutes vertus humaines ôc fociales.
« Cette attente des biens ineffables d’une autre
», v ie , dit un philofophe, doit déprimer la v a -
» leur ôc ralentir la pourfuite des chofes pafia-
» gérés de celle-ci. Une créature poffédée d’un
» intérêt fi particulier ôc fi grand , pourroit
» compter le relie pour ri d’n , ôc toute occupée
» de fon falut éternel , traiter , quelquefois,
» ’ comme des diftraélions méprifables ôc des afi»
» feélions v ile s , terreftres Ôc momentanées, les
» douceurs de l ’amitié, les loix du fang ôc les
» devoirs de l ’humanité. Une imagination frap-
» pée de la fo r te , décriera peut-être les avan-
y> tages temporels dé la bonté, ÔC les récompenfes
» naturelles de la vertu ; élevera jufqu’aux nues
» la félicité des méchans, ôç déclarera} dans les
c H A c H A
» accès d’un zèle inconfidéré, que fans lattente
» des biens futurs y & fans la crainte des peines
y» éternelles , elle renonccroit a la probité, pour fe
» livrer entièrement a la débauche 3 au crime & a.
» la dépravation-; ce qui montre que rien ne fe-
» roit plus fatal à la vertu qu’une croyance in-
» certaine ôc vague des récompenfes ôc des cha-
» timens à venir.» ( EJfai fur le mérite & la. vertu ) :
on peut ajouter qu’elle ne l’ell pas moins à la
tranquillité ÔC à. la confervation des empires.
Elle doit réduire les plus gens de bien à la cruelle
alternative d’être irreligieux ou dénaturés , ôc.
mauvais citoyens.
Mais qu’on ne dife pas que la religion exige
cet abandon total ôc funefte des devoirs humains.
Si on lit : Et omnis qui reliquerit dontinum , vel
fratres, aut patrem 3 aut matrem, aut filios 3 aut
agros y propter nomen meum 3 centuplum accipiet &
vitam Atertiam pojfidebitt ( Matth. ch. x ix 3 v. zp ,
& Luc, ch. xiv ). Si quis venit ad me & non odit
patrem fuum, & matrem 3 & uxorem , & filios , &
fratres, '& forores , adhuc autem & animam fuam ,
& venit pofi me » non potefi meus effe difcipulus,.
I l eft confiant que ces paroles s’adreffent principalement
à ceux que J .C - appelloit à l ’apoftolat,
qui exige en effet tous ces facrifices.
Prétendre y affujettir indiftinélement tout le
monde , c’ eft transformer la fociété en un mo-
naftère ; ÔC l’on eft alors en droit de demander .
qui eft-ce qui retiendra les hommes 3 quelle auto- ;
rité les empêchera d’être dénaturés ôc indifférens ■
à foute liaifon fociale, ôc que deviendra la république
, fi , pour fe rendre plus digne encore
des récompenfes qui font promifes, on v it éloigné
du commerce légitime des femmes , ôc f i , pour
accélérer fa ruine par une plus prompte deftruc-
tion de l’efpèce, les jeûnes ôc les macérations
fe joignent aux infractions de toutes les loix
naturelles ôc civiles ?
L a fociété ne peut fubfîfter fans l’union des
forces de tous ceux qui la compofent ; que deviendra
- t - elle fi , comme il feroit preferit ,
ôc comme l’exigeroit l’importance de la chofe ,
ils étoient uniquement occupés du foin de leur
falut ; s’ ils vivoient ainfi qu’ils lé devroient,
félon Tertulien- , dans l’abnégation de tout intérêt
public, dans la contemplation ôc l’oifiveté ,
ôc refufant tout travail qui feul produit les ri-
cheffes ôc la puiffance. du corps politique ?
Les anciens ne déifioient que les hommes qui
avoient rendu dés fervices fignalés à la patrie ;
par-là ils invitoient les autres à lui être utiles.
Quand donc pour foumettre les peuples à des
opinions deftruélives , le magiftrat emploie la
force , dont il n’eft dépofitaire que pour én
faire ufage à leur profit, c’eft un homme qui prête
fon épée à un autre pour le tuer , ou qui s’en
ferc pour s’affaffiner lui-même.
Salus populi fuprema lex efio• Les gouyernemenS
2 J I
les plus fiables ôc les plus heureux ont été ceux
où rien n’a prévalu fur cette maxime , où la loi
civile a été la feule règle des aélions des hommes ,
où tous y ont été fournis , ôc n’ont été fournis
qu’à cela. L e véritable intérêt du gouvernement
Ôc de la c ité , eft que tout citoyen faffe le bien ,
ôc qu’il foit julle envers les autres ôc lui-même ?
Les citoyens fe font garantis réciproquement leur
confervation temporelle ÔC c ivile ; voilà ce qu’i l
importe à tous que chacun remplifle.
Denis, le fléau de la S ic ile , fait mourir un
Marcias qui avoit rêvé qu’il l’affaffineroit. Je
le conçois , Denis étoit un tyran ; mais qu’a -
voient rêvé ces Vaudois , de qui le feigneur da
Langey marquoit à François Ier : « Ce font
» des gens qui depuis trois cents ans ont défriché
» des terres, ôc en jouiflent au moyen d’ une rente
» qu’il font aux propriétaires, ôc q u i, par un
» travail affidu , les ont rendues fertiles ; qui font
» laborieux ôc fobres ; q u i, au lieu d’employer
» leur argent à plaider, l’emploient au foulage-
» ment des pauvres ; qui paient régulièrement
» la taille au roi , ôc les droits à leurs feigneurs ;
» dont les fréquentes prières ôc les moeurs inno-
» centes témoignent qu’ils craignent Dieu ? »
Qu’avoient fa i t , dis-je , ces citoyens vertueux,*
fidèles ôc laborieux , pour être maflacrés ayec
des cruautés qu’on ne peut lire , dans le P. de
Thou , fans être failLd’horreur ôc de compaffion ?
Et le fouverain qui eut le malheur d’y fouferire 9
qu’étoit-il ? Hélas ! un homme rempli, d’ailleurs ,
des qualités les plus eftimables, mais indignement
trompé par la fuperftition, ôc aveuglé par le fa-
natifme.
Une chofe qui mérite d’être remarquée , Sc
que je ne crois pas l’avoir encore été , c ’ell
que, dans l’impoffibilîté de nier enfuite l ’atrocité
de ces crimes , ceux qui en font les auteurs, ofent
y ajouter celui d’en accufer la politique des
princes. C ’eft par elle , difent-ils , que des millions
d’hommes ont été exterminés ; c’eft à tort
qu’on l’impute à l’abus qu’ont fait de la religion ,
ceux qui ont commis tous ces excès. Un de ces
apologiftes du crime, q u i, pour applaudir aux dé-
teftables fureurs dedeurs femblables, tremperoient,
fans remords, leur plume dans le fang humain qu’ils
ont fait couler , n’a pas craint d’outrager en même
tems la nature ôc les fouverains , en foutenant cette
coupable affertion dans un ouvrage qui excite
l’indignation , ôc qui auroit certainement attiré
fur l’auteur la vengeance publique , fi cet auteur
n’avoit prudemment quitté un pays dont i l n’au-
roit pas dépendu de lui que le fol ne fût encore
jonché des cadavres de fes habitans. Voye% CapoU
logie de la S. Barthelemi 9par l'abbé de Caveyrac.
Sans doute la vraie religion condamne ces
meurtres abominables ; mais comme ce n’eft pas
de celle-là dont il s’a g i t ,c ’ell une fourberie d’au-,
tant plus criminelle de vouloir en difculper ceux
n i